Avant l'aube, il y avait la nuit. Celle qui promettait des lendemains qui chantent. Celle de la guerre. Dans cette nuit, de quoi pouvaient rêver deux jeunes gens ? D'amour, bien sûr. Ils avaient tort. Ce ne serait pas trop grave si ce ne fut qu'un rêve. Qui n'a pas, une fois, essayé d'aimer au-delà de la guerre, au-delà de la mort ? Mais la nuit a duré trente ans, mais le rêve est devenu la face d'ombre d'une vie.
Sur quoi s'ouvre ce long cauchemar ? Sur un tremblement de lumière qui n'annonce pas le jour, mais une autre nuit, définitive celle-là. Telle est la conclusion de cette pathétique nouvelle.
Cette face d'ombre, Mme Duong Thu Huong nous la donne à voir sous l'éclairage le plus intolérable, celui du quotidien. Des Vietnamiens de ce siècle, on ne connaît pas ce visage. C'est que, là-bas, la guerre, comme l'économie, est une douleur sans voix.
Cette face d'ombre, de quoi est-elle faite ? De solidarité humaine. De la pire espèce. De celle qui permet, non de vivre, cela suppose un minimum de doute, mais de survivre. On sait que pour vaincre une force matérielle il faut lui opposer une force matérielle supérieure. On sait que les idées aussi peuvent se transformer en forces matérielles lorsqu'elles s'emparent des masses. C'est que les hommes aussi sont faits de matière. Pour ce faire, il faut que les idées aient la constance, la plénitude des choses. Elles les acquièrent, dans les relations sociales, quand le passé gouverne le présent, quand le désir de vivre s'efface devant la nécessité de survivre. Alors l'individu disparaît. Alors l'amour devient un conte.
Dans la société vietnamienne traditionnelle, pas de doute : l'amour est une conséquence du mariage. On mariait les enfants sans demander leur avis. Ils se débrouillaient ensuite pour s'aimer. Cela pouvait marcher quand on a le temps de vivre ensemble, d'apprendre à se connaître, ou à s'en accommoder si la vie, faute d'amour, offrait d'autres consolations. Comment s'en accommoder lorsque, hors l'amour, il n'y a que la guerre ? Avec la guerre, la révolution, le pouvoir de marier passa entre d'autres mains, moins brutales, mais encore plus oppressantes : l'Organisation. Vu Sinh et sa femme Luu avait ainsi vécu. Ils étaient responsables dans la Jeunesse Communiste. Ils se rencontrèrent dans des réunions, sur les chemins des combats. Un soir de pluie, leurs regards se croisèrent au hasard d'un poème que quelqu'un déclamait. Un compagnon lança une plaisanterie, un autre la prolongea, et le rire s'enfla. Et ils rougirent. Ainsi naquit une rencontre, délicieuse et banale, comme partout ailleurs au monde.
Après, on erre dans un autre monde. La plaisanterie devient rumeur et la rumeur réalité. L'Organisation s'en saisit.
"Naturellement, à la réunion des Jeunesses Communistes, l'amour entre Luu et Vu Sinh fut porté à l'ordre du jour. Ils furent convoqués par le camarade responsable.
- Depuis quand êtes-vous amoureux l'un de l'autre sans que personne le sache ?
...
Le responsable le considéra d'un oeil affectueux :
- Soyez sans inquiétude, camarade. Bien que la lutte contre l'ennemi demeure notre objectif primordial, l'Organisation a toujours pensé qu'il est de son devoir de se soucier du bonheur de ses membres. Notre force réside dans la collectivité. L'union fait la force, tout se passera à merveille, croyez-m'en..."
L'Organisation maria le couple vaguement consentant. Ils vécurent "ensemble" neuf ans (une fugitive étreinte toutes les deux semaines, au rythme des permissions). Ils eurent deux enfants. Ils comprirent qu'ils ne s'étaient jamais aimés. Ils eurent le courage de le reconnaître, de se le dire, d'essayer de se séparer. Trop tard. L'Organisation allait s'en mêler qui transforma ce couple bancal en destin et le désir d'aimer en crime. Duong Thu Huong nous montre ce glissement insidieux, cette lente dégradation des relations humaines au sein d'un monde né du moyen âge vietnamien édulcoré de marxisme à la chinoise. La guerre n'y est pas au premier plan. On ne sent sa présence et ses nécessités qu'à travers la vie de tous les jours. Et c'est ce qui plaît dans ce livre. Car Duong Thu Huong ne s'y livre pas à une attaque en règle contre une Organisation abstraite. De toute façon, en ce temps-là, comment survivre sans organisation ? Elle dévoile des humains embarqués dans les mailles du filet, leurs doutes, leurs certitudes, leurs indifférences, leurs cruautés, et, lancinantes tout au long de trente années d'obscurs désastres personnels, leurs volontés d'aimer... Ce n'est plus, dès lors, un réquisitoire abstrait contre un Système abstrait. C'est un appel à la responsabilité individuelle devant l'existence quel que soit le monde qu'on nous impose, un appel à la dignité, une invitation à la liberté.
La jeunesse vietnamienne ne s'est point trompée, qui lui réserve estime et tendresse, et dévore ses nouvelles et ses romans. Les idéologues vietnamiens ne sont pas non plus trompés, qui l'ont chassée du Parti et l'ont mise en prison. Car naître vietnamien en ce siècle, c'est nourrir un destin qui semble a priori exclure l'amour. Quand la nuit dure trente ans, cette aventure singulière qu'on appelle aimer ne peut être qu'un conte des temps d'avant l'aube, un vague souvenir de la nuit, à moins qu'elle ne devienne, par la volonté des amants, les premiers et derniers rayons d'un jour autre.
[1] Histoire d'amour racontée avant l'aube, Duong Thu Huong, traduit du Vietnamien par Kim Lefèvre, Editions de l'Aube.