UnCertainVisageDeLaFrancophonie

 

Un certain visage de la francophonie

 

Le Vietnam est-il un pays francophone ? Si on entend par là un pays où la langue française joue un rôle prédominant dans l’administration, la culture, la vie quotidienne, un pays où on parle et écrit couramment le français, assurément non. Ce pouvait encore être le cas avant la révolution de 1945 et la guerre qui s’ensuivit. La langue française n’était certes pas parlée, comprise par la majorité des Vietnamiens qui étaient des paysans incultes. Mais le français représentait la langue de la culture pour la plupart des intellectuels, des écrivains et des artistes. Il exerçait une influence profonde dans la culture vietnamienne. Tout un ensemble de raisons historiques en faisait la première langue étrangère du Vietnam. Mais aujourd’hui, l’anglais tend à devenir la première langue étrangère. C’est en tout cas la langue que les jeunes choisissent en priorité d’apprendre. Les États-Unis sont aussi le pays qui accueille le plus d’étudiants vietnamiens. La quasi-totalité de l’activité économique internationale et des relations diplomatiques se réalisent en anglais. La tendance est irréversible, le Vietnam faisant partie d’un ensemble régional dominé par l’usage de l’anglais dans les relations internationales. Aujourd’hui, au Vietnam, pour trouver des gens capables de parler et d’écrire dans la langue de Voltaire, il faut justement chercher dans la génération de ceux qui aimaient Voltaire, Rousseau, Lamartine, Hugo, Baudelaire, Rimbaud et quelques autres, chez les plus de soixante ans.

Le Vietnam a-t-il définitivement cessé d’être un pays francophone ? Dans le sens courant, oui. Dans un autre sens, non, il reste et restera un pays francophone. C’est de ce dernier sens dont je voudrais parler. L’hypothèse que j’émets à ce sujet est : la culture vietnamienne s’est profondément imprégnée de la culture française dans un domaine fondamental, un domaine qui exerce une influence décisive dans tous les autres domaines de la culture, dans la langue vietnamienne elle-même.

Le Vietnam est un petit pays niché au sud de la Chine, protégé par d’imposantes montagnes. Cette protection naturelle a certainement aidé les Vietnamiens à préserver leur indépendance. Mais ce n’est sans doute pas la seule raison de cette indépendance. Le pays a été colonisé par la Chine pendant une dizaine de siècle, depuis le début de l’ère chrétienne jusqu’au dixième siècle. Il ne s’est pas laissé assimiler comme tant de petits pays aux marches de l’Empire du Milieu. C’est qu’il avait une culture propre, vigoureuse, indestructible. Il existait depuis longtemps une civilisation du bronze très développée au nord-Vietnam. Il existait là un peuple, une langue, une culture. Ce qui frappe dans cette civilisation antique, c’est l’absence d’une écriture. Les Vietnamiens n’ont accédé à l’écriture qu’avec la colonisation chinoise. Ils ont adopté l’écriture chinoise, ils se sont imprégnés de la culture chinoise. Jusqu’à la colonisation française, la langue administrative, la langue des lettrés, c’était le chinois. Néanmoins, la culture séculaire des Vietnamiens continuait de subsister à côté de la culture officielle à travers la culture populaire orale de langue vietnamienne. Aujourd’hui, on estime que le vocabulaire vietnamien est constitué pour moitié de mots d’origine chinoise et pour moitié de mots d’origine vietnamienne. Toujours à la recherche de son expression écrite, la langue vietnamienne s’est même créé une écriture propre appelée écriture démotique. Grosso modo, on écrivait des mots vietnamiens en associant deux idéogrammes chinois, l’un pour rendre le sens, l’autre pour rendre le son. Les plus grands lettrés vietnamiens ne dédaignaient pas d’écrire dans cette langue et, de fait, les plus grands chefs-d'œuvre de la littérature classique du Vietnam furent écrits dans cette langue et utilisaient la métrique de la poésie populaire du Vietnam : Kim Văn Kiều de Nguyễn Du, Chinh Phụ Ngâm de Đoàn Thị Điểm (ce long poème fut originellement écrit en langue chinoise classique par Đặng Trần Côn. Mais c’est la traduction en vers vietnamiens alternant deux vers de sept pieds, un vers de six pieds et un vers de huit pieds qui s’est imposée à la postérité. Cette traduction est attribuée par certains chercheurs à Phan Huy Ích), etc.

De cette longue période historique qui s’étale du début de l’ère chrétienne à la colonisation française, on peut retenir cette indication : bien que dominée, subjuguée par la culture chinoise au point de s’intégrer en partie à elle, la culture vietnamienne originelle reste vivace et toujours en quête de son écriture.

La rencontre avec l’Occident, la colonisation française, auront une influence essentielle sur l’évolution de cette culture et de cette langue. Le fait le plus marquant est sans doute l’adoption volontaire, volontariste même de l’écriture romaine par les Vietnamiens. Ce sont des jésuites qui ont, à l’origine, créé cette écriture. L’administration coloniale encourageait son usage au début du vingtième siècle. Mais ce sont des intellectuels, des écrivains et des artistes vietnamiens qui l’ont imposé comme Quốc Ngữ, langue nationale. De tous les pays « confucéens » de la région, le Vietnam est le seul qui utilise l’écriture romaine. Plus important encore, c’est à travers cette écriture que le vietnamien contemporain s’est forgé. Entre 1925 et 1945, une centaine d’intellectuels, d’écrivains, de journalistes, de poètes, etc., tous devenus des classiques de la littérature vietnamienne, ont créé au Vietnam quasiment toutes les formes de la création littéraire de l’Occident. Or, ces hommes étaient imprégnés non seulement de culture classique chinoise, mais aussi de culture française. En écrivant leurs œuvres en Quốc Ngữ, ils entendaient s’opposer à la culture chinoise considérée comme dépassée, et créer une nouvelle culture susceptible d’ouvrir au Vietnam le monde contemporain. Ils entendaient aussi ouvrir cette culture aux masses populaires. Leur mouvement de diffusion du Quốc Ngữ fut prolongé par la résistance Việt Minh. De fait, avec l’usage de l’écriture romaine, tout Vietnamien pouvait apprendre à lire et à écrire en quelques mois. En un temps record, un peuple en majorité analphabète accéda à la lecture et à l’écriture. Cette nouvelle culture est largement d’inspiration française, à la fois par le contenu, par les formes littéraires et par la langue écrite. Un exemple entre cent : le professeur Hoàng Xuân Hãn, mort la semaine dernière, membre fondateur des Comités pour la diffusion du Quốc Ngữ, était un ex-polytechnicien, (X-Ponts, agrégé de mathématiques), l’auteur d’un dictionnaire de Vocabulaire Scientifique, d’une revue Science, et de multiples œuvres de recherche en histoire, en littérature, en poésie, etc.

Cette extraordinaire créativité, cette incroyable floraison d’œuvres en l’espace d’une vingtaine d’années, n’est pas sans incidence sur la langue vietnamienne elle-même. Les textes vietnamiens du début du vingtième siècle sont aussi différents des textes vietnamiens des années trente et quarante qu’un texte de Rabelais l’est d’un texte de Voltaire. On peut penser que dans ce laps de temps extrêmement court, les Vietnamiens ont réalisé une partie importante de l’effort de rationalisation de la langue qui s’est effectué en France entre le quinzième et le dix-huitième siècle. Ils l’ont fait en s’inspirant de la langue française. Ils ont, à mon avis, introduit à l’intérieur de la langue vietnamienne des structures grammaticales françaises, c’est-à-dire, en définitive, des structures mentales françaises. Quand on traduit du vietnamien au français, on est parfois ébahi de trouver qu’une traduction mot à mot d’une phrase en vietnamien aboutit à une phrase française grammaticalement correcte ! Comment expliquer ce mystère, vu la différence a priori entre ces deux cultures ? C’est en cela, à mon avis, que le Vietnam est un pays profondément francophone. En parlant, en écrivant le vietnamien, les Vietnamiens font vivre, à travers leur propre langue, certains éléments de la culture française, certaines structures mentales françaises. Ce cousinage culturel entre Français et Vietnamiens est peut-être un phénomène unique dans les échanges culturels entre l’Occident et l’Orient.

La culture vietnamienne de nos jours est une culture largement métissée dans de nombreux domaines.

Pour les valeurs, on y retrouve un vieux fond de valeurs populaires venues de temps immémoriaux, des valeurs confucéennes, bouddhiques venues essentiellement de Chine, des valeurs de la révolution française, de la culture française jusqu’au début du vingtième siècle, des valeurs marxistes plus ou moins tordues et, dans une mesure moindre, pour le moment, des valeurs de la culture américaine.

Pour le vocabulaire, on retrouve le même mélange. Pour l’essentiel, le vocabulaire culturel vietnamien est d’origine chinoise ou vietnamienne. Le vocabulaire scientifique et technique sera de plus en plus d’inspiration occidentale.

Pour la structure de la langue parlée et écrite, on retrouve le vieux fond populaire, la langue chinoise et des structures inspirées de la langue française.

Je pense que ce métissage culturel représente une chance unique pour le Vietnam. Le travail entrepris dans les années trente et quarante devrait être amené à son terme. Mais il n’est pas sans danger. À l’entreprendre sans prudence, sans mûre réflexion, il risque de détruire une richesse particulière et essentielle de la langue vietnamienne.

L’écriture romaine encourage en soi la formation d’un esprit analytique et synthétique. La rationalisation du langage est une nécessité pour la formation d’un esprit scientifique, elle sera sans doute menée jusqu’au bout. D’ores et déjà, et de plus en plus, le vietnamien comporte et comportera tout ce qui est requis pour permettre aux Vietnamiens d’accéder au monde de la science, condition sine qua none pour entrer de plein pied dans le monde contemporain.

Néanmoins, cette rationalisation du langage risque de le rendre de plus en plus abstrait. D’un certain  point de vue, la langue vietnamienne est très « archaïque ». Elle est extrêmement riche en mots évoquant de manière quasi charnelle le rapport direct, instinctif de l’homme à la nature, à la vie, à la société, aux autres. Le vietnamien ne comporte pas moins de soixante-douze voyelles simples. Si on compte les voyelles composées, on doit tourner autour de la centaine. C’est dire la richesse musicale de cette langue. En plus, les mots décrivant les couleurs, les odeurs, les bruits, la consistance et le goût des choses, sont en nombre effrayant pour un traducteur. Il y a aussi beaucoup d’onomatopées. Enfin, il y a de multiples manières d’exprimer les sensations, les sentiments, la pensée par le simple jeu de glissements de son sur un mot. Cette richesse musicale, l’absence d’une écriture propre, ont sans doute contribué à faire de la poésie la forme dominante, jusqu’au vingtième siècle, de la littérature vietnamienne. Cet aspect « archaïque » de la langue vietnamienne est précieux à plus d’un titre. C’est un héritage qui nous vient de loin, sans doute d’un passé immémorial où le langage, dans son jaillissement, exprimait directement les rapports des hommes entre eux à travers leurs rapports au monde où ils vivaient. Cet héritage mérite d’être en partie conservé, surtout de nos jours, quand l’ouverture au monde entraîne irrésistiblement les Vietnamiens à changer leur relation à la nature et aux gens, à adopter un mode de vie et des rapports au monde de plus en plus inspirés de l’Occident. Mais on ne peut réduire la relation de l’homme au monde à la science ou à l’échange marchand sans le mutiler. En ce domaine, la langue vietnamienne « archaïque » peut encore apporter aux Vietnamiens le « supplément d’âme » qu’ils ne trouveront pas dans leur ouverture au monde contemporain et, qui sait, irriguer modestement ce monde avec des valeurs d’une très vieille culture.

03-96

Phan Huy Duong