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UNE VOIX A LA RECHERCHE D'UN VISAGE

Préface à La messagère de cristal

Roman de Phạm Thị Hoài

Éditions Des Femmes, 1990

 

 

Il n'est pas bon d'être vietnamien dans le monde d'au­jourd'hui.

Un siècle s'achève, qui fut le plus sanglant de l'his­toire des hommes. L'Occident se réveille, hé­bété de bonheur. On y vit bien, on y mange bien, on y dort bien. On y est libre. On y est homme. A chaque enfant qui naît il y a, de plein droit, réservé, un label d'hu­manité garanti : made in Europa. Dans chaque tête il y a un ciel qui ne risque plus de s'effondrer. Et puis, pour tous, il y a cette terrible bonne conscience : le berceau de la Dé­mocratie, la terre des Droits de l'Homme, le bailleur de fonds de tous les affamés, le créancier de toutes les dettes de la Terre. Certes tout n'y est pas encore pour le mieux dans le meilleur des mondes. Mais à coup sûr, c'est le meilleur des mon­des. Ce n'est pas rien ! Le reste, c'est le passé, et le passé n'a pas de vi­sage.

Qu'est-ce un Vietnamien dans tout cela ? Un petit pa­quet de misère, étranglé par le marasme économique, écrasé par quel­ques potentats aux illusions désuètes. Au mieux, c'est un acci­dent de l'Histoire.

Qu'il est loin le temps où ses cris réveillaient la con­science de l'humanité, où le napalm et les bombes il­luminaient un visage : liberté. Ainsi va l'Histoire : à coups de miracles, parce qu'ainsi survivent les hom­mes : à force d'oubli. Ce vi­sage, c'était, dou­blement, la mémoire de l'Oc­cident : cent ans de colonialisme, cin­quante ans de guerre, des centaines d' Hiroshima, quinze ans de blocus économique et, par des­sus le marché, la dictature du prolé­tariat dans un pays agri­cole. Il fallait un miracle pour effa­cer ce visage. Le miracle eut lieu. L'Histoire n'en est jamais avare. Ce damné de la terre cessa d'un coup d'être un damné de l'Occident. Ce n'est plus qu'une ma­lédiction de la na­ture, l'avor­ton de quelques fous. Le Vietnam, c'est l'amnésie de l'Occident, c'est un siècle de sauvagerie qui se referme sur une plaie. Les cla­meurs se sont tues, le sang s'est dissous dans la terre, la plaie s'est cicatrisée. Il reste une petite croûte de rouille sous la­quelle perdure une sourde irritation : ils ont survécu. Voilà l'ennui : ils ont survécu, et leur vie ce n'est rien que ce visage qui aurait dû disparaître.

Il n'est pas bon d'être jeune dans le Vietnam d'aujour­d'hui.

La jeunesse, c'est un avenir, ou du moins la conviction d'en avoir un, avant que la mécanique des jours ne tue le désir de l'Autre avec l'exigence de soi. Le Vietnam n'a pas d'avenir ou plutôt il en a un, effrayant : le passé de ses diri­geants. Ce passé, cet avenir, c'est encore le visage de l'Oc­cident. Partout, tou­jours, l'Autre, c'est la soumission ou la mort. Et soi, ce n'est rien, dou­ble­ment rien, rien que le refus de se soumettre, et aussi rien au milieu d'un tout indestructible : le Peuple, le Parti, la Révolution.

Il n'est pas bon d'être femme dans le Vietnam d'au­jourd'hui.

Il ne s'agit pas seulement de sortir du Moyen-Âge confucéen où la femme n'est qu'obéissance, au père d'abord, au mari ensuite, au fils enfin. Il ne s'agit pas seulement d'avoir un corps à soi, une âme à soi, une vie pour soi. Il s'agit de re­tourner dans les ténèbres après avoir entrevu la lumière, même si cette lumière ne fut que celle de la guerre. Car la femme vietna­mienne d'au­jourd'hui a vu partir père, mère, frère, soeur, mari, amant, ami, souvent pour ne plus revenir. D'ailleurs revient-on jamais de vingt années de guerre ? Elle a esquivé balles et bombes, fait le coup de feu contre F11 et B52. Tout cela laisse des traces, une conviction : la né­cessité de mourir bientôt et la volonté de vivre un peu, mais humainement.

Il n'est pas bon d'être écrivain dans le Vietnam d'au­jour­d'hui.

Il n'y est rien de plus sacré que l'écrit. Il en fut ainsi depuis des siècles. Cinquante années de guerre l'ont trans­formé en carcan : il n'existait rien d'humain sur cette terre hormis la parole. La vie d'un humain ne valait pas la balle qui le vi­sait. C'était si peu, si fra­gile, si ténu. On confiait son âme dans un souffle de voix. Ce souffle ne survivait que s'il était repris, mul­tiplié, éparpillé par d'autres. Cela donna naissance à ce qu'on appelle aujourd'hui la langue de bois. Elle véhicu­lait pourtant l'exigence d'humanité de millions d'hommes. Cinquante ans après, on ne souvient plus du sens intime des mots. Il faut réinventer la parole, massacrer celle pour quoi on a lutté, celle par quoi on a survécu, bref, se renier pour renouer avec la pensée.

On peut être vietnamien sans le vouloir. On peut être jeune sans le savoir. On peut être femme sans aimer. On ne peut devenir écrivain sans le revendiquer, sans assumer tout le reste : sa jeu­nesse, ses exigences de femme et sa condition de Vietnamien. Mais en le re­vendiquant on le réclame du coup pour tous. C'est ce qui fait du roman Thiên Su de Pham Thi Hoai un in­admis­si­ble scandale. C'est ce qui ex­plique sans doute le sentiment de générosité qui imprègne l'oeu­vre et l'humour teinté de dérision qui la porte. Quand on aime les humains, cela fait si mal qu'il vaut mieux en sourire pour ne pas sombrer dans le dégoût et la haine.

Car ce qui frappe dans l'art de Pham thi Hoai, c'est la capa­cité de sentir, de comprendre la douleur qui se cache der­rière ces vies misérables et futiles. Un maî­tre cynique, sans vergogne, un père pusillanime, bas­sement conformiste, une mère transparente, un frère délinquant, gros­sier, violent, un autre frère lâche et conciliant, une soeur révoltée mais soumise, un beau frère arriviste, un amant complexé, un poète impuis­sant, une foule de mâles concupiscents, con­qué­rants, serviles jusqu'à l'écoeurement. Mais le cynique n'est qu'un intellectuel condam­né à vivre un monde sans es­prit. Le conformiste n'est qu'un honnête homme dans un monde sans honnê­teté. La mère lutte comme elle peut pour affirmer son droit à l'existence. Le dé­lin­quant rêve d'une famille paisible et honorée. Le lâ­che ne peut oublier sa ré­volte. La soeur soumise s'of­fre des centaines d'amants sans jamais se donner. L'amant complexé, l'homme pour qui vouloir, c'est pouvoir, sait offrir vingt roses rouges au bout de son fusil et souffrir devant la courbe d'un sein. L'impuissant est un poète d'un monde sans poésie. Il n'y a dans ce roman que deux per­sonnages déplai­sants, l'arriviste et la ci­toyenne : ils sont trop vrais, trop réels, ils n'existent pas, ce sont des concepts, ce ne sont pas des hommes. Tous les autres, cha­cun à sa manière révèlent une certaine au­thenticité : ils ont es­sayé de vivre. Ils finiront tous écrasés : le passé n'a pas de vi­sage, il se nourrit du visage des vivants et les gri­gnote jusqu'à l'effondrement.

On reproche à Pham Thi Hoai sa cruauté. A tort. Ce n'est pas l'oeuvre qui est cruelle, c'est la vie de chez nous. Ce que cette oeuvre apporte à cette vie, c'est cette tendresse diffuse qui fait apparaître, au-delà de ces existences dérisoi­res, comme une nostalgie tapie dans quelque recoin secret d'une trop brève en­fance, comme une irrépressible exigence : il faut en finir.

Mais sans doute ne s'agit-il pas de cela. Nous avons vé­cu si longtemps dans la misère, la ter­reur, la dou­leur de la sépa­ration, les pertes irréparables, l'angoisse de disparaître et le men­songe quotidien qu'il reste peu de chose susceptible de nous paraître cruel. Peut-être s'agit-il de cet humour cor­rosif qui secoue de bout en bout l'ouvrage. Ce serait alors dou­blement à tort. Car ce rire acerbe est la marque du cou­rage et de la pu­deur. C'est le rire que profère l'homme de­vant la lai­deur du monde pour mar­quer son engagement : il l'as­sume et le nie. Il y a, dans l'existence, des moments où l'on aime­rait pouvoir pleurer : cela soulage. Mais quand le mal ronge jusqu'à la racine de l'être, peut-être n'y-a-t-il pas d'autre is­sue que d'en rire pour ne pas se résigner. C'est jus­tement cet engagement irré­vocable aux côtés des hommes, cet opti­misme dou­loureux qui révulsent les cen­seurs et les moralistes vietnamiens. Si l'homme doit avoir un vi­sage et si ce visage ne peut être celui du passé, alors une épo­que doit mourir. Pour qu'elle meure il faut que des hom­mes l'as­su­ment et la dépassent dans leur vie. Ils le font dès qu'ils re­vendiquent le droit à la parole per­sonnelle, individuelle. Dès qu'un homme parle pour son pro­pre compte, à ses ris­ques et périls, un monde commence à mourir, un monde commence à naî­tre, le nôtre.

Sans courage, sans pudeur, il n'est pas de littérature. Ici ré­side sans doute le secret du style de Pham Thi Hoai, à la fois féroce et tendre, plein d'humour et de poésie. Qu'on l'aime ou qu'on le déteste, on le recon­naît immédiatement : il vous saute à la gorge et vous secoue sans ménage­ment. Cette avalanche de mots sac­cadés, effrénés, contradictoires qui s'achève brus­quement dans un rire moqueur ou le si­lence, c'est d'abord une respiration, celle d'une lutte hale­tante con­tre l'étouffement, le désespoir, la résignation, la soumission. Ce rire haché, échevelé, ravageur, qui transperce les personnages et les actes à travers le tour­billon dérisoire des vies enchevê­trées, c'est l'ex­pression de ce cou­rage de voir, de cette pudeur de ne pas crier. Ce n'est plus la simple description d'un monde somme toute banal, banalisé, c'est la mise en perspective de l'existence à travers un re­gard, celui d'une jeune femme vietnamienne des années qua­tre-vingts, c'est de la littérature vietnamienne, authenti­que.

De ce vacarme étouffant émergent parfois des mo­ments de si­lence poignant : la nostalgie lanci­nante d'une enfance es­camotée, d'une jeunesse volée, le souvenir de "ce monde qui tarde à naî­tre", l'intuition d'un amour possible, l'exigence d'aimer malgré l'im­possibilité d'aimer dans ce monde de la violence que se dis­putent la bureaucratie, le couteau et l'ar­gent. Cette poésie ronge le récit comme ce vide qui parfois creuse des yeux qui en ont trop vu. De "ce monde qui tarde à naître", Pham Thi Hoai ne nous dit rien. A peine le mur­mure-t-elle dans le silence de ces courtes phrases qui cou­lent à pic dans le néant. C'est qu'il n'y a rien à en dire : le vi­sage de l'homme est encore à dessiner. Car "ce monde qui tarde à naître" et dont on se souvient, qu'est-ce donc sinon la mémoire origi­nelle, persistante, irritante, de ce que nous sommes : des hom­mes.

Ce style incommode bien des lecteurs vietnamiens. Ils s'en dé­barrassent à peu de frais : occiden­talisme ef­fréné. Le lec­teur oc­cidental, au contraire, pourra re­gretter : manque de couleur lo­cale. A la réflexion cette convergence me paraît suspecte. Dire d'un visage qu'il est trop maquillé ou pas as­sez, cela revient au même : ne pas voir l'homme sans visage. Peu importe alors qu'on le recouvre d'un turban ou d'un sombrero. Ce qui est ty­pique de la femme vietnamienne d'aujour­d'hui, ce n'est pas le chapeau conique qu'elle porte, c'est le vide qu'il recouvre et qu'un demi-siècle de haine a imposé, continue d'imposer.

Un siècle de violence se referme sur une plaie, Vietnam. Une ère de paix s'ouvre peut-être en Europe. Si elle devait être celle des cimetières, l'un des plus grands aura pour nom : Vietnam. Là-bas, la terre, les hommes sont encore imbibés de la violence de ce siècle. Dans cette argile dou­loureuse certains, obsti­nément, cherchent à modeler une sil­houette, un vi­sage, celui de la mémoire assumée, dépassée, celui de l'avenir, celui de l'homme. Ils s'appellent Nguyen Huy Thiep, Duong Thu Huong, Luu Quang Vu... Pham Thi Hoai. Souhaitons-leur de trouver ici la fraternité qu'ils méri­tent, dont ils ont besoin. Espérons que ce visage qu'ils s'acharnent à dessi­ner suscitera ici un peu plus que la cu­riosité qu'on porte aux vieux graffitis des ca­vernes préhis­toriques. Si la paix d'aujourd'hui oublie ses ori­gines, la vio­lence d'hier, pas plus que les Vietnamiens les Européens n'auront de vrais visages, des visages humains.

© Copyright Phan Huy Duong, 1990