Il y a deux cents ans et des poussières, la Révolution française a inscrit sur les fonts baptismaux de la République : Liberté, Egalité, Fraternité. Pareille folie laisse deviner un moment d'exaltation généreuse unique dans l'Histoire de l'humanité, un moment où des hommes se reconnaissent pour ce qu'ils ne sont pas encore : des humains, au même titre, partout, pour toujours. Cette générosité exaltée est à mon sens le terroir d'où peut jaillir une écriture, car aucune activité humaine plus que l'écriture ne suppose, n'exige, ne crée, avec autant de force, de désir, de séduction, la démocratie. On écrit pour être lu. Par l'Autre. Qui lit s'il veut bien. L'écriture est un appel à la liberté de l'Autre, une liberté égale à la nôtre. Cet appel n'a de chance d'être entendu que s'il est émis et reçu avec un peu de fraternité.
Plus de deux cents ans après, qu'en est-il aujourd'hui ?
La langue française s'est imposée dans divers pays de ce monde par les armes. Comble d'ironie, bien des peuples l'ont apprise sous l'oppression coloniale, bien des francophones l'ont aimée dans l'ombre des prisons. Il en fut ainsi au Vietnam où le Français fut d'abord un instrument d'administration coloniale. Heureusement elle s'est aussi laissé aimer, ici et là, sans le concours des armes.
Quoiqu'il en soit, il y a toujours le miracle d'une langue. Nul ne peut l'enseigner impunément, dans un but purement instrumental. Elle finit toujours par déborder les intentions initiales, par apporter à ceux qui l'apprennent la vivante mémoire des siècles qu'est une culture. L'idéal démocratique est certainement venu au Vietnam à travers la langue française. C'est très certainement à partir de cet idéal que les Vietnamiens ont combattu pour un autre idéal, celui de l'égalité des peuples. Et ce n'est pas un hasard si la Déclaration d'indépendance du Vietnam cite explicitement la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de la Révolution française.
Il semblerait, aujourd'hui, que l'ère coloniale est finie, que les systèmes totalitaires dits communistes sont condamnés, que la démocratie soit le destin commun de l'humanité. En sommes-nous si sûrs ?
La démocratie, du moins telle que l'a rêvée la Révolution française, suppose un espace public où des hommes libres et égaux agissent de concert pour bâtir un monde plus fraternel. Mais sommes-nous vraiment libres, même en France ? Bien entendu, nous le sommes. Nous sommes libres d'aimer qui nous voulons, de lire, de dire ce qui nous plaît, de faire ou de ne pas faire tout ce qui n'est pas interdit par la loi et ... notre impuissance. Nous sommes libres dans la solitude des vies privées. Car nous ne sommes pas libres face au cours du Dollar, du Mark, du Yen. Car tous les jours de doctes politiciens, de savants technocrates nous expliquent généreusement que dans ce monde il n'y pas suffisamment de place pour tous, que de toute façon les lois d'airain de l'économie laisseront un homme sur dix sur le carreau de la charité sociale ou religieuse, qu'eux-mêmes, avec toute la légitimité et la puissance que leur confèrent le vote d'un peuple et les moyens d'un pays industrialisé, ne sont que des impuissants, des marionnettes. De qui ? On se croirait revenu au dix-neuvième siècle, avant deux guerres mondiales ! Et nos enfants, à treize ans, apprennent à corriger leurs fautes de Français dans la hantise du chômage. Sommes-nous vraiment égaux ? Bien sûr, nous le sommes, sur le marché du travail où l'on peut évaluer à peu de chose près combien de KF pèse un humain. Nous le sommes face à la guillotine de la crise, devant la roue de la fortune télévisée. Mais nous ne le sommes pas pour déterminer notre avenir commun, celui de nos enfants. Sommes-nous vraiment fraternels ? Bien sûr, nous le sommes sur les gradins des stades, dans les concerts de rock. Nous le sommes quand nous mettons notre obole dans la cagnotte des restaurants du coeur, quand nous ramassons un sac de riz pour les enfants de Somalie. Nous le sommes, de temps en temps, par goût ou par charité, non par humanité. Nous ne le sommes pas face à l'exclusion, l'élimination quotidienne d'autres humains. Bref, nous sommes libres, égaux, parfois fraternels, dans la solitude de notre impuissance.
Oserais-je me souvenir de l'inspiration des origines, de la démocratie universelle dont rêvaient nos anciens ? Je verrais un monde où l'on tue mieux, plus vite, plus proprement, dans une ombre et un silence de bon aloi. Cinquante millions d'enfants débarrassent poliment le plancher terrestre tous les ans depuis vingt ans, voilà un exploit de notre époque qui ridiculise tous les Dachau, les Hiroshima, les Goulag de l'Histoire.
Pourtant, à ma connaissance, l'économie, fût-elle de marché, n'est pas un phénomène naturel comme le ciel qui menaçait de tomber sur la tête de "nos ancêtres les Gaulois". Elle est faite par des hommes, pour et contre des humains. Simplement, paraît-il, ces hommes-là n'existent pas vraiment car ils n'ont pas de visages. On les appelle la Finance, la Spéculation, la Concurrence, la Crise, et que sais-je encore... Ils n'ont de français que le mot. Alors on n'y peut rien.
Cette démocratie où le pouvoir de décider de l'avenir des humains n'a pas de visage, pas de mandat, je l'appelle démocratie de marché. Là, librement, tout s'achète, tout se vend, tout s'échange à égalité de prix, les choses, les humains, l'art, et même la fraternité. Pour cette démocratie-là la vie, la mort, le bonheur, la souffrance n'existent pas, car son langage n'est ni le Français, ni une quelconque langue humaine, c'est celui de la pseudo-politique, de la pseudo-science, celui de l'impuissance, de la résignation, de la soumission. Ce langage est-il en passe de coloniser, d'anesthésier la langue française ? Aux écrivains d'y répondre. Qui d'autre s'en chargerait ? Si une certaine démocratie politique est propice à la liberté d'expression des humains, à l'écriture, sans un développement opiniâtre de l'écriture ressourcée aux valeurs originelles de l'idéal démocratique, la démocratie politique elle-même perdrait tout contenu, et les communautés humaines sombreraient sous la dictature totale de l'Anonyme, de l'anti-homo economicus. Le langage utilisé par nos grands hommes politiques, nos hommes d'Etat (sic), nos grands reporters médiatiques pour transcrire la mort humaine dans la guerre du Golfe, par exemple, nous en donne un avant-goût.
Les pays francophones développés ont certes beaucoup de choses à vendre, à prêter avec ou sans intérêts, voire à donner gratuitement, aux pays qui le sont moins : leurs marchandises, leurs sciences, leurs technologies, leurs stocks d'informations... encore un mot, et je dirais leur know-how, "concept" plus porteur, même en France ! Mais il est une chose qu'on ne peut ni vendre, ni prêter, ni donner à sens unique, c'est l'amour d'une langue. Car si l'on peut parfaitement échanger toutes les marchandises, y compris la marchandise humaine, dans l'incognito, dans l'indifférence, on ne saurait se parler sans se reconnaître, et l'on ne peut se reconnaître sans aimer la liberté de l'Autre, l'égalité avec l'Autre, sans désirer bâtir avec l'Autre une forme de fraternité. Même si le commerce aide à multiplier certains contacts entre les humains, ce sont en définitive les femmes et les hommes de lettres et de culture qui bâtiront la francophonie, un espace de rencontre où des humains peuvent se comprendre, s'estimer, s'aimer, car ils peuvent y exprimer leurs diversités à travers l'universalité d'une langue qu'ensemble ils ont maintenue à l'existence, qu'ensemble ils continuent de créer. Car on ne peut ni lire, ni écrire dans une langue sans donner un peu de soi, sans recevoir des autres, sans faire vivre ici, maintenant, la totalité des hommes qui la parlent, ceux d'autrefois, ceux d'aujourd'hui et, peut-être, ceux de demain. Car on ne peut devenir humain qu'avec des humains. Car nous nous humanisons ou nous nous déshumanisons par le langage, et l'un des plus beaux qui soit, mais pour combien de temps encore, vu la sacro-sainte Crise, c'est le Français.
Phan Huy Duong
ARCHIVES DU FUTUR
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CENTRE WALLONIE-BRUXELLES, PARIS
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ÉCRITURE ET DÉMOCRATIE
Les francophones s'interrogent
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Colloque des 18 et 19 février 1993
ÉDITIONS LABOR
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