Le récit autobiographique, est à la mode. Peut-être sommes-nous saturés de fictions. Peut-être en avons-nous assez de la plate certitude des histoires bien construites, des images bien clippées, des suspenses bien aménagés. Peut-être, dans la morne solitude des compétitions quotidiennes, avons-nous besoin de percevoir de l'Autre autre chose qu'un adversaire, un concurrent, un partenaire pour les affaires, le plaisir, les distractions. Peut-être, bêtement, avons-nous besoin de sentir derrière les mots ce que, en d'autres temps, on appelait une réalité humaine.
Si tel est votre cas, ouvrez ce livre[1]. Vous la rencontrerez dans son authenticité. L'écriture est limpide, souple, souvent poignante, pleine de retenue. Elle a cette sobriété, cette pudeur si caractéristiques du classicisme à la française.
Peu de récits laissent en moi un écho si têtu.
Il y a des souffrances passées qu'on évoque sans réticence, parfois en riant, toujours avec tendresse. C'est que la blessure s'est refermée. Elle est devenue souvenir. C'est une étape dans une existence ouverte sur l'avenir, dans l'unité d'une vie. Cette succession ininterrompue des joies, des peines, des moments d'exaltation, des jours d'indifférence, c'est, bien sûr, ma vie se déployant vers son avenir en couvant sous son aile le passé, tout mon passé. Il en est ainsi des amours enfantines. On finit par apprendre à aimer autrement, raisonnablement. L'enfant devient adulte, il apprend à se résigner. Encore faut-il que cette résignation ouvre la voie à un amour supportable.
Il y a aussi des souffrances qu'on voudrait à jamais mortes. Elles déchirent chaque fois qu'elles trouent le blindage de notre mémoire. Ce sont des blessures qui ne se referment sur rien, des douleurs pour rien, des passés sans avenir. Elles restent là, dans quelques trous obscurs de notre conscience et, parfois, affleurent sans crier gare à fleur de notre peau. Je l'ai compris quand Kim Lefèvre a parlé du moment des corps. Trente ans après sa fuite éperdue, la petite métisse blanche revient dans son pays natal et retrouve les siens. Quelques hoquets roques, on se regarde, on se touche, on se tait. Il n'y a rien, il n'y aura rien à dire. Cet espace uni, à l'abri du temps, c'est le moment des corps. Cette certitude de la chair n'est qu'une rescapée de l'Histoire, une naufragée du Temps. C'est une certitude sans avenir. Car, bien entendu, trente ans opposent ces deux mondes. Trente ans ! Presque une vie ! Chaque existence, bien sûr, continuera sur sa pente. La plaie restera à jamais béante. En dehors de ce moment des corps, les parallèles de ces vies ne se rejoindront que dans oubli.
Ce n'est pas forcément fatal. Mais la situation du Vietnam, celle du monde le laissent supposer. Probable. Dans le temps d'une vie, cette vie. C'est sans doute ici que cette douleur rejoint la mienne, la nôtre, celle de tous ceux, blancs, noirs, jaunes, métissés qui se sont, de gré ou de force, impliqués dans le drame vietnamien.
Il y a ceux qui entrent dans la résistance à 17 ans et en sortent à 70 ans. Le monde, entre-temps, a changé. Les anciens rêves se sont momifiés. Trop long, trop dur, trop tard. Le temps de mourir est déjà là.
Il y a ceux qui croyaient défendre la liberté et se retrouvent broyés. Leur liberté se trouvait au-delà de leur monde, dans un monde d'exilés.
Il y ceux qui renient leur jeunesse mais ne peuvent s'en débarrasser. Alors elle reste là, en-deça de leur vie, comme un refus de mourir.
Il y a tous ceux qui sont nés dans le monde de la haine, enfermés dans des rêves préfabriqués, ployant sous la rigidité de l'Histoire, tournant en rond comme des rats pris au piège.
Et combien d'autres encore...
Malheur aux vaincus, aux faibles, aux déshérités.
Ces passés sans avenir, cette douleur sans perspective est sans doute le trait le plus marquant de notre humanité, de la civilisation contemporaine. Car, quelle qu'elle soit, d'où qu'elle vienne, c'est aussi, directement ou indirectement, notre passé, la pâte avec laquelle on nous a pétris. Quel défi à la génération actuelle de Vietnamiens, à la jeunesse du monde : créer un avenir où tous ces passés auront leurs places, comme des souvenirs d'enfance dans une vie. C'est peut-être un défi impossible à relever. Mais quelle tristesse qu'une vie sans défi. Celui-ci en vaut bien d'autres.