QUAND LA DIALECTIQUE CASSERA LES BRIQUES
Si on désigne par philosophie le questionnement de l'Homme, de son être-conscient dans ses relations avec lui-même, les autres et le monde, les Vietnamiens n'ont pas de traditions philosophiques. Il n'y a pas lieu de s'en étonner. C'est un privilège de peu de civilisations. Les grandes civilisations humaines du passé se sont développées dans le cadre de grandes religions. Il existe au moins quatre exceptions majeures à ce fait : les civilisations chinoise, grecque, romaine et les civilisations occidentales issues de la Renaissance en Europe. Le Confucianisme n'est pas, dans le sens ci-dessus, une philosophie. C'est un système de pensée politique et social fondée sur une morale, dont la préoccupation essentielle n'est nullement de comprendre l'Homme mais de régir un certain ordre social conforme à un ordre cosmologique donné pour naturel. La civilisation romaine poursuit pratiquement le même objectif, la référence à un ordre naturel en moins. Elle avait hérité de la tradition politique des Grecs le sens de la chose publique et la notion de citoyen. Elle n'a pas hérité de leurs traditions philosophiques. C'est si vrai que l'Europe de la Renaissance, s'arrachant du Moyen-Âge chrétien, allait chercher son inspiration philosophique chez les grands penseurs grecs.
L'Histoire du Vietnam n'est guère favorable à l'émergence d'une tradition philosophique : dix siècles de domination chinoise, huit siècles de régime confucéen, dont deux siècles de guerres féodales acharnées, un siècle de colonialisme, un demi-siècle de guerre en partie patriotique, en partie idéologique, ont donné naissance au Vietnam d'aujourd'hui. Certes, l'inquiétude philosophique est, comme le bon sens, la chose du monde la mieux partagée. Mais dans le cadre de la société vietnamienne traditionnelle, elle trouvait un exutoire dans la religion (bouddhiste) ou dans l'art d'inspiration bouddhiste ou taoïste. Elle ne se posait pas comme objet de connaissance. Au contact de la culture française, les Vietnamiens ont acquis dans ce domaine des connaissances. Elles étaient sans doute trop sommaires, trop disparates pour inspirer une créativité originale.
Ne pas avoir de traditions philosophiques, en soi, n'est pas dramatique. Ce peut même être un 'bien' dans des périodes de stabilité sociale. Cela évite de disperser son énergie dans des questions abstraites que d'aucuns qualifient d'inutilement spéculatives. Dans ces périodes, une approche pragmatique des questions humaines peut suffire et se révéler payante. Il n'en va pas de même dans les périodes de crises de civilisation. L'approche pragmatique est alors généralement impuissante et, souvent, la crise enfonce les hommes dans la résignation fataliste ou le fanatisme religieux. On dit souvent des Vietnamiens, parfois sous forme de compliments, qu'ils n'ont pas le goût des spéculations abstraites, qu'ils sont plus pragmatiques que théoriciens. En cela, ils ne devraient guère avoir de prédispositions au fanatisme religieux. Il est alors remarquable que dans l'Histoire pluri-millénaires du pays, les seuls accès de fanatisme religieux connus datent tous de la même période, celle de l'effondrement de la culture confucéenne au contact brutal de l'Occident, avec la naissance des religions Cao Dai, Hoa Hao, avec le militantisme guerrier des chrétiens et le communisme. Car il n'est pas douteux que la vulgate marxiste, avec son messianisme égalitaire, ait été accueillie et vécue au Vietnam comme une religion.
Le Vietnam est un carrefour de civilisations. C'est aussi leur sanglant dépotoir. Les contradictions fondamentales de ce siècle, Est-Ouest, Nord-Sud, Orient-Occident, s'y sont développées jusqu'au paroxysme, à travers une guerre de près d'un demi-siècle, balayant tous les systèmes de valeurs connues, laissant les hommes décharnés, désemparés, pantelants. Une humanité en jachère. Nulle part ailleurs n'existent, à ce point, les déchirures, les doutes, l'indifférence, le cynisme. Cette malédiction est peut-être une chance, l'occasion de devenir enfin les maîtres de notre propre pensée en posant par nous-mêmes, à partir de notre vécu historique, le problème du penser.
Les Vietnamiens, jusqu'à présent, se sont révélés de brillants élèves dans l'acquisition des connaissances et de piètres apprentis dans le questionnement du connaître. Ils n'éprouvent pas plus de difficultés que d'autres, dans des conditions normales, à assimiler les domaines du savoir qui relèvent de la logique formelle : sciences exactes, application des méthodes et techniques issues de ces sciences dans l'investigation, le traitement statistique des faits et des événements historiques, sociologiques, économiques... le réarrangement 'logique' pour la 'cohérence' de l'exposé des faits et des événements du passé... Par contre, pour ce qui est de la créativité théorique, et tout particulièrement dans le domaine des relations humaines, des lettres et des arts, il est difficile de trouver des auteurs qui sache faire mieux que ressasser les lieux communs des idéologies contemporaines. C'est pourquoi, il convient de saluer les efforts quasi désespérés du philosophe Trân Duc Thao.
A soixante-quinze ans, Trân Duc Thao continue seul une recherche entamée il y a cinquante ans, dans le plus pur esprit du libre penseur. Nous savons qu'il avait commencé à questionner l'Homme à travers la phénoménologie de Husserl et qu'il s'était, en définitive, rallié au matérialisme dialectique, au marxisme, s'éloignant ainsi du groupe de Sartre et de Merleau Ponty[1]. Depuis, revenu au Vietnam en 1952, coupé du monde, dans un isolement et des difficultés extrêmes, il a continué ses recherches, traquant l'origine de la conscience, du langage, des valeurs humanistes, dans la préhistoire de l'humanité, et même au-delà, cherchant à cerner, à comprendre leur résurgence dans la préhistoire des individus, dans ce processus encore obscur qui, d'un nourrisson, fait un homme, dans son individualité, dans sa socialité, dans ses valeurs. Tentatives périlleuses en ces temps d'effondrement des idéologies, de crise des valeurs, d'impuissance et de cynisme généralisés. Tentatives admirables aussi, car ce qui frappe dans sa démarche, c'est d'une part sa capacité de se dépasser, et d'autre part, une saine curiosité.
Le moins qu'on puisse dire en lisant La formation de l'homme. Introduction à l'origine de la société, du langage et de la conscience est que l'auteur n'est guère complaisant vis-à-vis de ses réflexions passées. Voici ce qu'il en dit :
"Bref l'interprétation du marxisme dans les conditions du culte de la personnalité amenait l'enlisement de Phénoménologie et Matérialisme dialectique dans l'impasse d'une juxtaposition en réalité métaphysique du contenu phénoménologique au contenu matériel, ce qui ouvrait la voie à un retour à un dualisme plus ou moins idéaliste.
Par la suite, pour éviter un tel danger dans mes recherches des années 1960-1970, je n'ai pu que m'efforcer de diminuer la part du phénoménologique, sans surmonter pour autant la juxtaposition en question[2]."
Et, après une tentative de recours à la psychanalyse : "Il m'a bien fallu reconnaître peu de temps après avoir écrit les Recherches sur l'origine du langage et de la conscience (1973) que cette voie n'apportait aucun progrès pour le problème de la formation de la phrase[3]."
C'est donc vers la fin des années quatre-vingts qu'avec une opiniâtreté peu ordinaire l'auteur repose, dans une perpective dialectique nouvelle, la question centrale de son premier ouvrage, Phénoménologie et Matérialisme dialectique, celle des rapports entre la conscience vécue et l'activité matérielle des hommes, intégrant au passage des concepts relativement récents, comme celui de système dont il propose une définition dialectique.
Trois aspects dans l'exposé peuvent indisposer le lecteur. Le premier réside dans des hypothèses, naturellement invérifiables, sur la vie de nos lointains ancêtres. Elles ne sont pourtant pas plus scandaleuses que celles du Big Bang, la théorie de Darwin, les recherches actuelles sur la genèse d'homo sapiens sapiens ! C'est que nous admettons mal la recherche (c'est-à-dire la liberté) dans ce domaine tabou qu'est la philosophie. Le second est l'impression de multiples redites. Elle est en partie trompeuse. C'est le propre d'une pensée qui se cherche. Elle s'examine en examinant son objet sous des angles variés, enrichissant, approfondissant, affinant peu à peu ses concepts. La troisième est l'impression du "déjà vu", à cause du caractère un peu désuet du vocabulaire et des formes d'expression :
"L'activité matérielle des hommes consiste essentiellement dans leur procès matériel de travail, qui s'accomplit dans un ensemble de relations matérielles entre les travailleurs comme formes objectives de leur coopération déterminée par les conditions objectives de leur travail. Cette activité matérielle, s'exerçant dans ces relations matérielles, pose constamment son résultat présent à titre de signification adressée à tout le collectif des travailleurs, de sorte qu'elle se présente comme un langage de la vie réelle. L'ensemble formé par l'activité matérielle des hommes, leurs relations matérielles et le langage de la vie réelle constituent le comportement matériel des hommes, dont leur conscience apparaît comme l'émanation directe." (souligné par moi)
On a plus ou moins l'impression de lire un texte du 19ième siècle, de Marx ou d'Engels, agrémenté de langue de bois. Dans notre perception actuelle, une activité est d'une part nécessairement humaine (personne, philosophiquement parlant, ne qualifierait le mouvement d'une voiture d'activité), et d'autre part, toute activité porte nécessairement sur un objet matériel (sauf, naturellement, le penser qui 'manipule' des concepts). Chez Marx, pareille manière de s'exprimer se comprend facilement par la nécessité de se démarquer des spéculations idéalistes sur les idées pures, les concepts désincarnés. De nos jours, paradoxalement, c'est aussi la forme d'expression qui convient le mieux à notre conscience telle qu'elle s'exprime dans le langage quotidien ! Le langage courant est devenu matérialiste au point qu'on peut parler sans frémir d'activité ferroviaire sans même se poser la question de savoir si l'on indique par là le mouvement des trains ou l'action des hommes pilotant des instruments, ou, dans un flou abominable, les deux confondus !
Supprimons les mots "matériel" et "objective" de ce texte. Nous trouverons un discours que ne renierait pas un philosophe idéaliste, à ceci près que la dernière proposition "dont leur conscience apparaît comme l'émanation directe" deviendrait inadmissible. Elle devrait être complètement retournée en quelque chose du genre : expression de leur conscience. Sommes-nous retombés dans le mécanisme ? Le mot "émanation" nous encourage fortement à le croire. Néanmoins, il n'en est rien. Ce langage alambiqué (pour nos habitudes) masque une idée neuve (vis-à-vis des textes passés de l'auteur) qui sera d'ailleurs largement explicitée dans l'ouvrage : l'unité dialectique du corps et de l'esprit, de l'être et de la conscience, à travers l'action, à travers la médiation des autres, prémisses indispensables à l'émergence de la conscience de soi et à la naissance du langage. En d'autres termes, la conscience est immédiatement et en même temps conscience de soi pour et par les autres, à travers un langage, ne serait-ce que celui de la vie réelle, et l'homme émerge comme individu en tant qu'être social, à la fois signifiant et signifié. Il y a bien d'autres idées percutantes dans ce texte. Je ne cite que cet exemple comme une illustration d'une espèce de crise du vocabulaire philosophique. Là où il y a crise du vocabulaire, il y a crise des concepts, crise du langage, crise de la culture. La solution ne sera certes pas dans l'invention à tire-larigot d'un vocabulaire nouveau qui n'aura pas d'autre mérite que celui de la nouveauté ! Elle ne peut venir que de l'approfondissement des concepts. On pourrait faire le même genre de remarques sur l'usage des mots "image" "reflet" "engendrer" "dupliquer"... qui réveillent en nous les malheureux souvenirs des interprétations mécanistes de la pensée de Marx, interprétations qui, de toute évidence, n'ont plus rien à voir avec la pensée actuelle de l'auteur.
La lecture de Trân Duc Thao nécessite un réel effort de compréhension. Mais pas plus qu'il n'y a de voie royale à la science, il n'y a de voie facile à la philosophie. Par contre, le lecteur qui consent cet effort sera récompensé par une foule de ... questions ! A propos de la conscience humaine, de son individualité, de sa socialité, de son langage, du sens de son activité économique, de son action politique, des fondements de ses valeurs, de sa liberté...
Et si par hasard il aime la prose de Nguyên Huy Thiêp, il pourra aussi aimer celle du philosophe :
"Le devenir universel fonde la dialectique réelle du sens qui fait de l'individualité biologique une personne humaine, un soi irremplaçable par son intentionnalité égale à soi-même, en même temps qu'il s'identifie au nous, grâce à quoi il se pose comme un moi, égal à toi et à lui[4]."
"La jouissance de l'oeuvre d'art, comme conscience de la conscience de soi, consiste ainsi en une union spirituelle où chacun est reconnu par les autres dans le mouvement même par lequel il les reconnaît, de sorte que chacun dans sa pleine liberté comme conscience personnelle de soi consciente d'elle-même comme telle, autrement dit une conscience personnelle de soi étant pour soi, s'identifie avec les autres dans un seul et même nous comme une conscience générale de soi consciente d'elle-même[5]..."
Enfin, si jamais un jour la dialectique arrive à casser des briques, il est certain que ce sera quelques unes de celles qui forment les soubassements actuels de notre intelligence, de notre humanité.
Mai 1992
[1] Phénoménologie et matérialisme dialectique
[2] La formation de l'homme. Introduction à l'origine de la société, du langage et de la conscience. Edité par l'auteur.
[3] La formation de l'homme. Introduction à l'origine de la société, du langage et de la conscience. Edité par l'auteur.
[4] La formation de l'homme. Introduction à l'origine de la société, du langage et de la conscience. Edité par l'auteur.
[5] La formation de l'homme. Introduction à l'origine de la société, du langage et de la conscience. Edité par l'auteur.