Un a-venir en forme de mots

 

Un à-venir en forme de mots

 

C'était la fin des années 80. Pour le public français, Vietnam, ce n'était que le nom d'une guerre, pas celui d'une culture, encore moins celui d'une littérature. Depuis des décennies, aucun roman vietnamien n'avait été publié en France. Et pour cause : il n'y en avait pas, du moins qui fût digne de ce nom.

En 1986, le peuple crevait de faim et de silence. Le naufrage culturel était largement entamé. Le naufrage économique, politique, social menaçait. Le Parti au pouvoir entama alors sa grande mue, proclama une nouvelle politique, celle du Renouveau. Il s'agissait de restaurer à son profit l'économie de marché. Dans la foulée, et sans doute pour servir de pion dans d'obscures luttes de clans pour la mainmise sur le pouvoir, dans le style des Cent Fleurs, il entrouvrit une petite fenêtre à la liberté de critique et de création dans le domaine culturel. Le secrétaire général du Parti appelait même les écrivains à ne plus courber leur plume, à critiquer directement, sincèrement les détenteurs du pouvoir. Comme au temps de la Révolution culturelle prolétarienne où Mao appelait à bombarder le quartier général ! C'était jouer avec le feu. Le brasier dépassa ses attentes. D'un seul coup surgit une flopée d'écrivains de talents. Deux étaient des romancières, Duong Thu Huong, Pham Thi Hoài.

J'aurais ri, autrefois, si quelqu'un m'avait dit qu'un jour je traduirais un roman de ma langue maternelle au français. Cela arriva pourtant. Il est des rencontres étranges dans la vie. La littérature en est une. Je traduisis La messagère de cristal et Les paradis aveugles. Traduire pour son propre plaisir est une chose, traduire pour partager une rencontre avec le public en est une autre. Qui lirait un livre que personne n'avait publié ? La rencontre exigeait une médiation et la médiation exigeait un engagement hasardeux : publier des romancières vietnamiennes en France !

Heureusement, j'étais naïf, plein d'espérance. J'envoyai La messagère de cristal à quelques maisons d'éditions de la place de Paris. L'attente fut longue, les résultats décourageants. J'allais planquer l'ouvrage dans un tiroir quand un ami me suggéra de l'envoyer aux Éditions Des Femmes. Je connaissais la maison de réputation. J'avais aimé des œuvres qu'elle avait publiées et que j'avais glanées au cours de mes errances littéraires. L'idée était judicieuse. Je la suivis.

La vitesse de réaction des Éditions Des Femmes m'a surpris. Un coup de téléphone et, deux heures après, une confirmation : elles publieront le roman. Ce monde regorge de livres. On peut même en être étouffé. Pourtant, qui a écrit devinera la joie insolite d'être publié. Ce fut pour moi le début d'une aventure.

Puis ce fut Les paradis aveugles. Je traduisais Roman sans titre de Duong Thu Huong quand elle a été arrêtée. Nous avons travaillé d'arrache pied pour le sortir au plus vite. Rien ne protège mieux un écrivain que son œuvre quand cette œuvre est reconnue, aimée. En même temps, Des Femmes alertait l'opinion, organisait des conférences de presse, défendait Duong Thu Huong, Taslima Nasreen, Aug San Suu Kyi…

Beaucoup de livres que j'ai par la suite traduits n'étaient pas directement politiques. Pourtant le pouvoir en place au Vietnam les considérait comme l'étant. C'est qu'à travers ces écritures-là, la politique devenait littéraire, humaine. À ce jeu-là, détenir le pouvoir ne suffit pas, il faut séduire les âmes et nul ne peut séduire longtemps les âmes humaines avec la morgue, l'hypocrisie, les mensonges, le cynisme. J'ai mis beaucoup de temps pour le comprendre. L'ayant compris, je suis revenu à mes amours d'enfance, la littérature.

Il fut un temps où j'avais une grande cause à défendre, un idéal à réaliser. Il fut aussi un temps, morne, où je ne croyais plus en personne, plus en rien. Par quel obscur hasard tous ces temps-là m'ont-ils ramené au temps de la littérature, qui le saura jamais ? Je garde de ces années la mémoire de jours heureux. Il y avait l'urgence de l'action dans le plaisir de lire et le désir d'écrire. Aujourd'hui, arrivé presque au bout du voyage évanescent qu'il m'a été donné de faire en ce monde, en cette humanité, je me dis que j'ai eu beaucoup de chance. La chance d'avoir aimé des œuvres, de les avoir traduites, de les avoir partagées avec autrui. Je la dois aux livres de mon enfance, aux œuvres des écrivains vietnamiens qui m'ont attiré dans ce beau guêpier, aux Éditions Des Femmes qui ont osé publier deux romancières vietnamiennes totalement inconnues et traduites par un néophyte. Cela m'a ouvert un champ d'action, un avenir auquel je n'avais jamais pensé auparavant. Malgré tout, la vie humaine n'est pas un éternel retour. Malgré tout, il y a un à-venir. En forme de mots ? Oui. Et c'est tant mieux.

Je voudrais les en remercier ici.

Phan Huy Duong

12-02-2004