Il est des regards meurtriers. Ils respirent le bonheur. Ce sont des regards d'enfants, des regards de fous.
Ils donnent à voir un monde qui n'existe pas, un monde où l'on peut manger sans avoir à s'humilier, où l'on peut recevoir un sourire sans devoir payer.
Il y a des folies qui résultent de lésions du cerveau. Ce sont des accidents de la nature. Ce n'est pas la folie.
La folie est une affaire purement humaine. Sans doute recèle-t-elle quelque sagesse. Dans maintes cultures, les dieux protègent les fous. C'est que la folie, ce n'est parfois qu'une certaine manière de voir, de vivre ce monde, notre monde.
C'était un monde de feuilles et de fleurs lacérées par des chenilles d'acier. Un monde qui eut jadis un sens. C'était le temps où l'on savait pourquoi. Pourquoi se battre, souffrir, vivre, mourir. La douleur, toutes les douleurs se supportaient, se vivaient. Elles étaient porteuses d'avenirs.
D'un seul coup, tout a basculé. La douleur soudain n'a plus de sens, n'ayant plus d'avenir. A travers les terres calcinées, les villages éventrés, les familles disloquées, mécaniquement, les siècles colonisés reprennent leur marche. Malheur à ceux qui viennent au monde sans capitaux. Ils ne sont pas humains. Alors vient la tentation de l'oubli. Dans la lâcheté, ou la folie.
Mais il y a une lucidité du corps, qui se souvient. Des déchirures de la terre par le fer, par le feu. Des brûlures de la chair par les poisons chimiques. Des pertes définitives, des cassures irréparables. Quelque part, dans le chaos de la guerre, dans le chaos de la paix, la paix de marché, des âmes naissantes se sont effondrées, cherchent à oublier, et se sont dissoutes dans des corps qui encore se souviennent. Et une main se crispe, un pied se tord, une bouche grimace, des yeux se figent. Ce sont des fous, des sages, des enfants qui ne deviendront jamais des hommes.
La folie des enfants, c'est l'ultime tentative de vivre un monde insoutenable, c'est l'esprit gommant la réalité d'un monde dénué d'esprit, c'est l'enfance fuyant l'inhumanité de l'homme à devenir. C'est la maladie la plus contagieuse de notre époque.
Car la folie, c'est aussi l'homme acceptant l'inhumanité des autres, de soi. C'est l'oubli, la bonne conscience de ceux qui se sont résignés. En elle, sur notre monde plane l'ombre d'une croix. Gammée.
Phan Huy Duong
11-93
© Copyright Phan Huy Ðường, 1993
Texte pour l'album de photos
1994/02