Un drame culturel de notre temps

Un drame culturel de notre temps

Causerie sur la littérature contemporaine du Vietnam

au Musée d'Aquitaine, Bordeaux, 2004-01-14

Phan Huy Đường

 

Il est toujours artificiel de découper une culture en tranches. Toute culture s'enracine dans la mémoire des siècles et, pour ce qui concerne son expression à travers le langage, dans la nuit des temps. Néanmoins, il est des époques où les écrivains majeurs se réclament eux-mêmes d'une rupture avec la littérature passée pour revendiquer la modernité. Ils manifestent cette rupture dans leurs œuvres, à travers leurs écritures. Quelque chose de ce genre est survenue au Vietnam au cours du 20e siècle. Pour comprendre en quoi cette rupture fut radicale et projette la culture traditionnelle du Vietnam dans les temps modernes mais en quoi cette rupture est aussi la continuation d'un très ancien passé, il suffit de jeter un coup d'œil sur le tableau suivant.

 

Période

Histoire

Culture, idéologie

Littérature

Le royaume de Văn Lang

10e - 3e A.C.

Les rois Hùng

Tribus Lạc Việt

Âge du Bronze

Phùng Nguyên

Ðồng Ðậu

Ðông-Sơn

Légendes orales

Royaume Âu Lạc

3e Ac

An Dương Vương

Tribu Âu Việt

Âge du fer

Légendes orales

Colonisation chinoise 179 A.C. - 938

Les sœurs Trưng : 40-43

La Dame Triệu : 248

Ngô Quyền, 938

Introduction de la culture chinoise

Populaire orale

Dynastie des Lý : 1009-1225

État centralisé

Bouddhisme prépondérant

Taoïsme

Populaire orale

Chinois classique

Dynastie des Trần : 1225-1400

Résistance anti-mongole

+ confucianisme

Populaire orale

Chinois classique

Nôm, 14e

 

Dynastie des Hồ : 1400-1407

Réformes avortées

Confucianisme prépondérant

 

1407-1427

20 ans de domination chinoise

 

 

Dynastie des Lê : 1428-1789

Guerres féodales

Confucianisme prépondérant

Christianisme, 16e

Quốc Ngữ : 17e

Nguyễn Trại

Ðặng Trần Côn

Ðoàn Thị Ðiểm

Dynastie des Tây Sơn : 1788-1802

Guerres (Chine, Siam)

Guerres féodales

Réunification

Confucianisme prépondérant

Nôm officiel

Nguyễn Du

Hồ Xuân Hương

Dynastie des Nguyễn : 1802-1858

Fin définitive des guerres féodales

Confucianisme prépondérant

Nguyễn Công Trứ

Cao Bá Quát

Colonisation française :1858-1930

Résistances variées

Tentatives d'ouverture au monde contemporain

Lettrés modernistes

1930-1945

 

Le Quốc Ngữ, écriture nationale

Début de la littérature contemporaine

Romantisme, réalisme, révolutionnaire

1946-1954

Guerre d'Indochine

Communisme, nationalisme

Littérature de combat

1954-1975

Guerre du Vietnam

Nord : idéologie communiste

réalisme socialiste

symbolisme (1956), Nhân văn Giai Phẩm

 

 

Sud  : idéologie monde libre

influences occidentales variées, essentiellement française

1976-1987

Embargo, Ðổi mới

Idéologie communiste

réalisme socialiste

 

Boat-people

Anticommunisme

littérature immigrée

1988-1989

Ðổi mới

Unique tentative de libéralisation

Dương Thu Hương, Nguyễn Huy Thiệp, Phạm Thị Hoài, Bảo Ninh…

1990-

 

Pensée Hồ Chí Minh

réhabilitation des écrivains 1956

Bùi Ngọc Tấn

Censure discrète

Extrait de Littérature Vietnamienne, Historique et textes, éditions Fleuve Rouge, Hanoi, 1979.

Ce synoptique appelle quelques remarques.

1.       Le Vietnam est une terre de vieille culture. Il est devenu un pays indépendant avec un État centralisé dès le 10e siècle, quelques bons siècles avant la naissance des États-Unis et de nombreux pays européens. De cette vieille culture revendiquée à travers les légendes sur l'origine du peuple vietnamien, il ne reste pas grand-chose, des sculptures en pierre, des tambours de bronze, etc. qui relèvent surtout de l'archéologie. On peut même se demander si les Vietnamiens d'aujourd'hui sont réellement les descendants lointains des rois Hùng. Néanmoins, il est certain que ce fut le berceau d'une civilisation. Les Chinois qui l'ont conquis plus d'un siècle avant l'ère chrétienne y ont trouvé un peuple différent qu'ils appelaient Giao Chỉ dans leurs annales. De cette civilisation, quelque chose demeure vivant à nos jours, la chose la plus essentielle de toute culture, le langage. Les gens qui vivaient dans cette contrée du monde parlaient des langues différentes du Chinois. L'une de ces langues, c'est la langue des Vietnamiens vivant dans le delta du Fleuve Rouge, la langue des Kinh, le peuple majoritaire du Vietnam actuel. Cette langue est suffisamment riche, suffisamment ancrée dans l'âme et la vie des gens pour résister à dix siècles de colonisation chinoise, pour continuer à se développer, à produire des œuvres dans la culture populaire orale. Depuis elle s'est encore développée pour devenir aujourd'hui une langue capable de véhiculer toutes les sciences et les techniques.

2.       Si les Vietnamiens ont su créer une langue belle, sensuelle et riche, digne de survivre jusqu'à ce jour, ils n'ont pas su inventer une écriture. Ce fait d'une importance extrême provoque des conséquences qui posent des problèmes cruciaux à cette culture depuis des millénaires à nos jours. La transmission purement orale de la culture, ne permet pas de la consolider, de la capitaliser, de l'approfondir, de la développer durablement à grande échelle. En conséquence, les Vietnamiens sont un peuple qui ne possède pas de systèmes de pensée propres. En dehors des traditions de type tribal ou clanique toujours très vivaces de nos jours et qu'on retrouve chez tous les peuples anciens, le bouddhisme, le confucianisme, le taoïsme, le christianisme, la pensée des Lumières, le marxisme et, aujourd'hui, l'idéologie américaine, tout est emprunté au monde extérieur, au gré des circonstances. N'ayant pas de système de pensées propre, les Vietnamiens n'ont pas de tradition philosophique. N'ayant pas de tradition philosophique, les Vietnamiens manquent de capacité critique dans l'accueil des cultures étrangères. L'histoire du Vietnam au 20e siècle le prouve une nouvelle fois douloureusement.

3.       En gros, et en laissant de côté les cultures des peuples minoritaires, depuis la colonisation chinoise jusqu'au début du 20e siècle, vivaient au Vietnam deux littératures parallèles, la littérature officielle de la cour, des mandarins, des lettrés, d'expression et d'écriture chinoise et la littérature populaire des villages d'expression orale dans un langage "archaïque" agrémenté de sino-vietnamien. Ce legs du passé, il reviendra aux écrivains contemporains de décider quoi en faire.

4.       Il est remarquable que très tôt, dès le 14e siècle et sans doute beaucoup plus tôt encore, car il faut du temps pour créer une écriture, les lettrés vietnamiens aient éprouvé le besoin de créer une écriture particulière pour s'exprimer dans leur langue maternelle. Cette écriture, c'est le Nôm. Le principe pour le constituer est le suivant : pour exprimer un mot typiquement vietnamien, on accole deux idéogrammes chinois, l'un exprimant le sens et l'autre le son pour créer un idéogramme Nôm. Il est plus remarquable encore que les plus grandes œuvres des plus grands écrivains vietnamiens du passé sont des œuvres en Nôm. Dès le 15e siècle, Nguyễn Trãi, le plus grand humaniste vietnamien, grand stratège militaire, fin diplomate, homme d'état éminent, grand poète a laissé une grande œuvre en Nôm. Le lecteur français peut faire sa connaissance dans le roman historique Dix mille printemps d'Evelyne Féray. Le grand poème Chinh Phụ Ngâm, La complainte de la femme du guerrier, de Ðặng Trần Côn est plus connu dans sa version Nôm, dans une métrique typiquement vietnamienne attribuée à Mme Ðoàn Thị Ðiểm ou à Phan Huy Ích que dans la version chinoise classique originelle. La plus grande œuvre poétique vietnamienne Kim Vân Kiều de Nguyễn Du est aussi en Nôm. Enfin, la plus grande poétesse vietnamienne, Hồ Xuân Hương s'exprime aussi largement en Nôm. Cela signifie que même s'ils étaient de formation chinoise, les grands écrivains vietnamiens de jadis recourraient à leur langue maternelle pour exprimer le plus profond d'eux-mêmes. L'usage du Nôm a certes permis de sauvegarder une partie de la culture typiquement vietnamienne (contes, légendes, etc.) et la naissance de grandes œuvres littéraires. Mais cette écriture comporte des contraintes draconiennes pour le peuple : avant de pouvoir écrire le Nôm, il faut savoir écrire le chinois. Aussi, c'est une écriture réservée à une partie de la couche des mandarins et des lettrés.

5.       L'écriture contemporaine vietnamienne, l'écriture en caractère latin, est aussi une écriture empruntée à l'étranger. Elle fut créée par des jésuites portugais au 17e siècle et ardemment propagée par Alexandre de Rhodes. Naturellement, elle servait d'abord à propager la religion chrétienne et ensuite à faciliter l'administration coloniale. Mais pour propager la religion chrétienne au sein du peuple et souvent contre la volonté des empereurs, il fallait être proche du peuple. On ne peut pas être proche du peuple sans aimer sa langue. De fait, les créateurs de l'écriture vietnamienne contemporaine aimaient suffisamment cette langue, ils étaient sans doute très cultivés et fins linguistes avant la lettre car ils avaient réussi à créer un système d'accents diacritiques génial, presque parfait qui permet d'exprimer toute la musicalité de la langue vietnamienne, une des langues les plus musicales qui soient. Quelles que soient leurs motivations, les Vietnamiens leur doivent reconnaissance et ils n'ont pas manqué de le manifester tout dernièrement encore en célébrant le centième anniversaire de la mort d'Alexandre de Rhodes. Mais un autre fait, qui a son importance, est à retenir : ce sont les Vietnamiens qui d'eux-mêmes ont adopté cette écriture. Contrairement aux lettrés du passé qui considéraient l'écriture latine comme l'écriture de l'ennemi, dans les années 20-30, des intellectuels vietnamiens ont lancé un mouvement pour adopter l'écriture latine en tant qu'écriture nationale ou Quốc Ngữ. Ils avaient compris que c'était le meilleur moyen pour alphabétiser le peuple, élever son niveau culturel en vue de la reconquête de l'indépendance nationale. Ce fut vers cette période que le professeur Hoàng Xuân Hãn, ancien élève de Polytechnique et de l'Ecole des Ponts et Chaussée écrivit le premier dictionnaire scientifique vietnamien essentiellement centré sur les mathématiques, la physique et la chimie. Plus important encore, il a posé les principes de base pour édifier un langage scientifique homogène. Il introduisit aussi le démarche scientifique dans le domaine des "sciences humaines". S'appuyant sur le Larousse Universel et le Larousse du 20e siècle, le lexicographe Đào Duy Anh a publié le dictionnaire Français-Vietnamien en 1936. Il fut sans doute l'un des grands initiateurs des intellectuels vietnamiens à la pensée occidentale, y compris le courant communiste. Enfin, de 1930 à 1945, une centaine d'écrivains ont publié leurs œuvres dans cette écriture, créant en vietnamien quasiment toutes les formes littéraires de l'Occident, depuis la nouvelle poésie au roman policier. Vũ Ngọc Phan les ont commentés dans un livre célèbre : Les écrivains vietnamiens modernes publié en 1942. Presque tous les écrivains cités sont devenus des "classiques" de la littérature vietnamienne. C'est dire si notre auteur était un homme avisé !

Si on compare la littérature de cette période 1930-1945 avec un roman culte de l'année 1925, Tố Tâm de Hoàng Ngọc Phách, on sera surpris par la différence de langage. On dirait deux langues différentes. Un jeune Vietnamien d'aujourd'hui comprendrait difficilement le roman de Hoàng Ngọc Phách de même qu'un Français peinerait à comprendre Rabelais en version originale mais n'éprouverait aucune peine à lire Voltaire. C'est dire qu'en l'espace d'une quinzaine d'année, les écrivains vietnamiens ont fait sur la langue vietnamienne le genre de travail que les Français ont effectué sur la langue française de Rabelais à Voltaire. On peut donc dire sans risquer de trop se tromper : la littérature contemporaine du Vietnam est née autour des années 30.

Essayons de détecter quelques aspects de cette floraison littéraire exceptionnelle. J'exprime ici des considérations personnelles.

1.       Beaucoup d'écrivains auteurs de cette transformation du langage et de la littérature vietnamienne étaient des gens de grande culture. Ils possédaient la culture chinoise, la culture vietnamienne en Nôm, la culture populaire, la culture française et, pour certains, la culture scientifique. Pour ce qui concerne la culture française, ils n'étaient pas seulement fins connaisseurs des 17,18,19e siècles français. Certains appréciaient déjà la poésie d'Apollinaire. Disons que dans le milieu des poètes, Rimbaud et Verlaine étaient des familiers. Bien entendu, cela n'est pas sans impact sur leurs œuvres et l'élément nouveau le plus incisif venait de la culture française.

2.       En majorité, ils avaient tendance à une espèce de retour aux sources, c'est-à-dire utiliser autant que faire se peut des mots d'origine vietnamienne au lieu du vocabulaire sino-vietnamien. Ainsi, dans les notes introductives à son dictionnaire Français-Vietnamien, Đoà Duy Anh écrit (note N° 3) : Quand on traduit le français, il convient de choisir comme cible le Quốc-ngữ (langue nationale), traduire d'abord vers le langage courant, ensuite seulement vers le sino-vietnamien ; c'est seulement quand il est impossible de traduire en langage courant qu'on utilisera les mots sino-vietnamien, auquel cas, je donnerais l'idéogramme correspondant. C'est en ce sens qu'il convient de comprendre en quoi la rupture dont nous parlions ci-dessus est aussi une continuation : la langue vietnamienne originelle n'a jamais cessé d'exister, elle a toujours continué de se développer à côté de la langue sino-vietnamienne. Avec cette rupture, elle connaît un regain de vitalité. Je crois que la tentative de rupture est essentiellement une tentative de se libérer de l'emprise de la culture confucéenne chinoise sur le plan du langage comme sur le plan de l'idéologie.

3.       Sur le plan des valeurs, ce fut vers cette période que les idéaux de la révolution française se propagèrent dans les couches instruites du Vietnam avec les concepts de liberté, d'égalité, de démocratie, d'universalité, etc. Un courant souterrain apparut aussi, le courant communiste.

4.       Sur le plan des formes littéraires, on assista à la naissance de quasiment toutes les formes littéraires connues en Occident. Les deux grands courants littéraires de l'époque sont le romantisme et le réalisme. Quelques poètes seulement étaient proches du symbolisme. Un seul, le chrétien Hàn Mạc Tử avait des accents métaphysiques.

5.       Sur le plan de l'écriture du vietnamien, tous se publiaient avec le Quốc-ngữ, avec l'alphabet latin. Je ferais ici deux remarques. D'abord, le système de codification latine est foncièrement analytique. Apprendre à écrire le vietnamien avec l'alphabet latin entraîne inconsciemment l'esprit à aborder le monde de manière analytique, le prépare à un certain type de relation au monde. Ensuite, comme l'avait remarqué Đào Duy Anh (note N° 2) : la langue nationale ne possède pas encore de grammaire, aussi la syntaxe et la phraséologie manquent de rigueur. Évidemment, nos écrivains profitèrent de cette révolution culturelle pour procurer à leur langue la rigueur qui lui manquait en la restructurant. Pour ce faire, je pense qu'ils se sont inspirés de la grammaire… française ! Quand on relit aujourd'hui les livres de grammaire de Trần Trọng Kim, c'est quasiment une traduction de la grammaire française de ces temps-là. Par ailleurs, en tant que traducteur, souvent il m'arrive en faisant du mot à mot de tomber sur une phrase syntaxiquement correcte en français. Impossible d'expliquer un tel phénomène entre deux cultures si différentes, si éloignées l'une de l'autre autrement que par ce fait : en écrivant leurs œuvres, ceux qui ont créé la langue vietnamienne contemporaine ont en partie introduit dans notre langue une structure syntaxique à la française. Or structurer une phrase, c'est aussi structurer sa propre pensée. En ce sens, lorsqu'un Vietnamien d'aujourd'hui pense en vietnamien, il met en œuvre dans sa tête des structures mentales françaises. Nous sommes devenus cousins par nos langues. Le Vietnam n'est pas un pays francophone par le nombre d'habitants pratiquant le français. Il l'est par les concepts hérités de la culture française de Descartes à la fin du 19e siècle, mais les concepts se traduisent, essentiellement avec des mots sino-vietnamiens d'ailleurs. Il l'est par le goût artistique, littéraire, et plus généralement le goût culturel, domaine dans lequel la France exerce encore une fascination certaine. Il l'est surtout par sa propre langue. C'est ainsi que je conçois la francophonie du Vietnam.

Ce cousinage pose naturellement quelques problèmes. La langue française est outrageusement abstraite, rationaliste. De nombreux rapports vivants de l'homme au monde sont chosifiés sous forme de substantifs. Sans les quelques 26.000 exceptions à la grammaire recensées par une université canadienne, elle risquerait d'étouffer toute fantaisie et notre littérature risquerait de nous faire bailler. La langue vietnamienne est, de ce point de vue, "archaïque", extrêmement sensuelle. Elle exprime un rapport quasi-charnel de l'homme au monde. Il n'y a qu'à voir le nombre d'adjectifs, d'onomatopées, de variations musicales sur eux pour s'en rendre compte. C'est par excellence la langue de la poésie, de la littérature. Enfermer une telle langue dans une structure rationaliste risquerait de l'étouffer. Un problème se pose à nos écrivains. Que veulent-ils faire de la langue dont ils ont hérité? Mon avis personnel est : d'une part, il faut continuer ce travail de rationalisation de la langue, faire en sorte qu'elle devienne toujours plus claire, plus concise, pour disposer d'un outil d'acquisition du savoir scientifique sans lequel nous n'entrerons jamais dans le monde moderne et d'un outil de communication sans ambiguïté dans les domaines où cette non-ambiguïté est nécessaire, c'est-à-dire pour l'essentiel le domaine des rapports de l'homme à la matière. D'autre part, il convient de conserver à notre langue toute sa sensualité, sa souplesse dans les rapports de l'homme à la vie, à l'homme, le domaine des qualités et des valeurs sans toutefois manquer de rigueur de pensée et retomber dans le flou artistique des concepts mal ficelés. Mais il s'agit ici de la rigueur d'une autre logique qui n'a rien à voir avec la logique formelle. Pour cela, les Vietnamiens disposent traditionnellement d'au moins trois systèmes de pensées dont aucun ne relève de la logique formelle : Bouddhisme, Confucianisme, Taoïsme. A eux de savoir quoi en faire.

6.       Le Parti communiste vietnamien est né en 1930. Il avait quelques théoriciens en art et littérature. Plus tard, au pouvoir, il faisait grand cas dans ses publications des débats sur le sujet avec les écrivains petits bourgeois. En fait de débat il n'y en eut guère. D'abord parce que les écrits communistes étaient interdits. Ensuite parce que la plupart des grands écrivains de l'époque ne connaissaient pas grand-chose du communisme et encore moins du réalisme socialisme en art. Ils ne pouvaient donc pas en débattre.

La révolution littéraire au Vietnam du 20e siècle a été brutalement interrompue par la guerre. La majorité des grands écrivains de l'époque ont rejoint la résistance, sont allés dans les maquis. Au départ, beaucoup admiraient ou sympathisaient avec le Parti communiste reconnaissant en lui le parti patriotique ayant reconquis l'indépendance du pays et acceptaient de bon cœur sa direction. Certains ont tenté sincèrement de se réformer, c'est-à-dire d'adhérer à la ligne politique et idéologique du parti en matière d'art et de littérature. Pas grand-monde n'en est revenu. Leurs œuvres étaient derrière eux.

Si on regarde aujourd'hui la liste des écrivains ayant commencé à écrire après 1945 dans la résistance et après 1954 au Nord-Vietnam, recensés dans Littérature Vietnamienne publié à Hanoi en 1979, bien peu ont survécu à l'épreuve du temps. Quelques poètes dont l'œuvre est assez réduite, quelques romans. Les œuvres de quelque valeur sont quasiment toutes d'inspiration patriotique. Aucune qui donne ses lettres de noblesse à la littérature selon le réalisme socialiste.

Pendant toute cette période, un nom domine la poésie officielle, celui de Tố Hữu, déjà connu avant 1945, poète national. Important dirigeant du Parti chargé de la culture et de l'idéologie, bon poète par ailleurs, il avait la haute main sur tout ce qui se publiait. De son œuvre il restera sans doute la partie patriotique très émouvante et parfois épique, imprégnée de la musique des chants populaires de son enfance. Il restera aussi le souvenir ridicule des éloges à Staline ou au Parti. Par exemple, parlant de Staline, il écrivit :

Avant ta venue au monde

La terre sanglotait

L'humanité n'était pas encore devenue humaine

Une nuit barbare de mille ans recouvrait le monde

[…]

Depuis que tu t'es levé

La terre a commencé à rire

Et les hommes dorénavant entonnent

Le chant de la Révolution d'Octobre

Et parlant du Parti dans un poème par ailleurs très beau :

Le voilà notre Parti avec ses cent mains ses mille yeux

Le voici notre Parti avec ses os de fer, sa peau de bronze

Notre Parti avec ses dizaines de millions d'ouvriers et de paysans

Notre Parti avec ses dizaines de millions de cœurs fidèles imprégnés de foi

Notre grand Parti marxiste léniniste

Etc.

Il laissera surtout le souvenir exécrable de la répression contre les intellectuels, les artistes et les écrivains lors de l'affaire Nhân Văn – Giai Phẩm, Culture humaniste et Belles Œuvres en 1956.

Dans cette affaire, un groupe d'écrivains, d'artistes et d'intellectuels réclamaient la liberté de création et de critique sans pour autant remettre en question la légitimité du Parmi. Certains d'entre eux étaient d'ailleurs de vieux militants du Parti. Cela a suffit pour que la foudre s'abatte sur leurs têtes et celle de nombreux autres. Plus de trente personnes ont été "jugées" et condamnées. Une centaine d'autres ont été nommément accusée de complicité ou de complaisance envers les coupables. Parmi les victimes de cette "purge", on peut citer Trần Đức Thảo, l'un des meilleurs spécialistes de Husserl, seul philosophe vietnamien d'envergure internationale ayant débattu d'égal à égal avec ses condisciples comme Sartre, Kojève et quelques autres ; Văn Cao qui a écrit l'hymne national ; Đào Duy Anh, auteur de plusieurs dictionnaires et d'une œuvre considérable qui a aidé plusieurs générations d'intellectuels vietnamiens à aborder le monde moderne mais aussi à approfondir leurs connaissances de la culture traditionnelle de leur pays ; Nguyễn Tuân, un prosateur hors pair unanimement respecté ; Trần Dần, l'un des meilleurs poètes de la jeune génération d'alors, défenseur du symbolisme ; et bien d'autres noms prestigieux de la culture. Ceux qui se sont tus ou les opportunistes qui ont saisi l'occasion pour se caser dans le système y ont perdu leurs âmes. Dans l'ensemble, ils n'ont plus rien produit de comparable à leurs œuvres passées. La peur est incompatible avec la création artistique. Cette répression ouvre une ère de glaciation culturelle redoutable qui perdure à ce jour. Ainsi, aujourd'hui on réédite l'œuvre irremplaçable de Đào Duy Anh, mais sa mémoire n'est pas réhabilitée. Il suffit d'ouvrir le dictionnaire Français-Vietnamien réédité en 1991 : pas un mot sur son auteur ; on ne peut même pas savoir en quelle année l'œuvre fut publiée pour la première fois !

De 1954 à 1975 s'est développée au Sud-Vietnam une littérature parallèle. Les aînés prestigieux de l'avant guerre ayant en majeure partie rejoint la résistance et étant demeurés au Nord-Vietnam, la place était libre pour une nouvelle génération. Il y eut ceux qui ont continué le mouvement littéraire de l'avant guerre comme Nhất Linh, l'un des rares grands acteurs de l'explosion littéraire des années 30-45 avec son groupe Tự Lực Văn Đoàn. Mais l'élan était coupé et on avait changé d'époque. Il y eut ceux qui ont tenté de nouvelles approches comme Mai Thảo, ceux qui ont apporté la voix typique des provinces du Sud-Vietnam. Quelques poètes comme Bùi Giáng s'inspirait autant de Heidegger, Nietzsche, Hölderlin que de la poésie classique vietnamienne, notamment de Nguyễn Du. Certains s'attribuaient ou s'étaient vus coller l'étiquette d'existentialistes à cause du caractère scandaleux de leurs écrits notamment la romancière Nguyễn Thị Hoàng et le romancier Dương Nghiêm Mậu. Mais à les lire, on peut se demander s'ils ont vraiment lu et compris la philosophie de Sartre. Peu d'œuvres ont été traduites en français. Signalons au moins le roman Les canons tonnent la nuit de Mme Nhã Ca, l'une des figures de proue des écrivains du Sud-Vietnam de cette période. Il donne à voir la perception de la guerre par la jeune génération grandie au Sud-Vietnam.

En 1975 la guerre s'acheva avec la victoire du parti de la révolution. Avec l'ivresse de la victoire s'instaura l'obscurantisme de ceux qui ne doutaient de rien, surtout pas d'eux-mêmes. Dans le domaine culturel, cela commença par la confiscation et la mise au pilon de trois millions de livres en tout genre qui traînaient au Sud-Vietnam. Cela continua dans la grisaille. Cela se termina par une révolte. 1975-1987 fut sans aucun doute une période noire pour la culture vietnamienne. On peinerait aujourd'hui à citer une œuvre de quelque intérêt. Beaucoup d'auteurs publiés par les maisons d'édition de l'Etat n'écrivaient même pas correctement le vietnamien. Ce n'était peut-être pas de leur faute car les "éditeurs", au Vietnam ce vocable désigne les censeurs dans les maisons d'édition, "corrigeaient" les textes soumis selon leur bon plaisir sans demander l'avis de leur auteur.

En 1986, le pays était au bord de la ruine. Le Parti fut forcé de changer de politique, de lancer le Đổi Mới ou politique de Renouveau. Officiellement, c'est toujours cette politique qui court. Le nouveau secrétaire général du Parti, Nguyễn Văn Linh, sans doute élu grâce à un compromis entre les clans en lutte pour le pouvoir au sein du Parti, voulut sans doute consolider sa position. Pour ce faire, il usa d'une tactique bien connue en Chine et au Vietnam de la période des Cents Fleurs. Il appela les écrivains et les artistes à critiquer directement et sincèrement le pouvoir de l'Etat et du Parti. Mal lui en prit. La réponse dépassa largement son attente. Nguyên Ngọc, le nouveau rédacteur en chef de la revue officielle de l'Union des écrivains, Văn Nghệ, combattant de deux résistances, ouvrit largement les colonnes de la revue à de nouveaux auteurs. D'un seul coup, trois générations d'écrivains s'y engouffrèrent, qui ont produit le meilleur de la littérature vietnamienne des vingt dernières années.

Dương Thu Hương est sans doute la romancière vietnamienne la plus connue au monde. Elle était déjà célèbre au Vietnam avant cette époque, ses livres se tirant à 20.000, 40.000 exemplaires. Mais ce sont les œuvres produites pendant cette période qui lui valurent la notoriété internationale. Elle est lue et appréciée en France, aux Etats-Unis, dans plusieurs pays d'Europe mais aussi aux Japons et dernièrement en… Indonésie. Une traduction pakistanaise est en cours.

Nguyễn Huy Thiệp, le meilleur auteur de nouvelles de la littérature vietnamienne provoqua le premier vrai débat littéraire sous le régime communiste depuis 1956 dans tous les milieux de la société, y compris l'armée, et chez les Vietnamiens de l'étranger. Pas moins de cent textes discutant passionnément de la nouvelle qui le rendit célèbre : Un général part à la retraite.

Phạm Thị Hoài, moins de trente ans à l'époque, introduisit un souffle nouveau dans l'écriture de la langue vietnamienne. Ayant étudié en RDA le métier de bibliothécaire, elle était au courant de la littérature contemporaine de l'Occident. Dans son premier roman, La messagère de cristal, elle se fit un plaisir de "reproduire" avec une réussite certaine le style de nombreux écrivains occidentaux, celui de Claude Simon par exemple avec ses longs paragraphes sans ponctuation. C'était tout à fait iconoclaste en vietnamien.

Bảo Ninh, avec Le chagrin de la guerre, a sans doute écrit le plus grand roman de guerre dans la littérature vietnamienne. Sa reconnaissance internationale est amplement méritée. Jamais un écrivain n'a donné à voir de cette façon la condition humaine en temps de guerre, son face-à-face avec la mort, l'amour et la création artistique. La conclusion du livre est de toute beauté. C'est sans conteste un chef d'œuvre de notre littérature.

Nguyễn Quang Thân a écrit un beau roman sur le Vietnam contemporain, Au-delà de la terre promise. Pour l'essentiel, la société actuelle n'est guère différente de celle qu'il a décrite sinon en pire.

Nhật Tuấn a écrit le premier roman kafkaïen de la littérature vietnamienne, Retour à la jungle.

Citons enfin le plus grand dramaturge vietnamien, Lưu Quang Vũ, mort à quarante ans dans un curieux accident de voiture. On l'appelle le Molière vietnamien. En cinq ans, il a écrit une quarantaine de pièce de théâtre. En 2003, l'une d'elle, L'âme de Trương Ba dans la peau d'un boucher a été montée à Londres.

J'arrête la liste ici. En réunissant les œuvres traduites et publiées chez Philippe Picquier et aux Éditions de l'Aube, vous avez à peu de chose près une bonne vision des meilleures œuvres littéraires de cette période.

La période de relative liberté ne dura guère. L'impact de cette littérature au Vietnam, à l'étranger, et l'effondrement du mur de Berlin en 89 effrayèrent les autorités. Le général Trần Độ, héros de deux résistances, chef du département à la culture et à l'idéologie du Parti ainsi que Nguyên Ngọc, rédacteur en chef de la revue Văn Nghệ furent limogés. Dương Thu Hương fut arrêtée. Une chape de plomb retombait sur le domaine de la culture.

Dans ces conditions, curieusement, l'introduction de l'économie de marché a du "bon" pour la littérature, au moins sur trois aspects :

a/ les écrivains ne dépendent plus du maigre salaire que leur donne l'Etat pour vivre. Cela suffit à peine à payer le café ou le petit déjeuner. Ils sont obligés de gagner leur vie autrement. En contrepartie, ils ne sont plus obligés d'écrire ce qu'ils n'ont pas envie d'écrire. Etre membre de l'Union des Ecrivains ne présente plus d'intérêt ni même d'honneur.

b/ les caciques de l'édition passent de plus en plus de temps à gagner de l'argent d'une manière ou d'une autre plutôt que de lire et censurer les œuvres que parfois ils ne comprennent même pas. Certains se livrent à des trafics sur le droit d'édition en leur pouvoir.

c/ certains responsables dans les maisons d'éditions se font un plaisir d'imprimer des œuvres "à problèmes" quitte à perdre sans regret leur poste.

C'est ainsi que plusieurs livres de valeur ont vu le jour avant d'être retirés de la circulation. Citons le recueil de poème de Xuân Sách qui donne une galerie de portraits féroces des écrivains et poètes les plus en vue du régime et le récit de Bùi Ngọc Tấn, Ecrits pour l'An 2000, première et sans doute meilleure œuvre littéraire autobiographique sur les camps de rééducation. Ce livre fut publié par les très officielles Editions de la jeunesse à Hanoi ! Bùi Ngọc Tấn était un journaliste et un écrivain connu du grand public lors de son arrestation pour activité antiparti et révisionniste en 1968. Il fut trimballé de camp de rééducation en camp de rééducation jusqu'en 1973. Son "crime" était peut-être d'avoir refusé de s'inscrire au Parti bien que son père fut un vieux et prestigieux militant de la clandestinité très proche des plus grands dirigeants du Parti.

Par ailleurs, certains écrivains opprimés et interdits de publication depuis l'affaire Culture humaniste et Belles Œuvres ont été discrètement "réhabilités". Ils peuvent de nouveau publier. Tel est le cas du poète Trần Dần qui nous laisse un journal couvrant plusieurs dizaine d'années de silence. Cette œuvre précieuse, tout aussi bien sur le plan littéraire, théorique que sur le plan du témoignage a été publiée au Canada.

Les jeunes des années 90 avaient d'autres tactiques disons "de marché". Ils se cotisaient, payaient le droit d'édition et les frais de production, vendaient eux-mêmes l'œuvre et, avec l'argent de la vente, publiaient l'œuvre des amis.

Je qualifierais volontiers toute cette littérature de littérature de révolte. Comme ailleurs dans le monde, le courage de se révolter ouvre parfois la voie à la création de belles œuvres.

Terminons ce tour d'horizon forcément incomplet par quelques mots sur la littérature de la diaspora vietnamienne. Comparée à celle d'autres peuples, cette diaspora est numériquement "modeste". Près de trois millions de personnes éparpillées à travers le monde, ex-pays socialistes inclus, mais essentiellement aux Etats-Unis où on compte plus d'un million de personnes. Cette diaspora a eu une activité littéraire proprement consternante. Elle s'explique par la fascination qu'exerce l'écrit sur l'esprit des vietnamiens. Aujourd'hui au Vietnam comme à l'étranger, être considéré comme un poète ou un écrivain est un suprême honneur. Elle s'explique aussi par le fait que la majorité des écrivains connus du Sud-Vietnam sont partis en exil à la fin de la guerre puis dans le flot des boat-people. Aux Etats-Unis, il y a des centaines de journaux, des dizaines de maisons d'édition, de revues en tout genre. En 1995, les Editions Đại Nam ont publié une anthologie de la littérature vietnamienne d'outre-mer avec 158 auteurs, agrémentée d'œuvres de nombreux peintres.

Aux Etats-Unis, au Canada, en Europe, voire au Japon, des Vietnamiens continuent d'écrire, d'éditer, de publier. En gros, je distingue trois époques plus ou moins enchevêtrées. D'abord la haine du communisme, la nostalgie du pays natal, la douleur du déracinement. Ensuite, les problèmes d'adaptation et d'intégration de la première génération et d'une partie de la seconde. Enfin, les problèmes existentiels face au monde d'aujourd'hui. Je ferais ici une mention spéciale sur la Revue Hợp Lưu fondée par le peintre, poète et écrivain Khánh Trường il y a une douzaine d'année car c'est la première revue littéraire vietnamienne du 20e siècle à accueillir tous les écrivains vietnamiens quelles que soient leurs opinions politiques dès que leurs écrits relèvent de la littérature, de la culture. C'est la première revue où les écrivains vivants au Vietnam ont osé envoyer leurs œuvres. A parcourir les 74 numéros de cette revue, on retrouve quasiment tous les noms de la littérature vietnamienne du 20e siècle.

De cette littérature, je citerais quelques noms.

Cao Xuân Huy (Etats-Unis), avec En mars, on a brisé mon fusil, a laissé un récit hallucinant dans la langue brutale des marines de la débâcle de l'armée sud-vietnamienne en 1975. Quand on l'a lu, il est impossible de ne pas prendre la guerre en horreur.

Nguyễn Bá Trạc (Etat-Unis), avec Histoire d'un homme qui a modérément mal à la tête, livre iconoclaste qui n'est pas sans rappeler le Roman inachevé d'Aragon. Ce mélange de poèmes, de récits, de réflexions, d'échanges épistolaires fictifs exprime de manière lancinante la douleur du déracinement.

Nam Dao (Canada) est un cas des plus curieux. Ingénieur chimiste à l'origine, devenu professeur d'économie à l'Université de Laval, il publiait de temps à autres quelques poèmes. En 1999, il se mit à écrire comme un fou. En cinq ans, il a publié 5 pièces de théâtre dont deux chef-d'œuvres, deux romans historiques, un roman sur le monde contemporain, deux recueils de nouvelles et de récit, de nombreux poèmes. Dans tous ces domaines, il a produit de belles œuvres.

Trần Vũ a laissé un recueil de nouvelles inoubliables dans une langue déconcertante, Sous une pluie d'épines. Ce recueil dans sa version anglaise a été honoré par le New York Times comme l'une des vingt meilleures œuvres de fiction publiées aux Etats-Unis en 1999.

Trois écrivains actuellement en vogue sont des femmes.

Mai Ninh (France), chercheuse en physique atomique, a publié un recueil d'excellentes nouvelles et prépare actuellement la sortie de son roman. Ce sera le premier roman vietnamien structuré en nouvelles et relatant le destin de quatre générations de femmes vietnamiennes au cours de ces deux siècles. J'espère que l'œuvre recevra l'accueil qu'elle mérite.

Phạm Hải Anh (Hollande), la trentaine, à travers ses nouvelles, porte sur le monde contemporain et notamment ses compatriotes de la diaspora un regard neuf, sans indulgence, servi par un style très personnel.

Lê Minh Hà (Allemagne, ex-RDA), dans une écriture plus classique, s'interroge sur le devenir des Vietnamiens.

Je conclurais cet exposé par une seule remarque. Après trente ans de guerres, de lavages de cerveau, de dictatures sur la parole, tout cela au pluriel car c'est vrai des deux côtés, les écrivains vietnamiens d'aujourd'hui, qu'ils vivent au pays où à l'étranger, se retrouvent tout nu face au monde qu'on leur impose. Les valeurs culturelles traditionnelles ont été largement balayées, les structures sociales traditionnelles ont été profondément bouleversées par la guerre, le régime communiste et l'exil. La plupart des aînés sont dépassé, parfois déconsidérés. Les meilleurs ne laissent que leur révolte. L'isolement culturel de ceux qui vivent au pays, l'égarement culturel des exilés, la censure idéologique imposée ou l'auto-censure n'améliorent guère la situation face à la marée envahissante de la culture de marché importée de Taiwan, de Hongkong, des Etats-Unis et le poids écrasant des écoles littéraires en vogues en Occident. Il n'est pas exagéré de dire qu'ils repartent de zéro, complètement désarmés pour affronter la condition humaine de notre temps. Que leur reste-t-il ? Notre langue. Elle a survécu à des siècles de domination et d'assimilation étrangère. Quoique salement malmenée, elle est restée vivante, vivace. Elle comporte en elle ce qu'il faut pour accueillir la science, la technologie, la philosophie, la culture et la littérature des principaux pays développés du monde contemporain de l'Est à l'Ouest, du Nord au Sud. Mais elle ne sera d'aucun secours avant que nous n'ayons effectué de nous-mêmes une critique approfondie dans tous les domaines de notre propre passé. Telle est ma conviction. En tant qu'écrivain, je la tente.

 

© Phan Huy Đường, 2004