Une amie rare
"Je vais bientôt avoir cinquante ans, il ne me reste plus beaucoup d'années à vivre. Peu ou prou, je veux les vivre en être humain". Huong m'a ainsi parlé. Quand elle rit, elle est resplendissante. Quand elle ne rit pas, son visage dégage une grande force, une grande volonté teintée de tristesse et de solitude.
C'est peut-être pourquoi, dans l'environnement Vietnamien, un acte de Duong Thu Huong, aussi banal que celui d'aller en France voir sa famille, ses amis, ses lecteurs, et chercher du financement pour son film La Somnambule, suscite tant de remous, de significations, de valeurs.
Dès le début des années 80, Duong Thu Huong avait l'occasion d'aller aux Etats-Unis, y vivre dans l'aisance et la tendresse. Elle a refusé, elle a choisi de vivre et de lutter dans son pays natal. Seize fois déjà, on l'a invitée en Occident. D'une part, elle refusait de courber la tête pour mendier un passeport, et d'autre part, elle n'éprouvait pas le besoin d'y aller. Aussi, elle ne l'a jamais demandé. L'année dernière, l'envie lui vient de faire un tour en France, elle a exigé son droit de citoyenne de voyager. Ce droit banal, bien des écrivains vietnamiens y aspirent, et se démènent pleins d'anxiété dans les couloirs des ministères et des organismes de l'Etat. Pour Duong Thu Huong, le problème ne pouvait être tranché que par le Bureau politique du Parti communiste vietnamien ! C'est justement parce qu'elle est prête à exiger publiquement ses droits de citoyenne que Duong Thu Huong a obtenu rapidement son passeport, sans avoir à quémander, à marchander.
Ce qui frappe dans le séjour de Duong Thu Huong en France, c'est la confiance, la tendresse que lui réservent ses amis et son public, vietnamiens et étrangers. Pour tout ce dont elle a besoin, pour tout ce qui lui ferait plaisir, il y a toujours quelqu'un prêt à l'accomplir pendant les cinq mois qu'elle a vécus en France.
La première semaine, elle l'a réservée aux retrouvailles avec sa famille en Bretagne. La semaine suivante et jusqu'à son retour, avec ses amis, elle a visité Paris, ses monuments, ses musées, elle a écouté des concerts, elle est allée au cinéma, elle s'est promenée à travers les jolies et discrètes petites rues de la ville, elle a goûté aux mets de tous les pays. La troisième semaine, elle s'est baladée sur les bords de la Méditerranée, elle a visité le musée Maegh, admiré les statues de Giacometti, contemplé la peinture de Braque. Puis elle s'est promenée dans le Jura, elle a causé avec un éditeur et des écrivains suisses et français dans un petit village perdu. De retour à Paris, elle a vécu indépendante, dans un espace à elle, dans l'île Saint Louis, près de Notre Dame. En permanence, les amis, les écrivains, les intellectuels vietnamiens et étrangers l'entouraient, l'invitaient chez eux, à l'Opéra, au concert de Dang Thai Son... Le mathématicien Laurent Schwarz, malgré ses 80 ans, n'a pas hésité de participer par deux fois à des rencontres avec elle. Les journalistes français, anglais, suédois, hollandais, américains... recherchaient ses interviews. La Société des gens de lettres l'a reçue à la Maison des écrivains. Les amis, les lecteurs, les écrivains ont envahi les deux salles pour discuter avec elle. Rarement une séance de signature a connu pareil succès ici. Deux rencontres avec les lecteurs américains au Brentano's et au Village Voice ont connu le même succès. Le patron du Brentano's a dû faire venir d'urgence des Etats-Unis la version anglaise des Paradis Aveugles. En une fin de soirée, tous les exemplaires disponibles étaient vendus. Duong Thu Huong a causé avec les Vietnamiens de Lyon, de Paris à l'université Paris 7. Des salles combles, une ambiance passionnée. A Aix en Provence, professeurs, étudiants, et Viêt Kiêu ont rempli l'amphithéâtre où elle participait à un colloque sur la littérature contemporaine du Vietnam. France Culture, dans Les nuits magnétiques, a consacré une émission d'une heure autour de la personne et l'oeuvre de Duong Thu Huong. Le Nouvel Observateur l'a invitée à une table ronde au Ritz avec Jorge Semprun (Espagne), Mario Vargas Llosa (Pérou), Wole Soyinka (Nigeria, Nobel de littérature), Allen Ginsberg (Etats-Unis) et Jean Daniel (France), et l'a reçue avec des centaines d'autres écrivains, d'intellectuels du monde entier dans les salons du Louvre. Après la table ronde, Jorge Semprun lui a serré les mains : "Merci d'avoir survécu et d'avoir écrit". Le Festival des 3 Continents l'a invitée pendant une semaine à Nantes pour regarder les films asiatiques, africains et sud-américains. Elle a participé à une rencontre de soutien à Taslima Nasreen à l'Espace Cardin sur les Champs Elysées. Ses amis l'ont aussi invitée en Italie, en Belgique. Le directeur littéraire des éditions William Morrow s'est envolé de New York pour la rencontrer à Paris et goûter un dîner vietnamien avec elle.
Sans doute, aucun écrivain vietnamien visitant la France, n'a reçu tant d'estime, de tendresse de la part de tant de personnes que Duong Thu Huong.
Un autre trait marquant du séjour de Duong Thu Huong en France : vivre, agir, parler au grand jour. Beaucoup de gens ont été surpris d'apprendre son arrivée en France, certains ont pensé qu'elle a dû accepter quelques compromissions avec le pouvoir pour obtenir l'autorisation de voyager à l'étranger. L'histoire est à la fois plus simple et plus acharnée : elle était décidée à exiger ses droits de citoyenne et à lutter en public pour les acquérir. Et on l'a laissé partir. Dans ses conversations avec les amis, les journalistes, les lecteurs, elle a exprimé avec franchise ses points de vue, ses idées, elle n'a jamais cherché complaire. Quand le Ministère de la Culture français a suggéré l'idée de lui remettre l'insigne de Chevalier de l'Ordre des Arts et des Lettres, elle l'a accepté selon le protocole de cérémonie publique. Duong Thu Huong ne court pas après les distinctions, les honneurs. Mais, écrivain opprimée, interdite de publication dans son propre pays, ayant un roman qui attend depuis plus de trois ans l'autorisation d'être publié, elle veut prouver qu'elle peut vivre libre parce qu'elle accepte d'en payer le prix. Après le compositeur Nguyên Thiên Dao, le musicologue Trân Van Khê, le peintre Lê Ba Dang, elle est le premier écrivain vietnamien à recevoir cette distinction qui célèbre la contribution d'un artiste à la culture commune de l'humanité. Dans la manifestation organisée par l'Association d'Amitié Franco-Vietnamienne et l'AFRASE, au musée Guimet, le 3-12-1994, M. Cu Huy Cân qui vient de condamner (au Vietnam) l'attribution de cette distinction à Duong Thu Huong, en prononçant son discours sur la littérature contemporaine du Vietnam, a subrepticement passé sous silence l'oeuvre de Bao Ninh, mais il n'a pas osé ignorer le nom de Duong Thu Huong ! Il n'est pas idiot ! Il est habile. Pour les petites choses.
Les péripéties entourant le retour au Vietnam de Duong Thu Huong sont tout aussi réjouissantes. Elle avait obtenu un visa de sortie valable trois mois. Pour son travail, elle a envoyé un fax au Vietnam demandant une prolongation de deux mois. Bien entendu, pas de réponse, mais des menaces contre sa famille. Duong Thu Huong a alors envoyé un second fax, exigeant des autorités une réponse écrite, comme il se doit de la part d'un Etat. Finalement, l'Etat vietnamien a gardé le silence, l'ambassadeur et le consul vietnamiens en France se sont débinés. Elle a alors annoncé publiquement le jour de son retour, le numéro de vol de son avion. A l'aéroport de Nôi Bai, ils ont fouillé ses quatre valises pendant trois heures, ils lui ont pris une cassette de musique, un numéro de la revue Croissance, une lettre de son traducteur hollandais. Misère. Elle est venue à Paris avec une valise. Elle est rentrée au Vietnam en emportant trois valises supplémentaires toutes remplies de cadeaux pour ses amis. Elle n'a rien ramené pour elle-même.
"vivre en être humain". Je me rappelle ses paroles. Je me suis beaucoup promené avec elle, je comprends pourquoi malgré son isolement elle sait vivre en être humain. Elle possède des qualités qu'on trouve rarement réunies dans la même personne : elle ne sait pas être jalouse ou envieuse, elle est toujours franche, elle n'éprouve pas le besoin de conquérir autrui, elle donne tout ce qu'elle a, elle est particulièrement fidèle à ses amitiés, et elle s'est libérée de la peur. Une personne libre. Une amie rare.
© Copyright Phan Huy Ðường, 1994