UneAventureSansIssue

UNE AVENTURE SANS ISSUE

Dès qu'on se lance dans la traduction littéraire, on est rapidement transi par le doute. Quel sens cela peut-il y avoir de traduire une oeuvre littéraire ? Est-il seulement raisonnable de s'y livrer ? Quoiqu'on puisse en vivre, chichement il est vrai, traduire n'est pas un métier. Un métier met en oeuvre des connaissances et fournit des résultats contrôlables. A première vue, la traduction littéraire présente quelques aspects professionnels : une connaissance, des outils, un certain contrôle sur les résultats. La connaissance, c'est celle de deux langues. Les outils sont des dictionnaires, des grammaires, des références littéraires, etc. Le contrôle, c'est l'exactitude du sens. Pourtant, une fois qu'on a retranscrit fidèlement les mots, la structure des phrases, la plupart du temps, on se sent gêné, comme si l'on venait de proférer un mensonge. Cette sensation devient écrasante lorsqu'on se risque à soumettre le texte traduit au lecteur connaissant les deux langues. Il s'étonne. Souvent il trouve que la traduction ne reflète pas l'oeuvre. Parfois il trouve qu'elle est meilleure que l'original. Il n'est même pas impossible qu'il trouve qu'il s'agit de tout autre chose ! Dès qu'on veut vérifier dans le détail, dans le cas même où le sens est correctement retransmis, il n'y a pratiquement pas une seule phrase dont on ne peut pas donner plusieurs traductions. Enfin, il y a aussi des condamnations sans appel : l'auteur ne se reconnaît pas dans la traduction de son oeuvre. Celui qui prend le risque de traduire une oeuvre littéraire accepte d'avance d'être désavoué. Par les lecteurs, par l'auteur, et, finalement, cela arrive, par lui-même.

Il y a en France plus de cinquante traductions différentes de l'Iliade et de l'Odyssée. Lycéen, j'ai lu une version en alexandrins ! Plus tard le hasard m'a mis en face d'une autre traduction plus moderne. J'en étais éberlué. Je reconnaissais bien les péripéties du récit. Mais, de toute évidence, ce n'était pas la même oeuvre. On connaît les accusations lancées contre Baudelaire quand il a traduit les contes de Poe. Borges s'est même amusé à dire que Borges est une invention du traducteur !

Ce phénomène étrange provient, je crois, de l'étrangeté de l'objet sur lequel porte le travail de traduction. Comme l'a fait remarquer Sartre, un livre n'est en soi qu'une liasse de papier barbouillé d'encre. L'oeuvre prend forme, se met à exister au fil de la lecture. Elle est, qu'on le veuille ou non, récréée par le lecteur. Elle n'existe nulle part en dehors de ce processus de recréation.  Nul ne peut lire sans faire référence à sa culture et à son histoire propres. Aussi, il "existe" autant d'oeuvres différentes qu'il y a de lecteurs. Voire, le même lecteur recrée des oeuvres différentes en relisant le même livre à des moments différents de sa vie. Quoi qu'il en soit, entre ce que l'auteur a cru "donner" et ce que le lecteur a cru "recevoir", il y aura toujours le distance d'un monde qui, tout en étant commun à tous, auteur, lecteurs, traducteurs, reste irréductiblement le monde singulier de chacun. L'écriture et son complément, la lecture, ressemblent à l'amour en ceci : c'est une aventure sans issue. Celui qui donne ne sait jamais ce que l'autre a reçu, et celui qui reçoit ne sait pas plus ce que l'autre a donné.

Mais il y a pire. L'écriture du traducteur est foncièrement différente de l'écriture de l'auteur sur un point fondamental. Lorsque l'auteur écrit, il a sans doute en tête une certaine perception de son oeuvre dans sa globalité. Cette perception n'est que potentielle. Elle va se modifier en cours d'écrire, au fur et à mesure que les mots jaillissent, que les phrases se structurent. Ce jaillissement dans lequel les idées, les sensations se lient indissolublement à la musique des mots, au rythme des phrases, aux obscures réminiscences d'une conscience, contribue à créer par touches imperceptibles un style, l'atmosphère d'une oeuvre. A la relecture, bien évidemment, l'auteur garde la mémoire de ce jaillissement qui lui fait reconnaître la qualité originelle d'un mot, la perfection d'une phrase. Parfois, il n'hésitera pas à restructurer son récit, à bouleverser des passages, voire des chapitres entiers, pour le bonheur ... d'une phrase. Le traducteur connaît quelque chose d'analogue à la première lecture. Mais lorsqu'il écrit, ce n'est plus le cas. Il a en tête la totalité de l'oeuvre telle qu'il l'a ressentie, comprise. C'est cette totalité qu'il devra rendre. La perception qu'il a d'un mot, d'une phrase s'en trouve totalement modifiée. L'ambiance, l'atmosphère d'ensemble de l'oeuvre décident alors de leur tonalité. Le traducteur est un créateur surdéterminé. En cela, il ne fait que "recréer".

L'ombre d'une ombre

Je connais des traducteurs parfaits. Ils ne se trompent ja­mais, et ils le prouvent. Ce sont des compilateurs, automates spécialisés dans la reconnaissance de lan­gages normalisés, reconnais­sables, interprétables sans aucune ambiguïté. Je connais des correcteurs impres­sionnants, ils ont en mémoire Le Robert, les vingt‑six mille et quelques règles de la lan­gue fran­çaise. Aucun ne peut me dire si ce qui pré­cède est beau ou laid.

Peut‑être, qui sait, un jour viendra, il suffira d'appuyer sur un bouton pour obtenir une traduction que l'au­teur lui‑même n'aura pas envie de contester. On pourra alors ranger les traducteurs parmi les ac­cessoires usagés et, du même coup, la littérature.

Ce qui justifie l'existence d'un traducteur, il me sem­ble, c'est son incrédibilité, sa part de vérité. Dans l'art de traduire, on croit savoir de quoi on part, on ne sait ja­mais où l'on va ni comment, et il ar­rive qu'on n'aille nulle part. L'objet du travail n'admet ni unité ni instrument de mesure. Le métier est sans normes de réalisation, sans écoles de forma­tion professionnelle. Aussi, je soupçonne beaucoup d'entre nous d'être venus à ce métier par hasard, c'est‑à‑dire par pas­sion. Sans pas­sion y a‑t‑il place pour le hasard ?

Bien sûr, quand on traduit, on souhaite être fidèle. Bien sûr, on comprend rapidement qu'il n'y a pas de fidélité sans trahison. Parce que le mot est un piège trafiqué par la mémoire des siècles, un tra­quenard qui lou­che sournoisement l'avenir, un espoir idiot. Parce que la phrase est une déchirure sans fin, du moins quand le texte sus­cite une émotion, quand il se fait littéraire. Mais alors il ne dit jamais assez de l'auteur et toujours trop du lecteur. Il n'est qu'un tas de papelards bar­bouillés, et il est une infinité de vies. Ce n'est, ce ne sera jamais un destin. Face à pareille ab­surdité que peut le tra­duc­teur ? Rien et tout. D'abord rien, c'est‑à‑dire, en certai­nes circonstances, la vie telle qu'on l'ac­cepte tous les jours. Prendre un Robert, une grammaire, trans­crire l'oeuvre mot à mot, phrase par phrase, l'assassiner honnê­tement. Il arrive aussi qu'on veuille tout, c'est‑à‑dire rien, rien que ce que no­tre esprit, nos sens ont créé en caressant des mots, des phra­ses, un li­vre. Mais alors je sais trop qu'en cou­chant sur le papier blanc la noire et française expression de mes élucu­brations, je ne fais qu'étaler l'univers minuscule qui est le mien et dont on ne peut rendre l'auteur respon­sable. Pourtant, c'est lui l'instigateur du crime. Il a ré­veillé en moi le seul monde humain que je sois en mesure de sentir, de connaître, de com­prendre. Et si je l'exprimais en Français, c'est qu'en moi‑même ce monde est d'une certaine façon français, du moins par l'expression que je peux en donner. Le malheureux lecteur français qui s'est senti touché ne doit s'en prendre qu'à lui‑même et, de ce jeu, en toute équité, tout le monde doit répondre comme j'en réponds.

Disons‑le brutalement : un traducteur n'est fidèle à l'auteur qu'en étant fidèle à soi, car la seule lecture qu'il peut avoir d'une oeu­vre, c'est la sienne. Serions‑nous dès lors condamnés à trahir et quel inté­rêt y a‑t‑il à s'y livrer ? Je di­rais que nous ne trahissons personne, qu'il faut d'urgence s'y livrer. On ne peut traduire sans se trahir, sans livrer le peu d'humain qui perdure en nous. Pour trahir un auteur il faut l'avoir aimé, pour se trahir il faut s'être livré. C'est dire qu'il faut s'être projeté quelque part, en un lieu où l'on cherche quelqu'un, un écrivain, dans un temps où l'on espère quel­qu'un, un lecteur, dans l'avenir donc, un avenir riche de tous les passés, celui de l'auteur, celui du traducteur, celui du lecteur, de tous les lecteurs. Tout le passé, tout l'ave­nir, dans les limites d'un homme.

En ce sens, traduire est un acte culturel, un pari risqué, une foi en ce qu'il y a de plus versatile, aléatoire, évanescent sur terre : la conscience des humains telle qu'on la devine à travers le frisson d'une lan­gue. Perdu d'avance, pourrait‑on dire. Un livre, traduit par-des­sus le mar­ché, à quoi bon ? Surtout quand le Marché le con­damne ! A rien si ce n'est le désir de soi, la passion de l'Autre, un plaisir fictif, une passion ô combien dérai­sonnable, un monde qui n'est pas encore mais qui, peut‑être, sera. Pour cela juste­ment il faut parier, avec l'auteur, avec le traducteur, avec le lec­teur, avec les éditeurs qui s'y risquent, parier à corps perdu. Une consolation quand même, si on veut, on peut tou­jours cons­tater que nos meilleurs économistes de Marché et d'ailleurs ne font pas autre chose que parier. Ils ga­gnent parfois, fort rarement d'ailleurs, ils ne perdent jamais. C'est qu'ils parient avec l'argent des autres. Aussi sont‑ils le plus souvent sévè­res, tristes. Vu la beauté absurde d'une phrase, le vertige halluci­nant d'un mot, le plaisir enfin de n'être, de temps en temps, qu'humain, même dans la doute et la douleur, autant parier sur la littérature et risquer de traduire.

Voilà pour le fond. Après, il faut une forme sans la­quelle rien ne peut exister, une forme c'est‑à‑dire une limite, ne se­rait‑ce que celle du vocabulaire, de la grammaire, celle d'une lan­gue. Vouloir, c'est tout et ce n'est pas grand‑chose. Il faut aussi sa­voir. Mais savoir quoi, mon Dieu ? Rien. Il suffit, je crois, d'ai­mer. Aimer le frisson désespéré d'une langue. Aimer et haïr la différence au point de vouloir la gommer, la dés­habiller, comme on déshabille pour faire l'amour, pour couler le temps, le nôtre bien sûr, dans des mots, des mots autres que ceux qui l'ont ra­nimé, pour créer enfin. Mais alors, le traducteur serait‑il aussi un au­teur ? Je veux bien le croire. Mais à lire les contrats de tra­duction je suis bien forcé de reconnaître qu'il s'agit d'un au­teur de seconde zone : on lui garantit le droit de retirer son nom de l'ouvrage, c'est tout. Rien de plus naturel cependant : il est des amours partagés.

Une quête

Traduire une oeuvre littéraire est ainsi un exercice pé­rilleux, aléatoire. L'oeuvre littéraire est l'expression, à travers un langage, d'un être humain face à son époque à travers un langage. Elle vé­hicule le passé d'un peuple, les con­tradictions d'un monde, le drame d'une vie. C'est l'hu­manité en train de se faire ou de se défaire à tra­vers une con­science.

Vu du dehors, le passé d'un peuple est forcément une parti­cularité ou, à la limite, une abstrac­tion. Les con­tradictions du monde vues d'un pays ou d'un autre sont forcément diffé­ren­tes. On peut les comprendre par des catégories de pen­sée, on ne saurait les éprouver. Enfin, qu'est-il de plus inac­cessible que le drame d'une vie ?

Pourtant, un vers de Homère, un chant de la Bible, un pas­sage du Capital, un texte de Sartre, un roman de Moravia émeuvent. Qu'est-ce qui, au-delà des siècles, par-delà les cultures, fait qu'un individu retrouve son humanité dans le langage d'un autre individu ? En cela réside sans doute le plaisir de traduire : c'est une quête, un voyage vers cette zone d'ombre où l'univer­sel, l'éternel se réalisent dans la plus mortelle des soli­tudes : une existence humaine. En cela réside aussi la difficulté de traduire : cette zone d'ombre émerge au-delà du sens des mots. Elle est à la fois idées, images, sons et rythme. Comme l'âme hante le corps, c'est une présence en deçà de la présence du langage, c'est le fan­tôme d'une liberté. Traduire, c'est partir à la re­cher­che de ce fantôme, c'est retrouver entre ses bras quelque chose de plus que le corps de l'être aimé, c'est recréer dans un autre lan­gage l'atmosphère d'une oeuvre, cette conscience des abî­mes qu'aucun mot ne peut exprimer mais que tout lecteur reconnaît au dé­tour d'une phrase.

Pour ce qui concerne la traduction de textes vietna­miens dans une langue européenne la diffi­culté est notamment ag­gravée par quelques caractéristiques du vietnamien qui, à mon sens, imposent des limites à la traduction.

Il y a des concepts non traduisibles parce qu'ils expriment des valeurs propres à une culture. Par exemple : nghĩa vợ chồng pourrait se traduire par devoir conjugal, fidélité conjugale ou fidélité, devoir. Dans tous les cas, c'est faux. Pire encore, devoir conjugal équivaut à un détournement de sens. Dans la culture traditionnelle vietnamienne, nghĩa est une valeur morale, un concept qui évoque un engagement entre deux êtres pour toute une existence et même au-delà, quelque chose comme un destin commun librement choisi, accepté, voire inventé. Il n'y a aucun concept français qui l'exprime fidèlement, et, d'une certaine manière, il faut renoncer à le traduire. Mais, en tant qu'attitude humaine devant l'existence, cette valeur est sûrement communicable à des êtres humains. Alors, il ne faut pas renoncer à l'exprimer, à la suggérer indirectement. Et on peut toujours le faire par un ensemble imperceptible de détails, d'allusions, dans les comportements, dans le langage, tous insignifiants en soi, mais qui concourent, finalement, à créer le temps, l'atmosphère d'une relation humaine.

Le vietnamien se présente comme une langue essentiellement monosylla­bique. Un objet, une couleur, une idée ... s'ex­priment en un seul son. C'est une langue très musicale. Le même son se prononce sur des tons différents qui correspondent aux notes de la gamme dans la musi­que tradi­tionnelle. Selon le ton, le son change de sens. C'est en fait un autre mot. Par exemple :

ton neutre

ma

fantôme 

ton aigu

la joue, la mère 

ton grave

que  ? qui  

ton interrogatif

mả

la tombe

ton glissant

l'apparence, le cheval

ton lourd

mạ

jeune pousse de riz

Souvent la répétition d'un mot imprime une nuance indéfinissable par un autre mot. Dans ce cas, le glis­sement de sens est obtenu purement et simplement par la musique. Il est quasiment intraduisible. C'est aussi le cas des concepts qui s'ex­priment par deux mots qui ne sont que des variations de ton du même son. Par exemple, pour exprimer l'idée et la sensation d'une profon­deur infinie on peut utili­ser les mots "th‡m thÆm". Ce qui pourrait se traduire par "insondable". On aura traduit le concept. Mais du coup on a perdu le caractère quasi charnel de l'ex­pression, ce glissement de son qui résonne comme une invi­tation à pour­suivre à l'infini la profondeur d'un ciel. In-sondable serait plutôt une invitation à s'en tenir là !

Enfin, la langue vietnamienne est très contextuelle. Evidemment toutes les langues humaines le sont, mais à des degrés divers. Dans la langue vietnamienne la construction des phrases obéit à peu de contraintes syntaxiques et gram­maticales. On utilise aussi très peu de conjonction. Un même terme peut s'utiliser comme verbe, nom, adjectif, ad­verbe selon sa posi­tion dans la phrase et ses relations avec les autres termes. Ces caractéristiques aboutissent à une forme d'expression extrême­ment dense sur le plan des idées et des images, soutenue et nuancée par la musique. Aussi la traduction textuelle d'une courte phrase viet­namienne aboutit souvent à une phrase en français deux à trois fois plus longue. On ima­gine aisément les dégâts.

Une dernière caractéristique enfin, et de taille. Le temps en vietnamien est, formellement, pauvre et essentiellement contextuel. Il existe une forme passée qui correspond au passé simple.

    Hôm qua, tôi đã đi chơi : Hier, je suis allé au marché.

đã : indique le passé

Mais pour exprimer le présent du passé, on se réfère au contexte :

    Hôm qua, tôi đi chơi : Hier, je vais au marché.

Le mot hier crée le contexte temporel dans lequel s'inscrit l'action. Evidemment, aucun auteur ne s'amuse à reproduire ces mots dans chaque phrase. Le contexte temporel d'un passage est donné une fois pour toutes.

    Hôm qua, tôi đã đi chơi. Rồi tôi về nhà.

textuellement donnerait :

    Hier je suis allé au marché. Ensuite je rentre à la maison.

Parfois il n'est que suggéré. Le traducteur doit décider du temps à utiliser en français. Ce choix n'est jamais innocent. Il exprime la temporalité de l'oeuvre telle que l'a perçue le traducteur et, comme on sait, cette temporalité est un élément essentiel du style.

Nous sommes confrontés ici à un problème fondamental. La richesse des temps en français correspond à une perception rationalisée, domestiquée du temps et, par là même, du monde. La rigueur des règles de concordance de temps nous impose, si nous la respectons rigoureusement, de nous couler dans une temporalité formellement ordonnée. Il n'est nullement prouvé que ce type de temporalité reflète fidèlement le temps psychologique de l'être humain. La mémoire d'une douleur ancienne se révèle souvent à travers la douleur physique, réelle, actuelle que nous éprouvons en nous souvenant. Il n'est pas inconcevable qu'on puisse dire, qu'on puisse comprendre : Ce jour-là, je souffre l'enfer. Mais il n'est pas concevable de l'écrire en bon français. Cette différence culturelle n'est pas grammaticalement traduisible. Mais cette expérience humaine peut, littérairement, se communiquer. Cela peut nous entraîner à réécrire le texte : Il pense à la journée d'hier. Une douleur d'enfer le saisit. Qui a trahi qui dans cette sombre aventure des mots ?

En ce qui concerne la littérature contemporaine viet­namienne, un phénomène nouveau rend en­core plus malaisé l'appréhension des textes.

Actuellement une génération d'intellectuels, d'artistes, d'écrivains, de dramaturges ... se lève, qui réclame de pen­ser le monde et la condition humaine pour son propre compte, par ses propres moyens. Elle est natu­rellement amenée à briser le car­can de la langue de bois, à se ré-ap­proprier l'Histoire, la culture, à inventer d'autres formes d'expression, bref à réincarner le lan­gage. Privée de contact avec le monde contemporain par une censure et un blocus étouffants, elle se dé­brouille avec les moyens du bord. Pour le moment, les oeuvres les plus belles, les plus intéressantes se révè­lent, à travers le questionnement du langage, comme un questionnement du monde, c'est-à-dire une mise en question de soi dans le plein sens du terme : appré­hension douloureuse, ré­voltante de soi au monde. Ce renouveau du langage, il faut ap­pren­dre à le détecter, à le comprendre, à le sentir. Le plaisir de traduire, c'est aussi cette obligation : faire sen­tir ces tâtonne­ments, ces interroga­tions, cette aspiration, cette vo­lonté, cet amour, bref, faire entrevoir cette tentative de resti­tuer au langage son contenu humain, en un mot, cette résurrec­tion d'une langue.