Lire Un général part à la retraite[1], c'est subir une curieuse expérience. La nouvelle vous subjugue et, en même temps, vous plonge dans l'anxiété. On a du mal à distinguer le charme du dégoût. On essaie de comprendre. On relit. On analyse l'histoire : rien d'intéressant. En fait il n'y a pas d'histoire. Ni de personnage d'exception. Rien que des faits insignifiants, la vie quotidienne d'une famille moyenne dans une petite ville d'un pays pauvre. Rien d'inquiétant non plus. On essaie de deviner la pensée de l'auteur, ses idées politiques, sa vision de l'homme, de la vie. De-ci, delà, un mot, une phrase, qu'on peut approuver ou pas. Rien de scandaleux, rien d'exceptionnel. On relit la nouvelle, on retombe sous le charme, dans l'anxiété. Jusqu'au bout. Après, impossible de fermer l'oeil. Un étrange malaise rôde dans notre conscience, dans la nuit.
C'est dire que la valeur de cette nouvelle réside dans le style. Charmer le lecteur et, en même temps, le rejeter, l'empêcher de s'oublier dans une histoire, de se couler dans le fil d'un récit, telle est la caractéristique de ce style.
Ce qui frappe, dès l'abord, c'est la brièveté, la simplicité, voire la vulgarité du langage. Pas un mot de trop. Juste ce qu'il faut pour dire les choses, les faits.
Pour ceux qui, depuis tant d'années, sont écoeurés par la littérature lénifiante ambiante, et qui pataugent péniblement entre les lignes pour deviner le sens des écrits, des discours..., ce langage 'réaliste' est en soi neuf. Mais il ne suffit pas de faire court, simple, réaliste, pour émouvoir. Tant de livres de cet acabit nous ont fait bâiller !
La beauté du style de Nguyên Huy Thiêp n'est pas dans la forme (usage des mots, construction des phrases, structure du récit...). Elle est dans le contenu. Pas le contenu du récit, ni celui de la pensée... Cette beauté réside dans le contenu même de l'écriture, de l'acte d'écrire. C'est la manière d'écrire qui, directement, nous touche. Parce qu'elle dévoile la vérité... la moitié de la vérité : la vérité des choses, des faits. Dire la moitié de la vérité, c'est aussi étouffer l'autre moitié ! Ce qui est étranglé ici, c'est la vérité des hommes ! Aussi, malgré son apparence 'réaliste', cette écriture est pur mensonge : elle révèle un monde impossible, un monde sans homme. C'est justement ce vide qui plonge le lecteur dans l'anxiété.
Le langage, c'est l'humain. Le langage exprime l'homme dans ses relations avec les hommes, ceux de jadis, ceux d'aujourd'hui, ceux de demain. Les humains utilisent le langage pour se dire le monde, pour se comprendre[2].
Décrire et comprendre comportent deux visages. L'un est celui de la science (décrire avec exactitude les choses, les faits), l'autre, c'est celui des valeurs (notre attitude face aux choses, face aux faits). Quand nous désirons simplement nous communiquer des connaissances sur le monde naturel, nous utilisons les langages de la science, de la technique. Dans ce genre de langages, il n'y a que le vrai et le faux, il ne peut y avoir de malentendu, de com-passion. Quand nous voulons nous dire la condition humaine, nous utilisons le langage de tous les jours, celui de la politique, de la littérature et des autres formes d'art. Dans ces langages, décrire et juger sont indissolublement liés. Qu'il décrive un arbre, un paysage, qu'il évoque le ciel ou raconte la terre, l'écrivain prend position face à l'existence. C'est pourquoi les discours sentimentaux, politiques, religieux, regorgent d'adjectifs (et sont rarement artistiques).
Le langage exprime simultanément l'être humain comme individu et comme être social, comme humain en général. Car le langage, d'une part, est le produit de la société et de l'Histoire et, d'autre part, le moyen le plus complet qui soit donné à un individu pour exprimer sa pensée, ses sentiments.
Si nous comprenons ainsi le langage, la singularité du style de la nouvelle saute aux yeux : volonté délibérée de limiter le langage à sa dimension technique, à un instrument pour l'inventaire des choses et des faits, bref, utiliser le langage pour réduire l'homme au silence.
Cette manière d'écrire aboutit à l'émergence d'un chaos de choses et de faits[3], un monde éclaté, émietté, où s'étalent, côte à côte, des présents désemparés. Un monde déshumanisé : seul l'homme peut donner à l'univers une unité en projetant par-delà cet univers ses désirs, ses espérances. Ces désirs, ces espoirs, créent un avenir à toute chose, à tout événement, dans l'horizon d'une vie. La distance entre cet avenir et ce présent, c'est la valeur. Cette aptitude à créer des valeurs donne un sens aux mots : aimer, haïr, beau, laid, vivre...
Dans Un général part à la retraite, l'auteur décrit les humains comme des choses, relate leurs actes, leurs pensées comme des phénomènes de la nature. Personne ne vit avec personne. Chacun est là, à côté des autres, comme un arbre est au pied d'un mur. Leur rencontre tient du hasard.
Pour y parvenir, l'auteur déploie maints procédés.
Aucun personnage n'a de visage. Chacun est défini avec les caractéristiques et les fonctions qui assurent l'existence d'une espèce animale : Mon père s'appelle Thuân, fils aîné de la famille Nguyên (...) J'ai trente-sept ans, (je) suis ingénieur, (je) travaille à l'Institut de Physique. Thuy, ma femme, est médecin, (elle) travaille à la Maternité. Nous avons deux filles, quatorze ans, douze ans. Ma mère a l'esprit dérangé, (elle) reste assise toute la journée à la même place. Tous les autres personnages sont présentés de la même manière. Ils sont ce qu'ils sont, ils font ce qu'ils sont censés faire, étant donné leurs fonctions. C'est tout ce que vous voulez, sauf des humains.
Un autre procédé ? La nouvelle fourmille de discours, mais les personnages ne se parlent jamais. Discours parallèles, voix dans le désert, solitude des mots. Ainsi, ce passage où un frère va perdre sa soeur : Il dit : "C'est mauvais signe qu'elle se tourne et se retourne comme ça." Et demande : "Grande soeur, me reconnais-tu ?" Ma mère dit : "Oui". Il redemande : "Qui suis-je ?". Ma mère dit : "Un humain". M. Bông éclate en sanglot : "Tu es seule à m'aimer. Tout le village, toute la parentèle m'appellent espèce de chien. Ma femme m'appelle espèce de salaud. Tuân (son fils) m'appelle espèce de misérable. Toi seule m'appelle humain".
Que vient faire l'amour en cette galère ? Quel monologue est plus poignant que ce 'dialogue' ? De plus, le mot humain est trois fois de suite insidieusement opposé au mot espèce à travers des sanglots au chevet d'une mourante : être considéré comme un humain, même sans visage, même sans nom, ne serait-ce qu'une fois, voilà l'aspiration suprême d'un homme !
Même la typographie est mise à contribution pour étouffer le dialogue (pas de distinction entre le récit et les dialogues, pas de retour à la ligne, de tirets qui risqueraient de mettre en évidence le face à face des personnages, rien que des mots soigneusement dilués dans le récit) : Le menuisier gronde : "Tu nous soupçonnes de vouloir voler le bois ?". M. Bông demande : "Quelle épaisseur, ces planches ?". Je dis : "Quatre centimètres". M. Bông dit : "Bon Dieu, ça fait un salon ! Mais quelle idée de fabriquer un cercueil avec du bois de dôi. Quand on déterrera, donne les planches à tonton[4]".
Difficile de garder son sang-froid face à pareils dialogues. Ils donnent la nausée. Où est le dialogue ? Où est la parole, l'arche qui relie les hommes ? Il n'y a que des haut-parleurs qui émettent un chaos de sons éperdus.
Mais peut-être le procédé le plus conséquent dans ce style est : égrener brutalement, sans interruption, des faits, des faits, et des faits, du début à la fin du récit, sans aucune pause qui permette au lecteur de reprendre haleine, de trouver le temps, le recul nécessaire pour imaginer une quelconque vision d'ensemble, vraie ou fausse. Un rythme haletant, des phrases brèves, grouillantes, qui jaillissent les unes à côté des autres sans liens apparents, ni par le contenu ni par la forme. En définitive, une folie de mots qui n'évoquent rien, ne signifient rien. Une avalanche de sons d'où émergent parfois la voix désemparée des hommes sans visage.
Ainsi se comportent les humains entre eux. Il en va de même des rapports de chacun avec soi-même. Les sentiments, les idées, les actes, fusent comme des phénomènes naturels, comme des plantes, des herbes... éparpillés, désarticulés... De ce point de vue, le "personnage" de M. Bông est un modèle : il pleure, rit, jure, mange, parle... comme un bébé fait ses besoins.
Bref, le monde d'Un général part à la retraite est un monde où l'homme n'a pas de désir, d'espérance, où la société n'a pas d'avenir[5]. C'est pourquoi cette nouvelle n'a pas besoin de squelette. Elle est sans histoire puisqu'elle évoque un monde sans projet. L'art de Nguyên Huy Thiêp consiste à nous suggérer ce monde, cette sensation à travers la manière de le dire. Aucune explication fastidieuse, aucun adjectif grandiloquent. Rien que des mots simples, à la portée de tous, et voilà que s'instaure soudain une atmosphère de démence, un monde où il n'est donné à personne de comprendre personne.
Ce monde dément n'est pas, ne peut pas être le monde réel. C'est le monde de l'humain, le monde de l'art. Qualifier le style de Nguyên Huy Thiêp de 'réaliste', c'est lui faire injure[6].
L'art est mensonge. Dans ce texte, le mensonge vient du fait qu'on a remplacé un oeil humain par l'objectif d'un appareil photo. On capte fiévreusement les images de la vie, on les met côte à côte, et on prétend bâtir ainsi une histoire [truyên signifie roman, nouvelle, histoire], l'histoire d'un monde humain où l'homme s'est désagrégé. En effet, l'oeil de l'appareil photo diffère de l'oeil humain en ceci : il ne connaît que des présents disparates, il n'a pas de souvenir, pas d'avenir, il lui manque le fil qui relie l'action d'aujourd'hui avec les désirs d'hier, l'appel des lendemains, réalisant, à travers ses espérances d'avenir, l'identité mouvante du présent d'un humain avec son passé, ébauchant une silhouette humaine. Le monde d'Un général part à la retraite est un monde où une vie humaine se résume à un curriculum vitae d'une parfaite objectivité[7].
C'est un sommet dans cette manière d'écrire. Encore un pas, et il n'y a plus que ... le silence. Car ce procédé a aussi ses limites. Pour que l'arbre soit au pied du mur, encore faut-il qu'un regard humain pose le monde comme un ordre ou un désordre spécifiquement ... humains[8] ! Les sentiments, les pensées, les actes des personnages, quelle que soit leur dispersion, se révèlent tous dans l'écoulement du temps, tout simplement parce que l'auteur doit écrire de gauche à droite, de haut en bas... et, en fin de compte, ils finissent tous par coller à une personne, à un nom[9].
C'est sans doute pourquoi, dans la culture occidentale, il fut un temps où des écoles littéraires prétendaient se libérer de ces contraintes en... démolissant le langage, en pratiquant l'écriture... automatique.
J'aime Un général part à la retraite parce qu'il sait nous mener vers ce vertige, parce qu'il sait s'y arrêter. Pour en "jouir", nul besoin de couper les cheveux en quatre, de méditer chaque phrase, de ronger chaque mot. Il suffit de se laisser aller, de suivre la voix qui raconte. Elle nous mène soudain sur les rives du silence. Là, il n'y a plus d'histoire, plus de personnage, plus de littérature. Il y a un homme qui vient d'entrevoir une voix humaine. Qui est-il ? Pourquoi lit-il ? Pourquoi vit-il ? C'est sans doute en cela que cette nouvelle est poignante et gênante à la fois.
Dans la société vietnamienne d'aujourd'hui, que pareille nouvelle provoque les passions, qu'il y en a tant qui l'aiment et la haïssent violemment, rien de plus compréhensible. Utiliser la parole pour étouffer la voix des hommes, écrire pour piétiner l'écriture, torturer le langage par le langage, c'est évidemment questionner la société qui a donné naissance à cette langue, interpeller les hommes qui l'utilisent ou qui s'en accommodent, exiger qu'ils disent, qu'ils écrivent leurs vérités, et qu'ils agissent en conséquence[10].
Mais pourquoi ce texte émeut-il quelqu'un qui vit et, probablement, mourra en France ? Sera-t-il encore capable d'émouvoir dans quelque temps ? Je le crois. Car du chien crevé il restera l'histoire. L'homme, comme son langage, est un produit de la société et de l'Histoire. La langue vivra, se métamorphosera avec l'évolution de la société. Mais chacun mourra. Il n'est pas d'oeuvre qui ne s'achève pas, serait-ce au milieu d'une phrase. La mort scelle définitivement la valeur d'une vie. Personne ne peut tout en dire. Et chacun meurt seul, restituant son silence à la vie. La solitude qui émerge lentement de cette voix est encore la condition de l'homme d'aujourd'hui, si ce n'est pour toujours. Cette valeur, cette solitude se cristallisent dans le silence qui s'instaure quand la voix se tait. Au bout de la lecture, on peut tout oublier[11], sauf ce silence. Bien sûr, à chacun son silence. Mais c'est aussi le silence qui imprègne la condition humaine à travers les mois, les années de notre vie, jusqu'au jour où il sera donné à l'homme de mourir sans regret ?
Si jamais ce jour arrive, l'humanité n'aurait plus besoin d'art, de littérature.
En vérité, Un général part à la retraite est une oeuvre d'art.
© Copyright Phan Huy Ðường
[1] de Nguyên Huy Thiêp, traduit du Vietnamien par Kim Lefèvre, Editions de l'Aube.
[2] Rares sont ceux qui aiment causer avec une pierre. Même dans ce cas, il y a quelqu'un qui écoute.
[3] Les hommes aussi sont des choses, comme les tables, les chaises. Elever des chiens, des cochons, rire, pleurer, manger, déféquer, vivre, mourir, tout est rapporté comme dans un bulletin de la météo.
[4] Ecrire "Refile-moi les planches" serait plus homogène. Ecrire: "Donne les planches à tonton" est plus vietnamien et, de ce fait, plus amer. Le mot tonton évoque ici exactement le contraire de ce qu'on éprouve d'ordinaire quand on le prononce. C'est cela, piétiner le langage! (adage vietnamien: mât cha cha con chu, mât me bu di, si ton père meurt il te reste l'oncle, si ta mère meurt la tante te donnera le sein)
[5] Le seul personnage qui comprend que "la foi donne la force de vivre" est justement celui qui va chercher la mort au profit d'une foi obsolète.
[6] Les romans de Kafka sont profondément réels. Par contre, il existe chez nous des oeuvres, des discours, des rapports, des reportages 'réalistes' qui sont plus surréalistes que les poèmes de Breton.
[7] Nom: ....
Date de naissance: ...
Classe sociale: ...
Tel jour, tel mois, telle année, il a fait ...
Tel jour, tel mois, telle année, il a dit ...
Tel jour, tel mois, telle année, il a pensé ...
Si vous vous reconnaissez dans cet inventaire, vous êtes un personnage idéal dans le monde d'Un général part à la retraite. Ou bien si vous êtes capable de voir autrui sous cet angle...
[8] Le monde naturel n'est ni en ordre, ni en désordre. Il est comme il est ... naturellement!
[9] La nouvelle, en elle-même, réalise avec art cette contradiction. Chacun des quinze chapitres se rapporte à un sujet précis (très ordonnée). A l'intérieur de chaque chapitre, chaque phrase (voire, chaque proposition) se suffit à elle-même (très ordonnée), mais n'est liée par rien aux phrases adjacentes (désordre complet, notamment dans les 'dialogues'). A lire le tout, on ne sait plus de quoi il s'agit, de qui il s'agit!
[10] Faute d'actions, la parole comme l'écrit mènent au mensonge. Le mensonge est signe de violence. La parole elle-même peut devenir instrument de violence: "une, deusse..."
[11] Dans les faits, rares sont ceux qui se souviennent de ce qu'ils ont lu! C'est aussi une réussite de ce style.