Traduire une oeuvre littéraire est un exercice périlleux. L'oeuvre littéraire est l'expression d'un être humain face à son époque à travers un langage. Il véhicule le passé d'un peuple, les contradictions d'un monde, le drame d'une vie. C'est l'humanité en train de se faire ou de se défaire à travers une conscience.
Vu du dehors, le passé d'un peuple est forcément une particularité ou, à la limite, une abstraction. Les contradictions du monde vues d'un pays ou d'un autre sont forcément différentes. On peut les comprendre par des catégories de pensée, on ne saurait les éprouver. Enfin, qu'est-il de plus inaccessible que le drame d'une vie ?
Pourtant, un vers de Homère, un chant de la Bible, un passage du Capital, un texte de Sartre, un roman de Moravia émeuvent. Qu'est-ce qui, au-delà des siècles, par-delà les cultures, fait qu'un individu retrouve son humanité dans le langage d'un autre individu ? En cela réside sans doute le plaisir de traduire : c'est une quête, un voyage vers cette zone d'ombre où l'universel, l'éternel se réalisent dans la plus mortelle des solitudes : une existence humaine. En cela réside aussi la difficulté de traduire : cette zone d'ombre émerge au-delà du sens des mots. Elle est à la fois idées, images, sons et rythme. Comme l'âme hante le corps, c'est une présence en deçà de la présence du langage, c'est le fantôme d'une liberté. Traduire, c'est partir à la recherche de ce fantôme, c'est retrouver entre ses bras quelque chose de plus que le corps de l'être aimé, c'est recréer dans un autre langage l'atmosphère d'une oeuvre, cette conscience des abîmes qu'aucun mot ne peut exprimer mais que tout lecteur reconnaît au détour d'une phrase.
Pour ce qui concerne la traduction de textes vietnamiens dans une langue européenne la difficulté est notamment aggravée par quelques caractéristiques du vietnamien. D'abord il s'agit d'une langue monosyllabique. Un objet, une couleur, une idée ... s'expriment en un seul son. Ensuite c'est une langue très musicale. Le même son se prononce sur des tons différents qui correspondent aux notes de la gamme dans la musique traditionnelle. Selon le ton, le son change de sens. C'est en fait un autre mot. Par exemple :
ton neutre |
ma |
fantôme |
ton aigu |
má |
la joue, la mère |
ton grave |
mà |
mais |
ton interrogatif |
mả |
la tombe |
ton glissant |
mã |
l'apparence |
ton lourd |
mạ |
jeune pousse de riz |
Souvent la répétition d'un mot imprime une nuance indéfinissable par un autre mot. Dans ce cas, le glissement de sens est obtenu purement et simplement par la musique. Il est quasiment intraduisible. C'est aussi le cas des concepts qui s'expriment par deux mots qui ne sont que des variations de ton du même son. Par exemple, pour exprimer l'idée et la sensation d'une profondeur infinie on peut utiliser les mots "th‡m thÆm". Ce qui pourrait se traduire par "insondable". On aura traduit le concept. Mais du coup on a perdu le caractère quasi charnel de l'expression, ce glissement de son qui résonne comme une invitation à poursuivre à l'infini la profondeur d'un ciel. In-sondable serait plutôt une invitation à s'en tenir là !
Enfin, la langue vietnamienne est très contextuelle. Evidemment toutes les langues humaines le sont, mais à des degrés divers. Dans la langue vietnamienne la construction des phrases obéit à peu de contraintes syntaxiques et grammaticales. On utilise aussi très peu de conjonction. Un même terme peut s'utiliser comme verbe, nom, adjectif, adverbe selon sa position dans la phrase et ses relations avec les autres termes. Ces caractéristiques aboutissent à une forme d'expression extrêmement dense sur le plan des idées et des images, soutenue et nuancée par la musique. Aussi la traduction textuelle d'une courte phrase vietnamienne d'une ligne aboutit neuf fois sur dix à une phrase en Français deux à trois fois plus longue. On imagine aisément les conséquences.
En ce qui concerne la littérature contemporaine vietnamienne, un phénomène nouveau rend encore plus malaisé l'appréhension des textes.
Actuellement une génération d'intellectuels, d'artistes, d'écrivains, de dramaturges ... se lèvent, qui réclame de penser le monde et la condition humaine pour son propre compte, par ses propres moyens. Elle est naturellement amenée à briser le carcan de la langue de bois, à se ré-approprier l'histoire, la culture, à inventer d'autres formes d'expression, bref à réincarner le langage. Privée de contact avec le monde contemporain par une censure et un blocus étouffants, elle se débrouille avec les moyens du bord. Pour le moment, les oeuvres les plus belles, les plus intéressantes se révèlent, à travers le questionnement du langage, comme un questionnement du monde, c'est-à-dire une mise en question de soi dans le plein sens du terme : appréhension douloureuse, révoltante de soi au monde. Ce renouveau du langage, il faut apprendre à le détecter, à le comprendre, à le sentir. Le plaisir de traduire, c'est aussi cette obligation : faire sentir ces tâtonnements, ces interrogations, cette aspiration, cette volonté, cet amour, bref, faire entrevoir cette tentative de restituer au langage son contenu humain, en un mot, cette résurrection d'une langue.