RetourALaJungle

 

Retour à la jungle

Roman de Nhât Tuân

 

Ils étaient cinq, un vieillard et quatre jeunes hommes dans la force de l’âge. Ils erraient depuis une éternité dans des montagnes perpétuellement couvertes de brumes et de nuages, où rien n’existait.  Ils étaient revenus dans la jungle. Non pas pour faire la guerre. Pour édifier la paix.

Ce roman d’après guerre sera pourtant un roman terrible sur la guerre, pas celle que des hommes mènent contre d’autres hommes à coups de mitrailleuses et de bombes, mais une autre guerre, née de la première, qui détruit l’homme encore plus radicalement que la précédente. Car si nos hommes savent contre quoi ils doivent se battre, au jour le jour, ils ne sauront jamais contre qui, pour qui, pourquoi.

Ils sont revenus dans la jungle pour faire le tracé d’un tronçon d’une route qui relierait le Nord Vietnam au Sud Vietnam à travers la cordillère Truong Son. L’autoroute Ho Chi Minh de la réunification et de l’édification du socialisme, en somme. Un grand rêve d’après la victoire des dirigeants vietnamiens. Ils se fraient une voie à coups de machettes. Dans la solitude la plus absolue. Ils n’ont pour armes qu’une vieille carte et une boussole, et pour guide, une radio, leur seul lien avec le monde humain. Du bout de cette radio, un état major anonyme, sans visage leur donne des ordres auxquels nul ne peut désobéir.

Qu’allaient-ils chercher en cette galère ? Une voie pour renaître à l’existence. Mais ce n’était plus la renaissance collective à l’indépendance et la liberté d’antan. A chacun, la sienne. Et chacun pour soi. Le Chef recherchait sa rédemption. Ce cadre dirigeant du Parti, qui avait consacré toute sa vie à la lutte révolutionnaire, avait failli à la morale : une relation sexuelle illégale, après trop d’années d’abstinence. Il ne devait qu’à sa vie exemplaire d’antan l’opportunité de se racheter en menant, coûte que coûte, sa petite troupe jusqu’au sommet. Le Cantinier, pauvre petit paysan naïf, noirâtre, maigrichon, se privait de tout pour économiser de quoi bâtir à sa mère une maison que la pluie ne traverserait plus. Le Gendarme, un colosse au grand cœur, au corps exigeant, rêvait d’enlever son amante, la femme d’un cacique de son village, pour édifier avec elle une vie libre et heureuse loin des hommes. L’Érudit cherchait à se laver du péché originel : naître dans une famille bourgeoise. Il avait trahi sa classe, sa famille pour mériter un amour. Il espérait, à travers cette épreuve, renaître comme un homme nouveau, digne de la nouvelle société. Le narrateur, lui, n’avait jamais eu d’existence. Orphelin ballotté d’orphelinats en camps d’éducation, il n’a jamais aimé qu’un chien.

Une ironie mordante éclaire cette tragi-comédie des illusions. Un grand rire barbare, cruel, cynique secoue de bout en bout ce grand roman kafkaïen, totalement iconoclaste dans la littérature vietnamienne. De grands moments d’humaine tendresse aussi.

Avec nos cinq héros, faisons ce voyage initiatique. Il nous aidera peut-être à voir plus clair dans les voies obscures qui, en ces temps de mondialisation et de globalisation paisibles et sauvages, ramènent presque tous les hommes dans la jungle du Marché.

Phan Huy Duong, 2002