TraduireUnArtDeFaireLhumain

 

Traduire, un art de faire l'humain

 

CONFERENCE

SECTION D’ETUDES VIETNAMIENNES

UFR L.C.A.O, Université Paris Diderot Paris-7

Mardi 9 février 2010

PHAN HUY Duong

http://amvc.fr/

 

A/ De quoi parlons-nous ?

Naturellement, je parlerai spécifiquement de la traduction littéraire et, pour limiter le sujet, de la traduction d'une œuvre écrite, voire imprimée, en prose, le dernier roman de Z par exemple. Il ne s'agit pas de traduire n'importe quel texte. Il ne s'agit même pas de traduire des phrases, des mots, une histoire. C'est barbant. Il s'agit très précisément de traduire ce qui transforme un texte en œuvre littéraire, en œuvre d'art.

Immédiatement surgit une contradiction, une incongruité. L'œuvre littéraire est la seule forme d'art qui non seulement supporte la traduction mais l'appelle de ses vœux ! Dans toutes les autres formes d'art, l'œuvre d'art est, par définition, unique. On peut contrefaire, copier, imiter, plagier, pasticher, reproduire de manières diverses sur des supports variés une œuvre d'art. On peut même la commenter, l'encenser ou la dénigrer. On ne peut pas la traduire. Elle ne le demande d'ailleurs jamais ! Seule l'œuvre littéraire peut être traduite, désire l'être et doit l'être pour pouvoir s'accomplir pleinement comme œuvre d'art s'offrant en tant que telle à l'ensemble des humains. Cette exception littéraire, d'où vient-elle ?

Même si nous n'y pensons pas souvent ou jamais, car c'est un casse-tête peu réjouissant, nous le savons : l'exception littéraire réside dans l'art d'utiliser un matériau à nul autre pareil, les mots. C'est dire que l'œuvre littéraire repose d'une part sur le matériau dont elle est constituée et d'autre part sur la manière d'utiliser ce matériau par l'artiste, sur sa relation aux mots. Ces deux aspects sont spécifiquement littéraires.

Naturellement, on me rétorquera : toute œuvre d'art utilise un matériau quelconque et l'essence artistique de l'œuvre réside dans la manière d'utiliser ce matériau par l'artiste. En ce domaine, l'œuvre littéraire ne fait pas exception. Eh bien… non. C'est à dire… si. Toutes les autres formes d'art utilisent des matériaux qui existent dans la nature ou que les artistes font exister dans la nature sous forme de choses, et la manière particulière d'utiliser ces choses constitue l'empreinte singulière d'un artiste dans le rapport de l'homme aux choses. Sur cette base, bien sûr, s'édifient d'autres formes de relation. Il en est ainsi de la musique par exemple : c'est une suite de sons et les sons sont des objets matériels qu'on manipule avec diverses techniques conformément aux lois de la physique. Mais, me dira-t-on, les mots, sous forme de sons ou de signes sont aussi des choses. Certes. C'est justement pourquoi on peut aussi les utiliser comme des choses dans des œuvres d'art non littéraires comme dans certaines peintures ou dans des tableaux de calligrammes chinois, pour des non-chinois, bien sûr. Ce faisant, on les utilise comme des taches différemment arrangées, coloriées. Ils leur manquent très justement ce qui en font des mots, c'est-à-dire un sens et très précisément un sens commun. La tache d'encre n'a pas de sens en elle-même, ouvrez un livre écrit avec des hiéroglyphes et vous verrez, c'est très joli, mais il n'y a rien à comprendre là-dedans. Pendant très longtemps d'ailleurs, on les tenait pour des peintures, des motifs décoratifs et tutti quanti. Le mot par contre a un ou plusieurs sens communs que tout un chacun peut trouver dans un dictionnaire. Avec Internet, cela prend moins d'une minute. C'est en tant que tel que l'écrivain en use. Même lorsqu'il s'amuse à abolir des bibelots d'inanité ou d'insanité sonore, le lecteur comprend plus ou moins de quoi il parle. "Naturellement", semble-t-il !

Il faut bien s'y résigner. Le matériau de base de l'écrivain qui prétend à l'art, c'est le sens commun des mots. Sans ce sens commun, avec ou sans tsunami financier, l'industrie de roman et les activités connexes s'effondreraient en moins d'une semaine. L'écrivain le sait. Il le prouve d'ailleurs en écrivant et en proposant son texte à la lecture. Même s'il se plaît à croire qu'il passe son temps à créer du sens, il passe la sainte journée à "recréer" le sens que d'autres ont donné aux mots. Or, plus que tout autre, il sait qu'il n'est rien de plus ennuyeux que de lire un livre bourré de lieux communs même avec une intrigue passionnante, une écriture violente, flamboyante, sensuelle, élégante, délicate, châtiée et tutti quanti. On s'y délasse quelques heures, puis on l'oublie. Molière le savait depuis belle lurette en écrivant Les précieuses ridicules.

Créer une œuvre d'art avec des lieux communs créés par d'autres, tel est le défi que se propose l'écrivain.

Depuis quand et par quel miracle les mots sous forme de signes véhiculent-ils un sens commun à son public et à lui-même ? Peu d'écrivains se donnent la peine de méditer la question. Cela leur semble tout bonnement "naturel", ils ont "de tout temps" parlé et pensé avec des mots. Si tel est vraiment le cas, ils n'auraient pas besoin d'une traductrice pour accéder aux œuvres d'art issues d'une autre culture linguistique que la sienne ou pour présenter la sienne à des publics ne parlant pas sa langue.

D'ordinaire, nous trouvons évident tout ce qui dépassement notre entendement. Car si nous nous risquons à examiner le problème de plus près, il s'avère compliqué, inextricable, voire totalement incompréhensible. Prenons l'exemple de la traduction. Si je veux donner une définition à ce mot, je tomberais immédiatement dans un tourbillon infernal : je ne peux définir ce mot qu'avec d'autres mots qui demandent eux-mêmes à être définis. La torture est sans fin. On y met un terme en s'arrêtant devant un lieu commun, un sens commun reconnu par tous comme tel, une évidence qui ne requiert pas de définition, pas d'explication.

A ce jour, les recherches linguistiques, y compris en neurobiologie, nous apprennent une foule de choses intéressantes, éclairantes sur ce phénomène bizarroïde, mais rien de fondamental qui nous permette de comprendre comment un mot peut avoir un sens. Faute de pouvoir comprendre vraiment, nous pouvons tout de même observer comment un mot prend un sens dans la tête d'un humain. Il suffit de regarder comment un bébé apprend à parler.

– Regarde, Lila, c'est un chat, un chat

Je répète inlassablement, d'un jour à l'autre.

Lila regarde le chat-peluche, sourit, grogne

Puis un jour, elle balbutie : chat.

– Bravo Lila !

Je lui fourre la peluche dans la main.

– C'est doux, doux !

– … douxdoux !

– C'est beau, beau !

– … beaubeau !

– Bravo Lila !

Je l'embrasse.

Dorénavant, Lila "sait" que cette chose est un chat, qu'au toucher, c'est doux, que ? est… beau !

Si le mot penser sans lequel il serait oiseux de parler de littérature peut avoir un sens commun à vous et à moi, il signifie penser avec des mots. Les pensées muettes, au-delà des mots, chacun en pense ce qu'il veut, autrui n'en saura jamais rien sauf de sa propre imagination. Or les mots n'existent pas dans ma tête le jour où malheureusement on m'a foutu en ce beau monde.

C'est le cas de le dire avec Malraux : "L'acte précède la pensée". Un bébé ne vient pas au monde en proférant : "Je pense, donc je suis" et patati et patata. C'est à travers ses actes, regarder, toucher, écouter, renifler, goûter qu'il appréhende le monde, apprend à le connaître, à s'en différencier, comme les animaux d'ailleurs, tous les êtres vivants étant des êtres intentionnels. C'est aussi par ses actes qu'il apprend à construire dans sa tête les mots qui plus tard lui permettront de penser le monde. Mais ces actes-là requièrent la présence active d'autrui.

Ainsi, dès sa naissance dans la tête d'un être humain, le mot se réalise comme une relation entre deux êtres humains à travers leurs relations communes au "monde" et ce, sous la forme matérielle d'un son existant dans une langue. Cette relation est tridimensionnelle. Elle est matérielle : le chat-peluche est une chose qui existe bel et bien, en tant que chose. Elle est sensible, elle fait partie du monde vivant : doux. Elle est spirituelle, elle appartient au monde des valeurs : beau. Elle est en plus sociale, historique et culturelle. À travers notre rapport commun au monde, Lila est entrée en relation avec l'ensemble des humains qui ont créé et maintenu la langue française à l'existence, elle commence à en faire partie, à devenir un membre de cette communauté. Chaque fois qu'elle prononcera ce mot, elle sera "naturellement" comprise par tous ceux qui parlent cette langue : ce mot a a priori un sens, et le même, dans la tête d'autrui et dans la sienne. J'ai pu introduire Lila dans cette communauté parce j'ai moi-même eu la chance de bénéficier de cet apprentissage en ma prime jeunesse auprès de mes maîtres et maîtresses, quoique ce fut plutôt à grand renfort de gifles et de coup de règles et non de bisous… Ce dont je leur suis, sans façon, éternellement reconnaissant car, tout de même, il m'en est resté quelque chose : les lieux communs de la langue française.

"Ce qui importe, c’est le fait suivant[1] : à travers le devenir humain d’un bébé aveugle et hurleur, chaque homme refait en accéléré, pour son propre compte, le long chemin qui mène de l’animal à l’homme et le refait avec l’aide d’autres hommes. Dès le niveau biologique, il doit apprendre à se redresser, à marcher en homme[2]. La station debout ne lui est nullement naturelle. “ Élevé ” par des bêtes, il marcherait à quatre pattes ou ramperait. C’est avec l’aide des humains qu’il apprend à se tenir debout sur terre[3]. C’est encore à travers l’apprentissage qu’il développe ses capacités de perception. Enfin, c’est uniquement auprès d’autres humains qu’il apprend à parler, à penser. Refaisant dans son corps et dans sa tête le trajet immémorial qui mène de l’animal à l’homme, il fait revivre en lui d’innombrables siècles défunts. En quelques années de son existence, d’un bébé hurleur, il devient un petit Français parlant et pensant dans la langue de Voltaire. Dès lors, il est en mesure d’hériter du savoir accumulé par l’humanité et exprimable en français. En tant qu’être pensant, l’homme est un Être-par-Autrui."[4]

C'est justement pour cela qu'il est capable de comprendre un texte, littéraire ou pas, écrit par d'autres et, si le cœur lui en dit, de le traduire pour d'autres.

Mais ce magnifique cadeau a un prix :

"Les lieux communs que j’incarne ne représentent que les rapports au monde des morts. Certes, nombre d’entre eux restent d’actualité parce que le monde n’a guère changé depuis que je me suis mis à réfléchir. Même dans ce cas, mon rapport singulier au monde leur échappe, […]" [5]

Voilà mon point de départ à peu près cerné. La traduction démarre avec un texte composé de mots et de phrases qui (sont) des relations humaines passées, appauvries, figées sous formes de sons ou de signes qui n'en conservent que le strict nécessaire pour pouvoir être retransmis sans fin à tous ceux qui, à travers les âges, rejoignent ma communauté linguistique. Mon cerveau n'est de fait qu'un immense cimetière de mots. Ce n'est peut-être pas très exaltant à le reconnaître. Mais c'est ma capacité de ranimer ces "lettres mortes" qui fait de moi un humain, un être sachant penser à travers une langue.

Comment d'un tel amas de lieux communs peut surgir une œuvre d'art ? Comment puis-je discerner ce passage des mots à la littérature ? Comment puis-je ensuite le traduire dans une autre langue ? Telle sont les premières questions qui se poseraient au traducteur littéraire si, du moins, il veut comprendre plus ou moins ce qu'il est en train de faire. Bien entendu, ce n'est nullement nécessaire pour entreprendre la traduction d'un livre. Pourquoi, au fond, me casser la tête ? Je traduis l'œuvre parce qu'elle me plaît, parce que j'aspire à la gloire ou parce que j'ai besoin de sous pour arrondir mes fins de mois, un point c'est tout. Cela n'empêche nullement ma traduction d'être potable, voire excellente. M'enfin, je peux toujours y prétendre, le prétendre, personne ne s'en offusquera.

 

B/ L'art de lire, co-fondement de la littérature

Nous aimons disserter à perdre haleine et sans fin de l'art d'écrire de tel ou tel écrivain. Nous n'avons pas tort. Il existe un art d'écrire et il est unique d'un écrivain à l'autre, plus exactement d'une œuvre à l'autre, du moins si l'œuvre parvient à l'art. Comme Le petit prince, L'étranger ou Le Diable et le Bon Dieu, et tutti quanti. Nous le pressentons d'instinct en… lisant. Et cela, sans nul besoin de recourir à telle ou telle théorie littéraire, scientifique ou non, voire carrément antiscientifique. Je parie trois sous que peu de celles ou ceux qui sont descendus dans les rues de Paris pour célébrer la sortie de la pièce de théâtre Cyrano de Bergerac possèdent un diplôme de littérature française. En cela, jouir d'un texte littéraire ressemble vaguement à jouir d'une peinture ou d'une mélodie. Je trouve un objet d'art beau, mais je ne sais pas du tout pourquoi ? Je n'ai d'ailleurs nul besoin de le savoir, sinon je renoncerais à admirer une foule d'œuvres d'art appartenant à des cultures dont je ne sais quasiment rien.

Dans ce sens, et dans ce sens seulement, le texte littéraire en tant qu'art ressemble aux autres œuvres d'art. Il a pour fondement la relation singulière au langage de l'auteur. Mais si la nature esthétique de l'œuvre ne dépend que de cette relation-là, pas la peine de chercher à la traduire : sur cette base-là, tout comme la peinture que je contemple, elle n'est pas traduisible. Il me reste alors pour consolation de discuter à perdre haleine et sans fin sur la traduction, la trahison, l'interprétation et tutti quanti.

Mais il est parfois difficile de renoncer à traduire un texte qu'on aime. Alors on y va sans trop se poser de questions et, parfois, on prouve par l'action que c'est non seulement possible, c'est de surcroît un vrai bonheur.

C'est possible parce que la jouissance d'un texte littéraire nécessite un préalable : je dois d'abord le comprendre, plus ou moins certes, mais certainement pas "pas du tout" car je n'aurais même pas le courage de le "lire" jusqu'au bout. Ouvrez un livre en sanskrit, vous verrez. En effet, l'œuvre littéraire non seulement n'existe pas en soi. En tant que telle elle n'existe même pas sous la forme d'un objet. Elle ne peut accéder à l'existence, venir au monde qu'à travers ma lecture. Elle n'existe vraiment pleinement que le temps de cette lecture. Après, il m'en reste un souvenir plus ou moins flou et, dans le meilleur des cas, quelques phrases bien sonnées. Il y a néanmoins quelques rares exceptions : il y a des Vietnamiens qui connaissent par cœur les quelque 1500 vers du Kiều de Nguyễn Du, quelques autres peuvent déclamer des pages entières du Petit Chose d'Anatole France !

L'œuvre littéraire vient donc au monde à travers ma relation singulière avec le texte. En cela, elle ne diffère pas des autres formes d'art. Mais cette relation singulière-là repose pour l'essentiel sur du sens commun, sur des lieux communs. C'est justement ce double visage, cette double essence qui en fait une œuvre littéraire et qui la rend traduisible. Or rien n'est plus fatal à l'art que le lieu commun. Racontez l'histoire d'un roman à votre bien-aimée, elle peut la trouver intéressante, voire passionnante, elle aura bien du mal pour imaginer ce qui en fait une œuvre d'art. Ce n'est qu'à grand renfort de Oh ! de Ha ! de flots d'adjectifs dithyrambiques que vous aurez une chance de lui faire sentir votre emportement. Et ce n'est que lorsqu'elle le lira qu'elle découvrira ou non la beauté de l'œuvre quoique vous lui en ayez dit. Vous pouvez vous estimer heureux si elle ne la retourne pas à l'expéditeur.

Avant de traduire une œuvre, il faut l'avoir lue. Examinons cette relation si intime. Elle est terrible.

Lorsque trois lecteurs lisent une même œuvre au même moment dans le même contexte du même monde, il se forme dans leurs têtes… trois œuvres différentes ! Laquelle est l'œuvre de l'auteur ? Aucune, assurément. Mais l'œuvre de l'auteur n'existe pas en dehors de ces trois exemplaires si différents, à moins de considérer un tas de papier blanc barbouillé d'encre noire comme l'œuvre elle-même. Malheureusement, si je mets un roman vietnamien sous le nez d'un Français, d'ordinaire aucune œuvre littéraire n'accède à l'existence. Impasse.

Il y a pire. Quand je lis un même texte à deux moments de ma vie, le moment d'aimer et le moment de mourir par exemple, il se forme dans ma tête deux œuvres différentes. Qui a lu Le petit prince dans son enfance s'en apercevra sans peine en le relisant aux temps où ses regrets s'en vont à la dérive comme des duvets de canard grippé ou non sur le fleuve éternel du temps.

Finalement, et ce n'est pas la moindre de mes terreurs, quand je lis et relis d'une seule traite trois fois le même roman, à chaque fois, il se forme dans ma tête une œuvre similaire mais néanmoins différente.

Laquelle des œuvres ci-dessus est l'œuvre de l'auteur ? Aucune. L'œuvre littéraire n'existant pas en dehors de moi, je ne peux traduire que celle qui a surgi en moi à travers ma lecture, celle qui existe en moi au moment même où, en relisant, je traduis. Comme l'écriture, la lecture est un acte créateur, un art. Et si je veux traduire un texte littéraire en un texte littéraire, je dois oser et savoir écrire soi. Pas n'importe quel soi. Le soi qui a surgi à l'existence dans ma rencontre avec autrui à travers le langage commun à tous les Vietnamiens et à travers son langage propre, le Soi en tant qu'Autre, le Soi le plus littéraire qui soit.

L'œuvre littéraire n'est rien d'autre que l'expression d'une relation singulière entre l'auteur du texte et un lecteur, moi en l'occurrence, dans et au-delà des mots avec leur sens commun qui nous sont communs. Elle est l'expression d'une rencontre, singulière certes, mais dans le cadre d'une langue, d'une culture commune. Ce cadre commun, c'est, très exactement, l'ensemble des lieux communs d'une langue. Ils sont traduisibles. Mais il n'y a rien d'artistique là-dedans. Exemple :

"Au milieu du chemin de la vie"

Celui qui a lu et aimé une traduction française de La Divine Comédie éprouvera peut-être une intense émotion à l'énoncé de ce vers. Mais pour le commun des mortels, "Au milieu du chemin de la vie" signifie "Au milieu du chemin de la vie", point final, il n'y a pas de quoi fouetter un chat.

D'où peut provenir le caractère singulier dans cette rencontre que nous appelons littérature ?

Il ne peut provenir que de moi, un être singulier avec ses rapports singuliers au monde. Car je ne lis pas dans l'ennuyeuse abstraction d'un cogito déconnecté de tout. Je lis dans l'espace et le temps, mon espace et mon temps.

L'espace dans lequel je lis n'est pas neutre vis-à-vis de ma lecture. Lire dans le métro parisien au milieu d'une foule compacte baignée dans l'odeur et la sueur d'août dans les soubresauts quotidiens de l'actuelle crise financière ou lire paisiblement allongé dans son lit entre des draps frais, ce n'est pas du tout pareil. Cela peut même changer du tout au tout l'atmosphère "de" l'œuvre ! La lumière éblouissante de la plage ou la lueur tamisée d'une lampe rejaillit différemment sur ma lecture. La couleur du papier, la disposition des taches noire dans l'espace blanc de la page, etc. tout, à travers mes cinq sens, exerce une influence sur ma lecture. Bref, je ne lis pas seulement avec mon esprit désincarné, je lis aussi avec mon corps. L'esprit peut-il d'ailleurs être désincarné ? Ma lecture, c'est aussi l'ensemble de ces rapports au monde. Cet ensemble est unique. Je suis seul à le connaître. Il échappe au lieu commun.

Je ne lis pas seulement dans l'espace. Je lis aussi dans le temps. Dans mon temps. Ce temps n'est pas seulement celui de la physique, un certain nombre d'heures, de minutes. Certes, je ne peux pas lire plus vite que la montre. Je ne peux même pas lire plus lentement qu'elle ! Mais je lis à mon rythme, celui de ma respiration, de mon cœur, de mes nerfs. Surtout, je lis avec ma mémoire. À travers les méandres de mon cerveau, les mots que je lis se mêlent aux tendres souvenirs de mon enfance, aux rages de ma jeunesse, aux douleurs de la maturité, à la mélancolie de la vieillesse, à la mémoire lancinante des textes que j'ai aimés, et tutti quanti. Je ne peux pas ranimer les mots de l'auteur sans ranimer en moi tout un monde qu'on appelle moi. Le temps de cette lecture est aussi unique, singulier.

Ainsi l'espace-temps (de) la lecture, ce procès (du) lire est une relation globale au monde d'un individu. Elle est personnelle, unique, singulière. Elle échappe par nature aux lieux communs. Elle est création.

Néanmoins, cette relation si singulière au monde m'est venue en lisant. Elle a pour origine un texte qui a été créé par autrui, qui existe quelque part hors de moi. Si ce texte ne véhiculait que des lieux communs il est probable que je ne m'amuserais pas à ranimer tout ce beau monde en moi. C'est ce qui arrive quand je bâille, referme le livre et l'envoie promener sur une étagère où il sombrera délicieusement dans le néant d'où il a tenté de sortir.

Pour qu'en lisant je ranime tout un monde en moi, il faut qu'il y ait "quelque chose" dans le texte qui m'y incite, quelque chose qui dépasse nos lieux communs. Ce quelque chose, naturellement, c'est la relation singulière au monde d'un écrivain à un moment donné de son existence. Il l'écrit car il éprouve le besoin de le dire à autrui. S'il pouvait le dire clairement, il écrirait un essai ou un texte du genre de celui que je suis en train d'écrire et non une nouvelle, un roman. Cela suffit pour communiquer comme on dit l'information à autrui. Si néanmoins il se casse la tête à faire de la littérature, c'est justement parce qu'il tente d'écrire ce qui dépasse les lieux communs du langage, d'écrire… l'indicible, l'inexprimé, voire l'inexprimable !

Comment s'y prend-il ?

Eh bien, il peut utiliser sciemment ou inconsciemment toutes les formes d'écriture que sa culture lui a transmises. Il peut même en inventer de nouvelles. Mais la forme en elle-même ne suffit jamais à exprimer la singularité de sa relation au monde. J'ai eu l'occasion de lire plusieurs romans de Claude Simon. La route des Flandres a laissé en moi une empreinte inoubliable. Les autres, pourtant écrits de la même manière, m'ont fait bâiller. Il faut, puisque l'écrivain s'exprime avec des mots, que le fond et la forme s'unissent en un tout unique qui de lui-même a un sens commun digne d'attention et en même temps le dépasse. L'écrivain se débrouille comme il peut avec toutes les caractéristiques du langage qu'il utilise, la musique, les images, les références textuelles, les techniques d'écriture et tutti quanti pour introduire au fil de la plume, en sous main, son rapport singulier au monde à travers son rapport singulier au langage au moment même où il écrit. Avec sa tête, son cœur, son corps, grâce à un langage à la fois matériel, vivant et spirituel, du moins au moment où il écrit :

"Fanon touche au plus près du corps, peut-être parce qu'il écrivit "la première mouture de ce livre en le (...) dictant, tout en mar­chant de long en large comme un orateur qui impro­vise ; le rythme du corps en mouvement, le souffle de la voix scandent le style".[6]"

À travers l'écriture littéraire, c'est ce rapport tridimensionnel au monde qui est figé dans un texte, dans une suite de mots ! Figé dans l'attente d'être lu.

C'est ce qu'on appelle le style. Sartre a bien raison d'en dire ceci : il doit nous être donné "par-dessus le marché".[7]

Comment le lecteur peut-il détecter ce qui n'est pas dit explicitement par l'auteur, son rapport singulier au monde ?

Eh bien, puisque l'auteur l'a glissé dans le texte au fil de l'écriture, le lecteur le détecte au fil de sa lecture. Car si le texte est figé, inerte, ma lecture ne l'est pas ! En lisant, je le ranime au fil de ma lecture. En ce domaine, écriture et lecture relève de la même dialectique : c'est, à travers les mots, une relation tridimensionnelle singulière au monde, à notre monde. Le style d'une œuvre, pour l'auteur, c'est ce qu'il éprouve quand il écrit et qui doit être écrit comme cela et non autrement, et pour moi, ce que j'éprouve quand je lis. Comme je l'éprouve à partir du texte d'un autre, il faut qu'il y ait quelque chose de commun entre ce que lui et moi éprouvons, il faut qu'il y ait quelque chose de commun entre nous. De fait, il y a au moins trois choses qui nous sont communes :

1/ nous partageons le même monde

Nous y consumerons tous notre éphémère existence.

Pas tout de ce monde-ci, mais au moins une partie. L'actuelle crise financière et ses révoltantes absurdités par exemple. Chacun de nos actes y laisse une empreinte sur autrui. Apparemment, fumer une cigarette contribue aussi à grever les caisses de la Sécu et prendre sa voiture pour faire ses courses au supermarché, c'est aussi percer un trou dans la couche d'ozone qui protège la terre des rayonnements cosmiques.

Pas seulement ce monde-ci, mais aussi un monde très vieux, immémorial, commun à tous les vivants : l'angoisse de mourir par exemple. À des degrés divers nous le ressentons, différemment certes, mais pas au-delà d'un fond commun qu'on appelle culture, voire culture universelle. Parce que, dirait-on, nous sommes tous des mortels, des humains.

2/ nous partageons la même langue

Avec tout ce qu'elle est capable de dire et qui nous ont permis de sortir de l'animalité et devenir humain.

Avec tout ce qu'elle est incapable, aujourd'hui, de dire car, venant du passé, elle est incapable d'exprimer bien des choses du présent, bien des désirs ou angoisses d'avenir. En tout cas de mon présent et de l'avenir que j'espère ou rejette.

Face à ce monde commun vécu travers le langage commun, l'écrivain affirme en écrivant son désir d'un monde où il pourrait vivre plus humainement. Rien n'empêche que ce choix ait quelque chose de semblable au mien, soit parce que j'ai l'ai aussi vécu sans jamais pouvoir l'exprimer, Dieu ou le Diable m'ayant fait grâce de dons littéraires, soit que son texte par ses non-dits même ouvre d'autres horizons à mon existence. Dans les deux cas, il y a eu une rencontre singulière entre deux êtres singuliers dans et au-delà du sens commun des mots, il y a eu un moment littéraire dans une existence humaine.

Ce moment, j'en conviens avec Sartre, est un appel réciproque d'une liberté à une liberté, dans un élan de générosité, pour créer ensemble un monde libre pour des hommes libres.

3/ nous partageons un même désir

Mais rien n'est plus ennuyeux que la liberté, même en situation, même pour créer à partir de ce monde-ci, ne serait-ce que dans l'imaginaire, un monde libre pour des hommes libres. Sartre en sait quelque chose puisqu'il ne se contente pas comme bien d'autres de faire de la philosophie, il veut aussi faire de l'art. Pour faire efficacement un monde libre pour des hommes libres, il vaut mieux faire de la politique, voire faire la révolution. C'est moins frustrant que de faire de la fiction. Pourquoi s'épuiser à faire la littérature ? C'est que vivre humainement ne se résume pas à faire selon ses capacités et consommer selon ses besoins dans un monde libéré du joug de la nécessité. Ni même à faire ce qu'on veut au moment où on le veut. C'est chose faite pour les grands et les riches de ce monde. Ce serait d'un mortel ennui pour quasiment tout le monde, notamment pour eux. Je veux infiniment plus ! Pour le dire misérablement, je veux un monde où je serais toujours aimé, dans mon éphémère singularité bien sûr, par une liberté bien sûr. C'est justement pour cela que je prends sottement le risque… d'aimer. C'est justement parce que cela semble irréalisable dans le monde tel qu'il est avec les femmes et les hommes tels qu'ils sont que je crée un monde imaginaire où, face à tous et à tout, je marque au fer rouge de mes mots ce désir inextinguible de moi-même. Et j'y arrive parfois, quand, chaque fois qu'ils utilisent les mots qui nous sont communs pour penser, aimer ou haïr ce monde, ce désir s'infiltre en eux travers mes mots.

Le style d'une œuvre qui transforme un texte en œuvre d'art, sans justificatif, on l'aime ou on ne l'aime pas. Le reste n'est que… littérature.

Pour traduire littérairement, il faut donc et comprendre et  savoir aimer.

Je peux traduire parce qu'il y a quelque chose à traduire. Ce sont les lieux communs d'une langue. Les dictionnaires m'y aident. Mais ce ne sont pas eux qui font d'un texte une œuvre littéraire. Le caractère littéraire d'un texte réside justement dans ce qui échappe aux lieux communs, c'est-à-dire tout ce qu'on ne peut pas dire avec le sens commun des mots. A juste titre, des auteurs l'ont qualifié… d'indicible ! Traduire littérairement, c'est aussi et surtout traduire l'indicible d'un texte dans une autre langue ! On dit souvent d'une manière floue, mais au fond très juste, traduire l'atmosphère d'une œuvre telle qu'elle a surgi en moi à travers ma propre lecture. Il existe désormais des techniques de traduction assistée par ordinateur. Les programmes qui les mettent en œuvre sont des plus utiles lorsqu'il s'agit de communiquer des informations. Aucun n'est capable de traduction littéraire. La traduction littéraire est, disons, une traduction assistée par l'amour d'un homme pour un texte et, au-delà des mots, pour la silhouette humaine qui, fragilement, s'y profile. En cela, elle relève de l'art, le même art que la littérature, l'art de faire l'humain avec des mots. Cet art, comme tout autre forme d'art d'ailleurs, suppose la liberté de l'écrivain, du lecteur, du traducteur. Dans la mesure même où il s'appuie sur les lieux communs d'une culture pour les dépasser, il est à juste titre la cible privilégiée des dictatures sous toutes leurs formes. C'est l'ennemi absolu de tous ceux qui rêvent de gouverner par la parole et, partant, de gouverner la parole. Certains traducteurs en savent quelque chose. Pas seulement dans des dictatures bananières ou communistes ! Au milieu du 20e siècle, l'Église romaine a bien mis à l'index les œuvres d'un écrivain gaulois que vous connaissez sans doute. C'est dire qu'elle l'interdit de parole pas seulement dans la Cité du Vatican mais dans le monde entier, ne serait-ce que pour un milliard de catholiques. Sacrée publicité pour lui, n'est-ce pas ?

 

C/ Savoir aimer

Pour traduire une œuvre littéraire, il faut donc oser et savoir aimer. Mais aimer quoi ? L'Indicible ? Bien sûr, mais pas seulement.

Pour ce qui me concerne, il faut savoir aimer au moins trois choses.

1/ Savoir aimer les deux langues à travers lesquelles je sens, je vis et je pense le monde. Les aimer jusqu'en leurs différences, les aimer jusqu'à leurs limites. Engels avait raison dire qu'en un certain sens l'homme est indécrottablement un idéaliste : tout ce qu'il fait passe par le cerveau. Il a juste oublié de dire : sous forme de mots, de langage. Le langage est la forme la plus complète de nos relations globales avec le monde matériel, vivant et pensant. Si je n'aimais pas la langue vietnamienne et la langue française comme moi-même, il me serait impossible de traduire littérairement quoi que ce soit. En dehors d'elles, qui suis-je ? Personne. Rien.

2/ Savoir aimer le texte que je traduis. Traduire, c'est traduire un texte bien précis et non les émotions, interprétations, extrapolations qui germent dans ma tête quand je lis bien qu'elles influenceront nécessairement ma traduction.

Dans le texte, il y a au moins une partie que je peux traduire de manière précise, "objective" : les relations de l'homme au monde matériel. Quand l'auteur a écrit "table blanche", je ne peux en aucun cas traduire "siège noir". Naturellement la "table blanche" exprime un rapport global entre l'homme et le monde matériel. La table est un objet qui peut avoir existé réellement. En tout cas, il existe des tables réelles dans le monde réel et nous savons tous de quoi on parle quand on utilise le mot "table". À travers le regard de l'auteur, elle prend forme et couleur. Ce regard est une forme de relation entre un être vivant et le monde matériel. Cette relation se réalise ici sous forme d'un mot, d'un concept qui n'existe que dans le monde culturel. Nous pouvons comprendre ce concept parce que c'est un lieu commun pour ceux qui parlent le français : "de lui-même" il a un sens et le même dans ma tête et dans celle d'autrui, celui qui l'ignore n'a qu'à ouvrir un dictionnaire. Les hommes se comprennent grâce à ces lieux communs. Néanmoins, même à ce niveau primaire, en y regardant de plus près, je m'aperçois que ce lieu commun est une abstraction, pauvre, informe comme toute abstraction. En lisant ces mots personne n'est en mesure d'imaginer comment est la table dont parle l'auteur. Quelle hauteur, quelle largeur, quelle longueur ? Etc. Ce n'est pas une table réelle. On pourrait écrire mille pages sans épuiser la description de n'importe quelle table réelle. Il suffit de lire B. Russell à propos de la connaissance que nous pouvons avoir sur une table pour s'en rendre compte.[8] La table ici est un objet imaginaire. L'auteur a éliminé d'elle toutes les caractéristiques d'une table réelle pour n'en retenir qu'une : blanche. "Table blanche" est le résultat d'un choix. Ce choix exprime une relation déterminée, réduite de l'auteur au monde matériel à travers le monde imaginaire de la littérature. Pourquoi a-t-il ainsi choisi ? Par hasard ou consciemment ? Rien dans ces mots ne me permet d'en décider. Si l'auteur avait ainsi choisi en toute conscience, je pourrais le savoir mais à travers d'autres mots, d'autres phrases ailleurs dans le texte. Il est possible qu'il ait choisi inconsciemment sous l'empire de ses instincts, de son subconscient. Nous pouvons aussi le pressentir à travers d'autres phrases en d'autres endroits dans le texte. Parfois la totalité du texte m'est nécessaire pour sentir et comprendre une simple phrase. Mais c'est possible : j'ai l'ai lu intégralement avant de le traduire ! Traduire littérairement, c'est traduire cette relation globale au monde de l'auteur à travers le langage. C'est justement parce qu'elle se réalise par le langage que je peux la percevoir, la sentir, la comprendre en partie.

En dehors des relations au monde matériel, il y a naturellement les relations charnelles à la vie y compris entre les vies humaines. Finalement, viennent s'y rajouter les relations intellectuelles, les relations de valeurs (morales, esthétiques, etc.) entre humains. Elles sont toutes… subjectives. Naturellement, quand l'auteur écrit "douloureux", personne ne traduirait par "agréable". Mais comment l'auteur a-t-il souffert, personne n'en saura jamais rien. Ce sont des choses qu'on ne peut pas communiquer à autrui grâce aux définitions inscrites dans les dictionnaires. Mais je peux les sentir, les aimer à travers la manière d'écrire de l'auteur, à travers le style du texte. Cette relation entre l'auteur et le lecteur, inexprimable par les lieux commun, je l'appelle relation littéraire, chaque fois que j'ai la chance de lire une œuvre véritablement littéraire. Cette relation existe de manière latente dans le texte même car le texte est la seule base réelle qui me permet d'entrer en cette relation avec l'auteur. Parce qu'il est en vietnamien et que je suis Vietnamien, elle est possible. Parce que le vietnamien appartient à tous les Vietnamiens, qu'il est à la fois le langage propre de l'auteur et qu'il est aussi singulièrement le mien, un espace-temps étrange devient possible : la littérature, cette rencontre entre deux individus totalement isolés et pourtant de même "essence" parce qu'ils ont en eux-mêmes une langue commune du fond du cœur jusqu'aux méandres du cerveau en passant par les frissons de la chair.

3/ savoir aimer soi-même. Avoir de l'amour-propre.

Quelle incongruité ! Par tempérament je ne m'aime guère et j'ai si peu d'amour propre que c'en est navrant.

Un jour, un linguiste vietnamien m'a appris : dans la philosophie chinoise antique, l'amour-propre n'a pas le sens péjoratif qu'il a de nos jours. Il signifie aimer soi-même, aimer ce qui en nous fait de nous des humains, aimer la dignité humaine en nous et interdire à quiconque de la bafouer parce qu'elle est ce qu'il y a de plus précieux en nous, ce qui nous rend supérieur aux animaux. Je compris soudain : pour écrire, pour traduire littérairement, il faut savoir aimer soi-même, aimer l'Autre en nous, la partie aimable, s'entend. Ce qui me différencie des animaux, je le sais de longue date, c'est ma capacité de penser à travers une langue. Cette langue, je ne l'ai pas créée. Autrui, des générations immémoriales d'humains depuis la nuit des temps à ce jour, me l'a donnée, gratuitement. Elle est Autrui en moi, "Je est un autre" comme l'a si bien dit qui vous savez ! C'est l'amour des humains en moi. Sans lui, je ne serais jamais devenu moi. En lui existent le bien – le mal, le beau – le laid, l'intelligence et l'ignorance, qui ont pour nom : moi. Tel qu'autrui m'a trituré, malaxé, moulé. Quant au moi singulier que personne ne peut triturer et, partant, inexprimé, c'est à moi de le faire exister au monde, de l'amener à la parole, de devenir le moi de tous. La littéraire, c'est l'unité contradictoire de ces deux moi : je suis devenu moi grâce à autrui, mais je ne peux devenir moi-même que si j'osais nier en moi ce moi trafiqué par autrui pour me créer moi-même dans le monde humain et je ne peux le réaliser qu'avec le libre consentement… d'autrui. S'il se mettait à bâiller en me lisant, à fermer le bouquin, c'en est fait de "mon" œuvre.

Très tôt j'ai appris à me détester, à détester amèrement l'Autre en moi. Hélas, pendant de longues années je n'ai pas su l'aimer. Ce n'est que rarement, en lisant de la littérature, qu'il m'arrive de m'en émouvoir. Et ce n'est qu'en traduisant que j'ai commencé à comprendre : nous pouvons nous sentir, nous comprendre, nous aimer parce que nous avons en nous une langue commune, tout un monde, qui nous permet, si nous le voulons, d'avoir une rencontre singulière : la littérature. Cette rencontre n'est possible que parce qu'ensemble nous aimons quelque chose de ce monde commun et, sur cette base, nous lui apportons une nuance singulière : nous-mêmes. Savoir aimer soi-même, c'est savoir aimer l'Autre en soi, savoir s'ouvrir pour recevoir l'Autre pour, quand on a de la chance, rencontrer et aimer un autre humain et, à travers cette rencontre, aimer soi-même dans sa propre singularité, un tout petit peu plus, un tout petit peu plus longtemps avant que ne s'achève ma comédie. En cela la littérature est un art par les mots. C'est une dimension qui ne peut pas manquer à l'homme, l'aspiration de tous, même des plus grossiers, des plus violents. De même de la traduction. Quand j'aime une œuvre au point de la vanter à une amie, j'ai commencé à la traduire. Si l'amie est une étrangère, je l'ai très réellement et sommairement traduite. Quand je prends la plume pour la transcrire, cela s'appelle traduction littéraire.

C'est peut-être pourquoi avant de prendre la plume pour traduire une œuvre, je dois l'avoir lue au moins trois fois. Si elle comptait près de mille pages, Mia Ma !

 

Première lecture

Je lis à l'avenant, laissant la voie libre aux sensations, à l'imagination, l'interprétation, l'extrapolation. Tout le plaisir de lire. Si je ne ressens rien qui me touche intimement, je ne relirais pas le livre même s'il passe pour un chef-d'œuvre, même si je le trouve bon. Je l'avoue, il m'arrive rarement de lire un livre deux fois. Il en est pourtant que j'ai relu plus de dix fois. Avec ma pauvre mémoire, il ne reste souvent rien en moi de maints livres que j'ai lus. Cela ne signifie pas qu'ils soient mauvais. Pas d'atomes crochus, simplement.

Je ne lis pas avec mon intelligence, je lis avec mon "âme". C'est quoi l'âme ? Il n'y a pas de définition valable pour tous. Entends ce que voudras. En ce qui me concerne, c'est l'être total que je suis, avec la totalité du passé dont je me souviens encore, depuis les sensations, les sentiments, la conscience confuse de l'enfance, ses terreurs, sa tendresse, ses désespoirs, ses certitudes aussi, bien qu'il y en ait très peu, jusqu'aux savoirs acquis à l'école et dans les livres et l'expérience acquise de la vie. Tout ce qui a concouru à faire cet être que je nomme moi, avec ses connaissances vraies et fausses, ses vécus aimables ou abominables, sa manière de penser, son désir infini d'aimer et d'être aimé. Telle est mon "âme". Si elle se bloque en cours de lecture, j'arrête.

Seconde lecture

Péniblement. Avec mon intelligence aussi glaciale que possible. Je lis pour comprendre. Tout ce qui est susceptible de l'être. Pas seulement des lieux communs isolés. Pas seulement pour extraire des phrases, des idées qui me plaisent parce qu'elles sortent de l'ordinaire et m'incitent à les ruminer. Je tâche de comprendre ce qui dépasse le lieu commun tout en lui étant indissolublement lié. Un lieu commun isolé parfois n'épuise pas la pensée de l'auteur. Un faisceau de lieux communs convergeant vers un propos hors du commun peut m'aider à mieux le comprendre. C'est ce qu'on appelle "interprétation". Naturellement, elle est subjective, mais elle se fonde sur le texte de l'auteur. En règle générale, dès qu'on lit, on interprète. Il y en a qui interprète selon son instinct, sa sensibilité, ses croyances, ses préjugés, son inspiration du moment, son amour-propre, son orgueil. D'autres le font sur la base du texte de l'auteur, en le prenant pour preuve.

 

Troisième lecture

Pour replonger dans l'atmosphère que l'œuvre a créée en moi, après en avoir joui sans principe, après avoir tenté de la comprendre méticuleusement, après avoir "tout su" d'elle. Pour aimer. Consciemment ! Pour moi, le désir de traduire rejoint le désir d'aimer, consciemment. Aimer l'Autre en moi, aimer soi-même, espérer que ce soi-là deviendra un jour une partie du soi d'autrui, non dans la soif de conquérir, posséder, mais dans l'espoir de partager un monde où on est entre… soi ! Avec tous, dans une langue qui n'est pas ma langue maternelle. C'est tout.

Sans ce désir, je ne traduirais personne, surtout pas moi-même. Je ne vis pas de ce travail. Je n'en attends aucune vaniteuse gloire. Je vise encore moins le titre d'écrivain. Quand j'éprouve le désir d'écrire, je m'écris avec mes propres styles, selon le sujet, en français comme en vietnamien.

Après la troisième lecture, ou bien je n'éprouve plus le besoin de traduire, ou bien il persiste en moi. Dans ce dernier cas, je sais ce que je veux traduire du texte qui est en moi bien que je ne sache pas comment je vais m'y prendre mot par mot, phrase par phrase.

Les Français ne considèrent pas la traduction comme une technique ou un savoir. Ils la considèrent comme un acte de création artistique et considèrent le traducteur comme un auteur. Ils ont raison. À moitié. Il est vrai, quand je prends la plume pour traduire, je ne sais pas d'avance comment je vais exactement traduire telle phrase, tel mot, je dois créer. Et encore ! Pour certaines phrases, je le sais et ce savoir va guider ma manière de traduire d'autres phrases qui y convergent… Mais pas au gré de mon inspiration comme un écrivain. Je ne suis que traducteur, je traduis un texte précis. En prenant la plume, je sais tout d'avance, globalement et dans le détail. Ce tout n'est pas de moi. Il me vient d'autrui : l'histoire, les personnages, les péripéties, les passages qui m'émeuvent, les phrases qui m'enchantent. Le traducteur est un animal bizarre : c'est à la fois un lecteur qui découvre un texte au fil de sa lecture et un écrivain qui sait d'avance ce qu'il doit écrire et à peu près comment ! Il réalise en lui, sous forme de cauchemar, l'unité contradictoire de la lecture et de l'écriture. C'est justement pourquoi je peux recréer l'atmosphère que l'œuvre a éveillée en moi. Quand je traduis une phrase, il m'est facilement de la lier à une autre que j'ai traduite des dizaines de pages avant ou la faire lorgner vers une autre que je ne traduirais que des pages, voire des dizaines ou des centaines de pages après, afin d'atteindre mon objectif final : recréer dans une autre langue l'atmosphère que l'œuvre a créée en moi. Certes ce travail est analogue à celui de l'auteur et, de fait, c'est un analogon. Il en diffère cependant sur un aspect fondamental : je sais tout d'avance et ce savoir guide mon écriture. Il n'est pas du tout sûr que l'auteur le sache pareillement au moment où il prend la plume. L'art d'écrire ne se résume pas à la dextérité pour tailler les phrases, ciseler les mots. Naturellement, lorsqu'il revient sur son texte pour le corriger, l'auteur le sait aussi. J'en fais de même quand je corrige ma traduction. Mais je ne devrais la corriger qu'en fonction du texte. Ce texte est d'un autre. L'auteur a tous les droits pour le bousculer, le changer, le réorienter quand il l'écrit ou le corrige pour réédition. Moi pas : je traduis ce texte-ci, point final.

 

Aimer, ne serait-ce qu'une seule femme, au jour le jour, est déjà une aventure épouvantable. Que dire alors si pour pouvoir traduire littérairement il faut aimer jusqu'à trois choses et les aimer jusqu'à trois fois ! Il faut être fou à lier pour vouloir traduire de la littérature !

 

2010-02-10

 



[1] Cette idée a été exposée par Hegel et explicitée par Trân Duc Thao dans des textes publiés par ses soins juste avant sa mort [La formation de l’homme, édité par l’auteur, Paris 1991.] Phénoménologue et marxiste, le philosophe vietnamien a tenté sa vie durant de faire la synthèse de la phénoménologie de Husserl avec le matérialisme dialectique en s’appuyant sur la biologie. Malheureusement, il n’a pas eu accès aux résultats récents de la recherche en ce domaine.

[2] Que les lectrices m’en excusent. La langue française est très sexuée, ce qui n’est pas un mal. Elle est aussi machiste, ce qui est déplorable. Même si j’utilise ici le mot “ humain ”, il reste masculin... Comme le bébé. Ce n’est pas naturel. Une fois, ma fille qui n’avait pas trois ans, en voyant un ami emporter la poussette où se trouvait son petit frère, a éclaté en sanglot en criant : “ Ma bébé ! ”

[3] Nguyên Huy Thiêp a écrit une nouvelle poignante sur ce thème, Cún, un petit joyau de la littérature contemporaine du Vietnam. [Terre des éphémères, Éditions Philippe Picquier.]

[4] Penser librement, Chronique Sociale, Lyon, 2000.

[5] Penser librement, Chronique Sociale, Lyon, 2000.

[6] Alice Cherki, Frantz Fanon, portrait, Seuil, 2000, p. 46. Le livre en question est Peau noire et masque blanc, un bijou sur le plan du style.

[7] Qu'est-ce la littérature, Situations, II, Gallimard, Paris 1980, p. 75.

[8] The problems of Philosophy, Bertrand Russell, Opus, Oxford University Press