Préface à l’anthologie de nouvelles Terre des éphémères
Éditions Philippe Picquier
Du Vietnam contemporain on connaît l'héroïsme, le génie militaire, l'intransigeance idéologique, l'art de la propagande, l'oppression totalitaire et, finalement, les "boat people", la misère économique, l'effondrement social, le délabrement moral. On ne connaît presque pas la littérature vietnamienne. Une anthologie, quelques romans, quelques recueils de poèmes, de nouvelles, de récits, traduits en Français avec l'aide bénévole de quelques amis, édités par les soins et avec les subventions de l'Etat, c'est peu, en cinquante années, pour un peuple de soixante-dix millions d'âmes.
Cette absence remarquable ne fut pas remarquée. C'est qu'elle masquait un drame dans des moments où seuls comptaient les drames qui servaient le combat. Quelque part dans le fracas des bombes, les hurlements des manifestations, la geste héroïque, des voix ont été étouffées, se sont tues. Ces obscurs désastres individuels n'étaient pas de mise dans les gigantesques affrontements entre l'Est et l'Ouest, le Nord et le Sud, le monde féodal confucéen et le monde moderne, qui caractérisent l'histoire contemporaine du Vietnam.
Et pourtant, elle a failli s'imposer, la littérature contemporaine du Vietnam. Peut-être, après plusieurs décennies de silence, est-elle en train de reprendre sa mue douloureuse à travers les oeuvres des écrivains d'aujourd'hui. Pour comprendre ces jeunes voix, il convient de remonter aux origines, à l'émergence de la langue vietnamienne contemporaine, à sa perdition, à sa renaissance.
Le Vietnam est une terre de vieille culture. D'après L'Histoire orale, la nation vietnamienne existe depuis quatre mille ans au pays de Van Lang. Aujourd'hui encore, dans le parler populaire, des adages laissent deviner une origine lointaine, enracinée dans quelque société matriarcale. Les premières révoltes d'ampleur nationale contre l'occupation chinoise, au début de l'ère chrétienne, étaient dirigées par des femmes. Dix siècles de colonisation chinoise ont certes forgé les contours de la culture vietnamienne, mais ils n'ont pas réussi à annihiler la langue nationale. Du dixième au dix-huitième siècle, la langue officielle de la cour, de l'administration était le Chinois. Cependant le Vietnamien a continué de se développer, de s'enrichir de cet apport étranger, empruntant même les idéogrammes chinois pour se créer une écriture propre appelée écriture démotique. Maints chefs-d'oeuvres de la littérature classique vietnamienne ont été écrits en langue nationale avec l'écriture démotique.
Ce furent des jésuites qui donnèrent au Vietnamien son écriture moderne. Les Vietnamiens d'aujourd'hui commémorent encore la mémoire d'Alexandre de Rhodes, grand propagandiste de cette écriture. C'est qu'elle ouvre une voie royale à l'épanouissement d'une culture nationale : avec l'usage de l'alphabet latin, tout Vietnamien peut apprendre à lire et à écrire en quelques mois. Cette écriture allait s'imposer en l'espace d'une vingtaine d'années. C'était la fin des années vingt. Une génération d'écrivains, d'artistes, de journalistes, d'intellectuels proclamèrent cette écriture Quôc Ngu, langue nationale. Entre 1925 et 1945, le pays connut une incroyable explosion littéraire. Une centaine d'écrivains, aujourd'hui classiques, illustrèrent en Vietnamien presque tous les genres littéraires connus en Occident. Editoriaux, reportages, études, essais, critiques, poèmes, romans, nouvelles, fables, satire, théâtre, autobiographie, romans policiers, et même des livres de gastronomie... Vague-à-l'âme, obsession de la chair, obsession de la mort, absurdité de la condition humaine, tourments philosophiques... Romantisme, symbolisme, mysticisme, christianisme, idéalisme, platonisme, réalisme sous toutes ses couleurs cyniques, satiriques... L'individu émergea comme figure centrale de la sensibilité littéraire, l'amour comme sujet privilégié. La misère des petites gens des villes et des campagnes, l'exploitation économique, l'oppression familiale, morale de la société féodale et coloniale entrèrent en littérature. Contre des siècles de traditions, on explorait les tabous, on faisait feu de toutes formes, on inventait la nouvelle poésie... Des querelles passionnées opposaient les tenants de l'art pour l'art aux promoteurs de l'art au service de la vie...
A Thế Lữ qui proclamait sans ambages le Beau comme but et fondement de l'Art :
Je ne suis qu'un amoureux de passage
Aimant la Beauté sous ses mille formes, ses mille visages
Et je dessine, empruntant son pinceau à la belle Ly Tao
Et je chante sur la guitare à mille cordes
La Beauté, qu'elle soit sombre, passionnée, ou naïve,
La Beauté, profonde, altière,
Sóng Hồng répond sans aménité :
Si être poète cela veut dire tendre un vaste brocart
Pour en recouvrir la société en ruines,
Chanter, oui, chanter plus haut que les gémissements et plaintes
De l'humanité laborieuse au milieu de ses souffrances ;
Alors, ô mes amis, un tel poète
Est une malédiction pour le genre humain
On peut penser que la langue vietnamienne contemporaine s'est forgée, pour l'essentiel, dans ces vingt années. A travers cette créativité tumultueuse, cette floraison inouïe d'oeuvres, sous l'influence de la culture française et en réaction contre le monde féodal et colonial, la langue vietnamienne s'est rationalisée, s'est enrichie, s'est affinée. Le Vietnam est un pays francophone, non seulement par le nombre d'individus qui pratiquent le français, mais aussi par les valeurs héritées de la Révolution française, le goût assimilé de la littérature française et, sans doute, par des structures mentales qui se sont infiltrées dans sa culture à travers le processus de rationalisation de sa langue par des écrivains et des intellectuels imprégnés de culture française.
C'était juste avant la Révolution. A partir de 1945, une autre logique se mit en place, la logique de guerre. Fidèle en cela à une vieille tradition vietnamienne, la quasi-totalité des écrivains de valeur prirent le maquis. La plume céda la place au fusil, la créativité littéraire à la discipline militaire, la discipline du Parti. Néanmoins, au départ, cette discipline était consentie, d'autant plus que l'Etat révolutionnaire n'était pas soumis par principe à la direction du PC.
Le tournant fatal eut lieu en 1953 avec la Réforme Agraire. Sous la houlette des conseillers chinois, un Comité pour la Réforme Agraire dirigé par le secrétaire général du PC décima le PC originel. Onze mille communistes venus à la révolution par idéal, par esprit de responsabilité, furent massacrés. De nombreux cadres de la résistance furent éliminés des responsabilités de l'Etat et du Parti. L'appareil du PC, s'appuyant sur de nouvelles recrues souvent ignares, parfois opportunistes, mit la main sur le pouvoir, le savoir et ... l'écriture. Manier la plume devint plus que dangereux. Le langage révolutionnaire se transforma rapidement en langue de bois. La création artistique fut mise au service de la propagande.
Les relations entre les écrivains et le PC étaient néanmoins ambiguës. La plupart des écrivains étaient patriotes, reconnaissaient sans peine la direction politique et militaire du PC, et trouvaient normal de mettre leur plume au service des combattants en majorité paysans. Beaucoup s'honoraient d'être admis dans les rangs du PC. Ils n'imaginaient pas encore le prix à payer, l'effacement du moi créateur au profit des vérités circonstancielles de l'appareil du PC.
Il serait injuste de dire que pendant cette longue guerre que fut le Vietnam, il n'y eut pas de belles oeuvres, notamment dans la poésie, forme privilégiée de la littérature vietnamienne. Néanmoins, les horizons étaient limités. L'héroïsme s'accommode mal du doute, des interrogations sur la condition humaine. Les héros sont des hommes atrophiés.
La brutalité de la Réforme Agraire provoqua la révolte des paysans jusque dans la province natale de Ho Chi Minh. Un vent contestataire souffla dans les milieux artistiques et intellectuels à Hanoi, de 1956 à 1957. Des écrivains, des poètes, des philosophes, des enseignants, tout en protestant de leur fidélité à la révolution et au PC, exigèrent une plus grande liberté de pensée, de création. Ce mouvement connu sous le nom de Nhân Van - Giai Phâm (Culture humaniste - Belles oeuvres) fut brutalement réprimé. Une chape de silence couvrit le monde de la culture. Un silence de plus de trente ans. Cette double dépossession -de soi, du langage- allait être fatale à plusieurs générations d'écrivains. La langue de bois tyrannisa toutes les formes d'expressions écrites ou parlées.
1987. Douze ans de dictature totalitaire provoquèrent la débâcle économique du pays. Les dissensions au sein de l'équipe dirigeante aboutirent à la politique dite de "renouveau". Le Secrétaire général du PC lança le mot d'ordre "dire la vérité sans détour". Le succès dépassa largement ses espérances. Une génération de journalistes et d'écrivains s'engouffra dans la brèche. Ce mouvement prit une telle ampleur, eut un tel écho dans la société, que l'appareil du PC prit peur et tenta une reprise en main. Le moment fort de cette contre-offensive eut lieu à l'occasion du quatrième Congrès de l'Union des écrivains vietnamiens en 1989. Il se passa alors quelque chose d'inimaginable en régime communiste. Les trois quarts des membres de l'Union des écrivains vietnamiens étaient communistes. On avait convoqué les congressistes à une semaine d'étude pour les endoctriner à satiété avec la ligne du Parti. On avait dépêché sur place 6 membres du Bureau Politique. Rien n'y fit. Le Congrès fut brutalement interrompu dès la fin de la première journée. Les écrivains communistes furent convoqués dans une réunion séparée où l'on fit appel à leur devoir de discipline. Peine perdue, l'appareil du PC ne réussit pas à imposer la direction qu'il souhaitait, et le Congrès vota en masse pour les contestataires.
Depuis, la répression est devenue plus feutrée. Aujourd'hui, au Vietnam, écrire librement reste un danger, mais il n'est plus "mortel".
Longtemps coupée du monde, expulsée des traditions ancestrales par l'idéologie au pouvoir, privée de parole et de langage, la nouvelle génération d'écrivains, en brisant le carcan de la langue de bois, se retrouve nue devant le monde nouveau qui s'installe, celui du capitalisme sauvage dans une économie de marché ouverte à tous vents, sans foi ni loi. La conquête de la liberté de pensée exige d'eux plus que la conquête du droit à la parole. Il leur faut tout bonnement recréer le langage, leur langage. Nous assistons sans doute aujourd'hui à cette tentative de se réapproprier une langue et, à travers elle, l'Histoire, les douleurs passées, les incertitudes à venir, pour donner un sens à la vie, à l'écriture. Les oeuvres les plus intéressantes se présentent comme un questionnement de la condition humaine, dans le plein sens du terme : appréhension douloureuse de soi face au monde. Un monde pris en tenaille entre la dictature vieillissante de l'appareil du PC et celle, implacable du Marché.
Il revint à Nguyên Huy Thiêp l'honneur de provoquer le premier vrai débat littéraire depuis trente ans, en 1987, avec la nouvelle "Un général part à la retraite". Une centaine d'articles passionnés attaquaient, défendaient l'oeuvre. La querelle était largement répercutée jusque dans la diaspora vietnamienne au Etats-Unis, en France, en Europe de l'Est. Une écriture brutale, glacée, tranchante, si limpide, si vietnamienne qu'un enfant ayant appris à épeler pouvait la comprendre. Et pourtant, de cette écriture surgissait un monde quotidien méconnaissable, grotesque, absurde, où plus rien n'avait de sens, où plus rien n'avait l'air humain. Un certain visage, insupportable, du Vietnam. Nguyên Huy Thiêp questionnait la réalité, les hommes, en mettant la langage à la question. La littérature était bien de retour.
Il revient à Duong Thu Huong d'abattre les tabous, de dire haut et clair, en public, ce que tout le monde pense tout bas, en privé. Une écriture simple, directe, sensuelle, passionnée, qui dit la misère, l'oppression, l'humilation des petites gens, l'ignorance, l'arrogance, l'hypocrisie, la bassesse des apparatchiks, le mensonge et la lâcheté où un appareil absurde enferme les intellectuels, une écriture qui raconte aussi les odeurs, les couleurs, les frissons de la vie, un attachement quasi charnel à la terre vietnamienne.
Avec la liberté de pensée, revient la liberté des corps. Le guerre est finie. Le corps humain cesse de n'être qu'une machine au service d'une volonté, vaincre. La chair réintègre l'écriture.
Entre ces deux démarches, questionner le langage pour mettre le monde en question, et questionner le monde en usant d'une langue claire, libérée du mensonge, sans ambiguïté, l'écriture s'ouvre à toutes les nuances. Ce recueil de nouvelles ne prétend pas à l'exhaustivité. Il ne fait qu'entrouvrir une première fenêtre sur ces tentatives de ressusciter une langue littéraire après un demi-siècle d'hibernation forcée. Qui sait, de tant de malheur, d'une si longue douleur, d'un silence si écrasant, naîtra peut-être une voix qui nous dirait quelque chose de ce pays, de ce siècle.
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AUTEURS |
TITRES |
TITRE ORIGINAL |
PAYS |
Nguyễn Huy Thiệp |
Cún |
Cún |
Việt Nam |
Nguyễn Quang Thân |
La danse du pot |
Vũ điệu cái bô |
Việt Nam |
Nguyễn Thị Ấm |
Dormir sur terre |
Giấc ngủ nơi trần thế |
Việt Nam |
Tạ Duy Anh |
Une épidémie diabolique |
Dịch quỷ sứ |
Việt Nam |
Trần Trung Chính |
Paysages d'eau et de verdure |
Những bức thủy mặc |
Việt Nam |
Ðỗ Phước Tiến |
Terre des éphémères |
Ðảo của dân ngụ cư |
Việt Nam |
Xuân Ðài |
Poussières de vie |
Ba người trong hẻm đuôi voi |
Việt Nam |
Dương Thành Vũ |
Le paradis terrestre |
Thiên đường phàm tục |
Việt Nam |
Trần Thùy Mai |
La ville aux tournesols d'or |
Thị trấn hoa quỳ vàng |
Việt Nam |
Dương Thu Hương |
Une voile dans le crépuscule |
Cánh buồm trong lúc hoàng hôn |
Việt Nam |
Lại Văn Long |
Le meurtrier honnête |
Kẻ sát nhân lương thiện |
Việt Nam |
Nguyễn Ban |
Lune |
Trăng |
Việt Nam |
Bảo Ninh |
Vents sauvages |
Gió dại |
Việt Nam |
Trần Ðạo |
Un squellette d'un milliard de dollars |
original en français |
France |
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