Il y a des hommes qui naissent la mort dans l'âme et meurent sans sursis. De ce monde ils n'auront connu ni l'enfance, ni l'adolescence, ni la jeunesse. Ils n'en auront vécu que l'âge de raison, de la raison historique, économique, scientifique, idéologique... de la raison contemporaine. Physiologiquement, ils sont comme vous et moi. Une nourriture suffisante en aurait fait des hommes d'un mètre soixante-dix et soixante-quinze kilos. Une instruction adéquate en ferait des bacheliers, des ingénieurs ou quelque chose de ce genre. Une éducation convenable en ferait d'honnêtes citoyens du vingt-et-unième siècle. Un environnement humain en ferait des humains. Bref, pas plus que d'autres, ils n'étaient inaptes au bonheur. Simplement, ils sont nés dans des fers. Des fers aux chevilles, des fers au front, des fers à l'horizon. Ils sont nés ployés sous le poids trop sanglant d'un passé trop lourd. Ils se traînent en bégayant à travers un présent d'indifférence ou d'hostilité vers un avenir sans promesse. Ils sont la résignation des hommes.
Cette espèce curieuse, on l'appelait les Vietnamiens. Elle est apparue quelque part sur terre dans la seconde moitié du vingtième siècle. Parfois on s'en souvient en consultant de vieilles archives. Je viens d'en voir une dans le dossier du Monde No 179 [L'ampleur du désastre]. Voici ce qu'on en savait en juin 1976 : "Il faudra au moins 442 millions de dollars pour aider le Vietnam à restaurer son système de transport et à relancer son agriculture, faute de quoi le pays ravagé par la guerre connaîtra une profonde détresse pendant les prochaines années." Le document évoquait aussi des souvenirs poussiéreux. On y parlait de vieilles croyances sans fondement comme le colonialisme, l'impérialisme, le communisme, de quelque chose comme 15 millions de tonnes de bombes, 720 Hiroshima, dix millions de morts, des barrages, des digues éventrées... bref, des abstractions. Et il concluait "devant l'ampleur du désastre, il est évident que l'oeuvre de reconstruction nationale dépasse de loin les possibilités humaines et matérielles du peuple vietnamien."
Tout le monde ne connaît pas la suite et, le monde ayant changé, plus personne n'en parle, plus personne ne s'en souvient. La voici néanmoins, à titre de curiosité : par Pol Pot interposé la Chine a essayé de mettre les Vietnamiens au pas ; les Vietnamiens ont envahi le Cambodge souverain, chassé Pol Pot ; la Chine s'est entendue avec les Etats-Unis pour leur donner une leçon et restaurer Pol Pot ; la France, avec quelques autres, s'est rangée sous la bannière étoilée pour étrangler le moribond...
Ce qui devait arriver arriva. Un tour de vis ici provoque un tour de géhenne là-bas. Un tour de géhenne là-bas relance un tour de vis ici. Et des millions de personnes s'en allèrent dériver au gré des typhons. Et les consciences du siècle prirent sagement leurs distances. Et les louveteaux hurlèrent en choeur avec les loups. Dans l'indifférence générale de la jeunesse. L'espèce naquit de plus en plus chétive, de moins en moins libre, de plus en plus affamée. Il se peut qu'elle soit en voie de disparition : elle n'apparaît dans aucun programme de protection de la nature.
Ce sont des histoires lointaines des temps d'avant la paix, d'avant la civilisation, d'avant les hommes. Aujourd'hui on est plus sage, moins idéologique, plus scientifique. On connaît le bonheur de vivre. On admet la nature divine du Marché. Aussi, aujourd'hui, on se distrait de manière plus civilisée. On organise des concerts de bienfaisance. On commémore de Gaulle. On s'amuse chaque semaine à enterrer Marx, Sartre et quelques autres de moindre envergure. Aujourd'hui, c'est 1990, à Paris, en automne. De Gaulle et Sartre avaient pourtant la même opinion sur les Français. L'un les prenait pour des veaux, l'autre pour des grenouilles en quête de monarque. L'un voulait s'appuyer sur des veaux pour bâtir la grandeur de la France, de Lui. L'autre voulait réveiller des consciences et devenir "un homme fait de tous les hommes, qui les vaut tous et que vaut n'importe qui". L'un vivra éternellement dans les manuels d'histoire et les cérémonies. L'autre s'est déjà dissous dans la vie, les actes, les pensées des hommes. Il mourra peut-être avec l'humanité. L'humanité ne se fera certainement pas sans lui. Car ce fut un homme libre. Il n'avait pas de certitude. Mais il avait des racines : le sanglant passé de tous et l'avenir de chacun, l'esclavage de tous et la liberté de chacun.
C'est 1990 et c'est l'automne. Autrefois, à Paris, il y avait la Tour Eiffel, Le Louvre, La Bourse, et Jean Paul Sartre. Aujourd'hui, il reste une géniale carcasse de métal et un amas grandiose d'âmes mortes mijotant dans une soupe au consensus mou. Paris, cet automne, se vit comme un manque.