Passions Viet Nam

 

Passions Viêt Nam

Comment vous êtes‑vous constitué le patrimoine linguistique qui vous permet de passer de votre langue maternelle au français ?

Phan Huy Duong

Ça vient tout droit de la colonisation. C'est dans les classes primaires du lycée Chasseloup-Laubat de Hanoi que j'ai commencé à apprendre le français, très jeune. À l'école j'apprenais que mes ancêtres étaient des Gaulois même si chez moi, sur l'autel des ancêtres, il n'y avait pas de Gaulois.

Mais, déjà, j'aimais beaucoup lire. Dans l'enseignement, il y avait l'histoire de l'Égypte, de la Grèce, de Rome, et la mythologie gréco-latine me passionnait.

Après, lorsque j'ai eu dix-huit ans, pour fuir la guerre ‑ c'était la guerre américaine ‑ je suis parti en France pour faire mes études. Une fois plongé dans la société française, j'ai bien été obligé de parfaire ma connaissance du français, de parler, de penser en français.

PVN

Vos études vous ont‑elles permis d'approfondir cette connaissance du français ?

Phan Huy Duong

Dans le milieu étudiant où je vivais, j'ai énormément lu. J'ai commencé par les classiques et j'ai lu un peu n'importe quoi. La littérature, la philosophie, les écrits scientifiques, je lisais tout ce qui me tombait sous la main. Et, en même temps, je me suis intéressé aux débats qui existaient, au début des années soixante, entre les grands intellectuels français. Peu à peu, je me suis imprégné des manières de penser de ces intellectuels, et de leur vocabulaire.

Que je m'intéresse à l'histoire, à la philosophie comme tous les jeunes gens de l'époque, c'est assez normal. Que cela m'amène à m'engager, à militer contre la guerre du Viêt Nam, à soutenir la Révolution vietnamienne, ça allait de soi dans le milieu étudiant. Les études ? On n'avait pas le temps de faire autre chose que de militer. On passait notre temps à faire des affiches, à tirer des tracts, à les distribuer, à les coller dans les rues en surveillant l'arrivée des commandos fascistes ou de la police ‑ parce que nous étions des étrangers en France, il ne faut pas l'oublier.

PVN

Mais de l'engagement politique, comment passe‑t‑on à la traduction d'œuvres de la littéra­ture vietnamienne ? Faut‑il voir dans ce virage, une autre forme de militantisme ?

Phan Huy Duong

Après la guerre, j'ai compris de manière floue, j'ai senti plutôt que compris ‑ que la société, le monde pour lequel j'avais lutté et que j'aurais aimé contribuer à bâtir, ne correspondait en rien à ce qui se faisait au Viêt Nam. J'y suis retourné. Et j'ai tout de suite senti qu'il n'y avait pas de place pour le jeune homme que j'étais.

Maintenant, je mesure l'impasse intellectuelle et le désarroi moral qui me secouaient. Comme je n'arrivais pas à bien comprendre, j'ai essayé de m'exprimer par la littérature. C'était Un amour métèque. Mon premier texte, écrit en français en 1983.

PVN

Mais la littérature vietnamienne dans tout çà ?

Phan Huy Duong

En 1986, il s'est passé quelque chose. Il y a eu au Viêt Nam ce qu'on appelle le Renouveau, le dôi moi. Et dans cette période‑là, tout à coup, on a autorisé un certain nombre d'auteurs à publier. Parmi eux, il y avait Nguyên Huy Thiêp, Duong Thu Huong, Pham Thi Hoai. J'ai lu la magnifique nouvelle de Nguyên Huy Thiêp qui s'intitule Un général à la retraite. Et je me suis dit : « Voilà de la vraie littérature, comme je n'en ai pas lu depuis des décennies ».

Je vivais loin du Viêt Nam depuis très longtemps. Je n'y avais plus d'attaches, parce que ma famille était déjà éparpillée dans le monde. Mes souvenirs d'enfance s'étaient fanés. Rien ne m'attachait plus au Viêt Nam. Et il a suffi que je lise une nouvelle pour que, d'un coup, tout un tas de choses soient remuées en moi. Et je me suis dit: « Il faut que j'écrive. » Et, cette fois‑ci, en vietnamien parce que c'est la seule racine qui me reste avec le pays.

C'était la première fois que j'écrivais en vietnamien sur la littérature et la culture, mais il se trouve que ce texte a eu un énorme écho, non seulement dans la communauté vietnamienne en France et aux États-Unis mais encore au Viêt Nam. Le général Trân Dô ‑ membre du comité central du parti mais qui était pour l' « ouverture » ‑ avait publié ce texte.

À partir de là, je me suis plongé dans la littérature vietnamienne. J'ai suivi les débats. J'ai lu les oeuvres qui sortaient et j'ai écrit régulièrement pendant quelques années sur le sujet. Et comme en France on ne connaît pas du tout la littérature vietnamienne et que je connaissais le français, j'ai éprouvé l'envie de partager tout ce que je recevais de ces écrivains avec des lecteurs français. Et j'ai commencé à traduire.

Par chance, le premier livre que j'ai traduit a connu un beau succès. Il y a eu une demi-page dans Le Monde, une demi-page dans l'International Herald Tribune. J'ai traduit d'autres livres. Deux ont été finalistes au Fémina Étranger (Les Paradis aveugles et Au-delà des illusions de Duong Thu Huong). Et j'ai fondé avec Philippe Picquier une collection pour présenter une partie de la littérature contemporaine du Viêt Nam telle qu'elle s'écrit là-bas. J'en ai profité pour republier une anthologie de la littérature vietnamienne'. C'est comme ça que je suis venu à la littérature.

PVN

Dans la traduction, on passe d'un système linguistique, mais aussi culturel et social, à un autre. Dans votre travail, sur quoi avez‑vous techniquement buté et comment avez‑vous refusé ou résolula difficulté ?

Phan Huy Duong

Il y a des difficultés énormes et parfois des impossibilités. Par exemple, le langage vietnamien, dans sa partie archaïque, est un langage extrêmement riche pour exprimer les sonorités. Un dictionnaire français offre un peu plus de cinquante synonymes du mot " bruit ". C'est trop peu pour décrire la perception humaine de tous les bruits de la nature. En vietnamien, ce n'est même pas la peine de les compter. Pour un même bruit il y a des déclinaisons d'onomatopées, qui touchent, qui font frissonner la chair. C'est infiniment plus riche, plus sensuel.

Il y a aussi les relations humaines. Par exemple, en vietnamien, lorsqu'on parle de l'amour conjugal, on utilise un couple de mots comme tinh nghia. On peut traduire tinh par «amour », mais nghia est intraduisible. C'est ce qui reste de l'engagement entre deux êtres au-delà de l'amour. Lorsque l'amour charnel, sexuel, passionnel est passé, il reste quelque chose d'un engagement qu'en vietnamien on appelle nghia. Il faut insinuer au lecteur français qu'en dehors du lien passionnel ‑ qu'on appelle l'amour en occident ‑ il y a autre chose dans les relations entre hommes et femmes parce que le mot nghia ne s'applique pas seulement à l'amour conjugal : il s'applique aussi à l'amitié, à plusieurs autres types de relations humaines.

Ceci dit, traduire n'est pas impossible. Du moins dans le registre littéraire. Le langage littéraire a quelque chose qui dépasse la matérialité et la fonction d'information du langage : il véhicule quelque chose qui est de l'ordre des sentiments, qui ressemble au caractère charnel des rapports sensuels. Et ceci peut être senti à travers la lecture. Il y a des lecteurs qui pleurent en lisant Duong Thu Huong en vietnamien. Il peut aussi y en avoir, si on traduit bien, qui pleurent en la lisant en français parce que, au-delà de la langue, il y a un rapport humain qui est reproductible.

PVN

Vous aviez annoncé la parution de Retour à la jungle de Nhât Tuân. De quoi traite ce roman ? Quand sortira‑t‑il ?

Phan Huy Duong

La traduction est finie depuis longtemps. On aurait pu le sortir plus tôt, mais ce sont les aléas de l'édition. Le problème, c'est que le livre est gros. Et plus il est gros, plus ça coûte cher.

C'est un très beau roman, écrit dans les années 90. On pourrait dire que c'est la première oeuvre kafkaïenne dans la littérature vietnamienne. L'histoire est simple comme bonjour. C'est l'après-guerre. On va effectuer le tracé d'une autoroute qui doit parcourir le Viêt Nam sur sa longueur. On envoie donc une équipe dans la jungle pour faire les repérages. Le seul contact avec le monde et le seul fil directeur de leur aventure, c'est l'antenne radio. Et au bout de l'antenne radio, il y a les directives. Qui donne les directives ? On ne sait pas. Pourquoi ces directives ? On ne sait pas. Tout ce qu'on sait c'est qu'il faut toujours faire son devoir, accomplir la mission. Même quand l'équipe se retrouve en haut d'une falaise, devant le vide, il faut continuer à avancer. La direction ne peut pas se tromper ! Il y a un objectif à atteindre et c'est la volonté révolutionnaire...

C'est humoristique, mais extrêmement poignant. On voit chacun avec ses désirs et ses problèmes. C'est un chef-d'œuvre.

 

[Texte récupéré avec un scanner]