"Français, encore un effort !" s'écriait le Divin Marquis. On l'a foutu en prison, on a mis ses oeuvres à l'index. Il le méritait. Il serait allé jusqu'au bout de lui-même, il aurait commis quelque crime abominable, on lui aurait trouvé sans peine quelques circonstances atténuantes. Mais appeler ouvertement les autres à y aller, quel ignoble scandale !
Pareille mésaventure n'arrivera certes pas à M. Mitterrand. Il entrera sans doute dans l'Histoire comme celui qui aura le mieux compris les Français de son époque et, plus que tout autre, aura aidé la France à devenir ce qu'elle est, une province des Etats-Unis. Bien sûr, le fait n'est pas récent et l'idée n'est pas neuve. Dès la fin de la Seconde guerre mondiale, J.P.Sartre l'avait clairement exprimée. Malheureusement, il n'avait aucune chance de convaincre : à lui seul, il représentait le contraire, car c'était un épicentre de la culture mondiale.
L'entreprise n'a rien d'une sinécure car les Français sont gens d'honneur et de tradition. Dès qu'il s'agit de principes, on trouverait difficilement, en Europe, peuple plus intransigeant, plus sanglant. Ils ont abattu la Bastille. Ils ont, sans état d'âme, coupé le cou à la royauté. Ils ont baladé leur Grande Armée à travers l'Europe. Ils ont instauré la Commune et fusillé les communards. Ils ont imaginé Mai 68 et tabassé leur jeunesse. Ils ont inventé Descartes et Sade, J.P.Sartre et Breton. Ils sont seuls à posséder à la fois la Droite la plus bête du monde et la Gauche la plus gauche de la terre.
C'était une nation merveilleuse, unique. Personne n'y était d'accord avec personne. On s'y étripait joyeusement, sans remords, sans hypocrisie. On y vivait à visage découvert. Personne n'avait pu la rassembler. L'Homme du 18 Juin lui-même s'y cassa les dents, il ne rassembla jamais au-delà de la droite, au-delà de la peur. C'est qu'il n'y voyait pas très clair. La France de ses rêves datait du 19ième siècle. Elle tenait alors son rang dans le monde, le premier.
M. Mitterrand fut infiniment plus perspicace. Il ne prétendit jamais rassembler les Français, mais il le fit. Il prit le pouvoir au nom du peuple de gauche : c'était pour lui le seul moyen de le prendre en France. Il pratiqua des politiques que M. Barre applaudit, que M. Giscard soutient, que M. Chirac comprend. Il ne commit jamais l'erreur de se donner les moyens de sa politique. Il fit tout bonnement la politique de ses moyens, ceux de la France du 20ième siècle. Et il réussit le miracle. Tout en restant de gauche, voire socialiste, il convia tout le monde, gauche et droite confondues à la soupe. C'est ce qu'on appelle, en temps de paix, le consensus mou et, en temps de guerre, l'union sacrée autour de nos soldats de métiers. Il comprit parfaitement la seule chose à comprendre : pour conquérir le pouvoir en France, il faut suggérer ce que les gens aiment entendre, et pour le garder, il faut faire le contraire. Aussi, en toute occasion, il faisait frémir sa différence, celle de la France, pour suivre ensuite le troupeau. Chaque fois, les sondages lui donnèrent raison.
Les naïfs qui croyaient, à l'occasion de la Guerre du Golfe, que le "non" de la France à l'ONU valait 500.000 soldats américains, se trompent d'époque. Pour pouvoir le dire, encore fallait-il avoir ou vouloir les moyens de son ambition, voire, avoir une ambition. Mais que peut être encore l'ambition de la France aujourd'hui ? Garder son rang, c'est-à-dire conserver le fauteuil à l'ONU dont Churchill lui a fait cadeau. Ca, c'est pour l'honneur. Pour le reste, conserver sa part de gâteau dans le maigre festin du monde. Ne serait-ce que pour çà, en a-t-elle encore les moyens ? Rien n'est moins sûr si l'on pense au Japon et à l'Allemagne. Comme la gauche en France, la France dans le monde ne pouvait que dire OUI aux Etats-Unis, que ce soit pour assommer l'Irak et son dictateur ou pour interdire la vente d'un Airbus au Vietnam. Elle rappelle cette femme d'un fameux film italien, qui joignait les mains et regardait vers le ciel chaque fois que son mari lui ordonnait d'ouvrir les cuisses. Il y a des alliances fatales. Alors elle murmure, délicieusement, OUI, MAIS, puis elle s'allonge et fait ce qu'on lui demande de faire, conformément à son rang. Elle est le charme de l'Occident : elle apporte aux diktats américains des nuances toutes françaises, elle colore les belles images de CNN de doutes tout cartésiens. Comme Cardin et Chanel, elle donne une forme, une couleur, une odeur à une civilisation, la nôtre. En cela, elle est exemplaire. Car au-delà des chicaneries sur l'évaluation des rapports de force, reste une vérité, celle du mensonge.
Rien n'est plus difficile que devenir ce qu'on est. Il faudrait pour cela perdre la mémoire, occulter les humains et y renoncer pour l'avenir. Pendant deux siècles l'Occident a colonisé le monde, raflé à coup de canons et de gégène les ressources naturelles et humaines de la terre pour bâtir son bien-être, sa puissance économique, sa suprématie technologique. Il le fit ouvertement, en toute bonne conscience. C'est qu'il se croyait sincèrement mandaté pour une mission : civiliser les singes supérieurs. Quand il découvrit que ces singes étaient en fait des hommes, il eut mauvaise conscience et produisit quelques unes des plus belles oeuvres de la culture contemporaine. Ainsi progresse l'humanité : en se trompant de toute bonne foi. Ce qui est fait est fait. Tout ce que peuvent ceux qui ont survécu est de défaire, de refaire. Encore faut-il le vouloir. Le monde actuel est né de cette aventure, la suprématie de l'Occident y conserve ses racines, son bien-être continue de s'en nourrir. Les ressources du monde continuent d'y affluer. La logique du Marché assassine mieux que la logique de guerre : en masse, en silence, comme naturellement. Pas de visages, pas de noms, pas de traces, pas d'images. Seulement, on ne peut plus l'ignorer. Bien sûr, le colonialisme, le racisme, c'est fini, pour toujours, promis, juré. Mais le droit international n'interdit pas de profiter de ses conséquences. Il suffit de se leurrer pour être en paix avec sa conscience. En la matière, on peut faire feu de tout bois, depuis les Lois (divines ?) du Marché au respect des différences, en passant par certains votes bien choisis de l'ONU. Se leurrer n'est ni un crime ni même un délit. Cela peut même procurer un certain plaisir si l'on sait se leurrer avec élégance. C'est un art. L'art de s'oublier. Il est, dans la vie, des abandons charmants, voire exaltants. Dans le ballet américain, la France reste une artiste de haute tenue qui sait, de manière exquise, dire non en s'abandonnant. Malheureusement, le chorégraphe en chef n'est pas homme à apprécier les nuances. Il comprend mieux le langage des armes que les subtilités de la langue française. Les contorsions de hanches cessent de l'amuser quand vient le moment de passer à l'acte, le moment de vérité. Aussi, c'est l'Angleterre qui reste l'étoile du ballet.
Mais il ne suffit pas d'une belle phrase pour effacer deux siècles d'histoire et trois quarts de l'humanité. Un voeu d'impuissance même joliment emballé n'a jamais suffi pour occulter la réalité. S'il est vrai que le monde est un, que l'humanité est mortelle, que chaque homme est fait de tous les hommes, nos enfants payeront à coup sûr le prix de notre égoïsme, de nos lâchetés. Notre présent de mensonges leur prépare un avenir de silence où ils exploseront.