© Phan Huy Duong, 1995-2003
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Ce livre inédit contient une critique systématique de livre Spectres de Marx de M. Jacques Derrida
ainsi qu'un coup d'œil sur l'actualité de Marx en ces temps de mondialisation capitaliste triomphante.
Joyeuse lecture…
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Une belle conviction pour une grande ambition.
Usures (tableau d’un monde sans âge)
Au nom de la révolution, la double barricade
Apparition de l’inapparent : l’ « escamotage » phénoménologique
Actualité de Marx et d’Engels, un coup d’oeil
Il ne voit, ai-je dit, dans le travail marchandise, qui est d’une réalité effrayante, qu’une ellipse grammaticale. Donc toute la société actuelle, fondée sur le travail marchandise, est désormais fondée sur une licence poétique, sur une expression figurée. La société veut-elle « éliminer tous les inconvénients » qui la travaillent, eh bien ! qu’elle élimine les termes malsonnants, qu’elle change de langage, et pour cela elle n’a qu’à s’adresser à l’Académie, pour lui demander une nouvelle édition de son dictionnaire[1].
Karl Marx
Sans doute, l'arme de la critique ne peut-elle remplacer la critique des armes, la puissance matérielle ne peut être abattue que par la puissance matérielle, mais la théorie aussi devient une puissance matérielle dès qu'elle s'empare des masses. La théorie est capable de s'emparer des masses dès qu'elle démontre ad hominem [sur l'exemple de l'homme], et elle procède à des démonstrations ad hominem dès qu'elle devient radicale. Être radical, c’est prendre les choses à la racine. Mais la racine pour l’homme, c’est l’homme lui-même. [2]
Karl Marx
Avertissement
Le lecteur qui aura la patience et le courage de lire ce livre jusqu’au bout sera souvent agacé par la longueur des citations tirées de :
Jacques Derrida, Spectres de Marx, Éditions Galilée, 1993
Le Capital, Éditions Sociales, 1962, (Oeuvres complètes de Karl Marx)
Contribution à la Critique de l’Économie Politique,
Éditions Sociales, 1966, (Oeuvres complètes de Karl Marx)
Je me suis plié à cette exigence pour des raisons différentes dues à l’écriture de ces deux auteurs.
Concernant Marx, nous connaissons la diversité des interprétations de son oeuvre, parfois aux antipodes les unes des autres. Marx et Engels sont parmi les rares penseurs à soumettre les sujets de leurs études à la logique dialectique matérialiste:
« C’est le mérite de Marx [...] d’avoir le premier remis en valeur la méthode dialectique hégélienne comme sa différence d’avec elle et d’avoir en même temps appliqué cette méthode, dans le Capital, aux faits d’une science empirique, l’économie politique.[3] »
Engels pensait par ailleurs que la pensée dialectique n’est apparue que chez les Grecs de l’Antiquité et les bouddhistes :
« Par contre, la pensée dialectique, – précisément parce qu’elle a pour condition préalable l’étude de la nature des concepts eux-mêmes, – n’est possible qu’à l’homme; même pour celui-ci, elle n’est possible qu’à un niveau de développement relativement élevé (Bouddhistes et Grecs)[4]... »
En Europe, elle ne serait étudiée de manière conséquente que par Aristote et Hegel :
« Car, tout d’abord, la théorie des lois de la pensée n’est nullement une « vérité éternelle », arrêtée une fois pour toutes, comme l’entendement du philistin se le représente à propos du mot logique. La logique formelle elle-même est restée le lieu de violents débats depuis Aristote jusqu’aujourd’hui. Quant à la dialectique, elle n’a été étudiée avec quelque précision jusqu’ici que par deux penseurs, Aristote et Hegel.[5] »
C’est dire à quel point cette manière de penser nous est peu familière, même aujourd’hui en France, et combien grands sont les risques de mal interpréter les écrits de Marx et d’Engels.
Je pense que la langue dont ils disposaient, qui est toujours celle que nous utilisons pour nous exprimer, est peu appropriée à cette démarche de l’esprit. De ce fait, Marx et Engels ont parfois dû recourir à des tournures d’expression qui ne sont pas évidentes à interpréter et qui, lorsqu’on les interprète selon le « bon sens » usuel, selon la logique formelle, aboutit à une vision déformée de leur pensée.
Concernant Derrida, quiconque a lu quelques pages de Spectres de Marx sait que c’est un auteur qui ne se résume pas.
Pour ces raisons, sur les problèmes les plus complexes, je préfère, autant que faire se peut, laisser ces auteurs s’exprimer dans leurs propres termes avant d’exprimer mon point de vue.
J’espère bénéficier, à ce sujet, de la compréhension du lecteur.
Pour abréger les notes, les sources suivantes :
Jacques Derrida, Spectres de Marx, Éditions Galilée, 1993
Le Capital, Éditions Sociales, 1962
Contribution à la Critique de l’Économie Politique, Éditions Sociales, 1966
Tome I des oeuvres de Marx dans la Pléiade, Éditions Gallimard, 1963
seront mentionnées sous les formes
Spectres, p.
Le Capital, p.
Contribution, p.
Pléiade, p.
Dans toutes les citations, les mots en italique le sont dans le texte. Les mots soulignés le sont de mon fait. Lorsque le texte cité comporte des mots entre double-guillemets, pour améliorer la lisibilité du texte, je les mets parfois entre guillemets. Exemple : « « mot » » devient « ‘mot’ ».
Le ton de ce livre est polémique. D’aucuns y trouveraient la marque d’un règlement de comptes, voire d’une agression ad hominem. Ils auraient tort. Je n’ai vu Jacques Derrida qu’une seule fois, de loin. Il parlait sur une tribune et prenait la défense d’un(e) écrivain persécuté(e). C’est dire la sympathie et l’estime que j’éprouve pour l’homme et son action en ce domaine. Cette sympathie et cette estime n’entraînent heureusement pas une identité ou une convergence dans les idées. J’ai donc choisi le ton polémique pour d’autres raisons.
La première peut être considérée comme un vilain défaut de mon tempérament. Quand je tente de comprendre un auteur, du fait que nous partageons la langue avec laquelle nous communiquons, j’éprouve un mal fou à distinguer sa pensée de la mienne ainsi que de celle de tous les hommes qui ont fait cette langue. Sans cette distinction, il n’y a pas de dialogue possible. Je suis donc obligé de me livrer à cette étrange acrobatie : tenter d’entrer dans son langage avec une attitude d’empathie pour essayer de comprendre ce qu’il veut exprimer, surtout quand il tente lui-même de se libérer de la gangue des mots que les morts nous laissent et sans lesquels il nous est interdit de penser, et, en même temps, m’en libérer pour penser dans la mesure du possible par moi-même. Cette distinction ne peut se réaliser sans une certaine violence contre soi-même. D’une part, ce que je comprends d’un auteur ne peut être que l’interprétation que je tire de ma lecture. D’autre part, les idées se forment parfois « d’elles-mêmes » dans ma tête du fait de la langue qui nous est commune. C’est dire que je dois constamment me saisir en tant qu’autre que moi-même, en tant que je m’oppose à moi. Pour ce faire, un certain « extrémisme », verbal heureusement, est parfois nécessaire pour tracer une ligne de démarcation entre la pensée d’un auteur et la mienne. Que cela aboutisse à une expression quelque peu caricaturale des deux pensées en présence, c’est le prix à payer, la part du diable en somme, quand on veut cerner le fond d’un problème.
La seconde raison est que nous vivons depuis une quinzaine d’années dans l’atmosphère délétère d’un consensus visqueux qui nous étouffe. La « complexité » de tout interdirait tout débat aux non-experts de ceci ou de cela. Une franche polémique sur les idées d’un auteur me paraît un acte de salubrité public.
J’espère que le lecteur m’accordera la générosité que tout lecteur accorde à tout auteur par le seul fait d’ouvrir son livre et de le lire.
« L’État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale[6]. »
Le sous-titre de Spectres de Marx dit assez la grande ambition de Derrida : établir un bilan de la dette que nous devons aux penseurs qui nous précèdent, Marx en particulier, nous libérer de leurs erreurs pour devenir des hommes adultes et fonder la nouvelle Internationale des hommes. En jouant sur la majuscule du mot « État », il entend lier cette question à la dette extérieure des États, notamment celle des États du Tiers-Monde, et le rôle des États-nations, voire des États-fantômes (il désigne sous ce vocable les puissances financières, économiques, etc. qui dominent le monde contemporain).
« Un nom pour un autre, une partie pour le tout : on pourra toujours traiter la violence historique de l’Apartheid comme une métonymie. Dans son passé comme dans son présent. Selon des voies diverses (condensation, déplacement, expression ou représentation), on pourra toujours déchiffrer à travers sa singularité tant d’autres violences dans le monde. À la fois partie, cause, effet, symptôme, exemple, ce qui se passe là-bas traduit ce qui a lieu ici, toujours ici, où que l’on soit et que l’on regarde, au plus près de soi. Responsabilité infinie, dès lors, repos interdit pour toutes les formes de bonne conscience. »[7]
Donc, le monde est un. Tout y est lié. Ce qui se passe sur un coin quelconque de la planète est lié à ce qui a lieu ici, et vice versa. Nous sommes responsables de tout ce qui se passe dans le monde. Voilà une profession de foi qui honore son auteur. Elle n’est pas neuve. Sartre disait déjà de manière encore plus radicale qu’il est
« Tout un homme, fait de tous les hommes qui les vaut tous et que vaut n’importe qui.[8] »
Il en donnait une belle illustration théâtrale :
« HILDA. – [...] Parbleu, mon beau capitaine, tu es seul comme un riche et tu n’as jamais souffert que des blessures qu’on t’a faites, c’est ton malheur. Moi, je sens mon corps à peine, je ne sais pas où ma vie commence ni où elle finit et je ne réponds pas toujours quand on m’appelle, tant ça m’étonne, parfois, d’avoir un nom. Mais je souffre dans tous les corps, on me frappe sur toutes les joues, je meurs de toutes les morts ; toutes les femmes que tu as prises de force, tu les as violées dans ma chair.[9] »
Les chrétiens l’affirmaient depuis des lustres en donnant à tous les humains un père commun, ne serait-ce qu’Adam, sans compter le Créateur lui-même. Marx, en un sens, ne disait pas autre chose en affirmant que l’homme est l’ensemble de ses relations sociales. Il y a néanmoins des différences entre ces diverses professions de foi.
Chez les chrétiens, il s’agit d’une conviction religieuse, la solidarité entre hommes leur étant conférée « de l’extérieur » par un être divin, leur commun créateur. Nous sommes tous frères en Dieu et, de ce fait, tous responsables de tous.
Chez Sartre, on reste entre nous sur terre, on est lié et on se lie à tous par l’action :
« Goetz. – N’aie pas peur, je ne flancherai pas. Je leur ferai horreur puisque je n’ai pas d’autre manière de les aimer, je leur donnerai des ordres, puisque je n’ai pas d’autre manière d’obéir, je resterai seul avec ce ciel vide au-dessus de ma tête, puisque je n’ai pas d’autre manière d’être avec tous. Il y a cette guerre à faire et je la ferai[10]. »
L’homme est ce qu’il se fait à partir de ce que les autres ont fait et continuent de faire de lui. Comment pratiquement cela se fait-il ? Sartre ne nous en dit pas grand-chose. Il affirme une conviction philosophique et morale, analysée au niveau individuel dans L’Être et le Néant, illustrée au niveau social dans Le Diable et le Bon Dieu.
Marx est à la fois plus radical, plus concret et plus prudent. L’homme ne serait que l’ensemble de ses relations sociales. Les relations sociales en question incluraient la totalité des relations sociales présentes et passées, mais elles sont historiques et n’atteindraient pleinement la dimension mondiale qu’avec l’élargissement du marché capitaliste à l’ensemble de l’humanité. Ce qui implique d’une part que cette solidarité universelle entre les hommes n’est devenue réelle que depuis peu (un hobereau du Moyen Âge rirait à juste titre si on lui demandait des comptes sur le sort d’un papou dont il ne connaît d’ailleurs pas l’existence) et qu’elle continuera à s’élargir, à s’approfondir à mesure que le marché capitaliste s’élargit et détermine de manière de plus en plus décisive la vie matérielle et spirituelle des gens. D’autre part cette solidarité ne se réalise nullement uniquement par une évolution des concepts qui traînent dans nos têtes, mais d’abord dans les faits, à travers la médiation de l’activité la plus fondamentale des hommes de notre époque, comme de toutes les époques antérieures, l’activité économique. Bref, Marx ne se contentait pas d’affirmer une conviction morale, il tentait aussi de la comprendre, de la fonder par l’analyse de la réalité de la vie quotidienne des hommes.
Quelle serait le point de vue propre à Derrida en ce domaine ? Apparemment, il est linguistique :
« Un nom pour un autre, une partie pour le tout : on pourra toujours traiter la violence historique de l’Apartheid comme une métonymie[11]. »
Il suffirait pour cela de regarder « au plus près de soi[12].».
Un nouveau discours de la méthode
La méthode pour y arriver nous est donnée dès l’Exorde qui, d’après le Petit Robert, signifie : « La première partie d’un discours dans la rhétorique ancienne. » La première partie d’un discours est d’ordinaire d’une importance capitale pour le reste du discours. On y pose le problème dont on veut débattre. Comme on le sait, un problème bien posé est déjà plus qu’à moitié résolu.
« Quelqu’un, vous ou moi, s’avance et dit : je voudrais apprendre à vivre enfin. [...]
Apprendre à vivre. Étrange mot d’ordre. [...]
À lui seul, hors contexte [...] ce mot d’ordre sans phrase forme un syntagme à peu près inintelligible. [...]
Locution magistrale, néanmoins [...]
Car par la bouche d’un maître ce morceau de mot d’ordre dirait toujours quelque chose de la violence. [...] une adresse irréversible et dissymétrique, celle qui va le plus souvent du père au fils, du maître au disciple ou du maître à l’esclave ». (‘ je vais t’apprendre à vivre, moi ’). [...] l’adresse comme expérience..., l’adresse comme éducation et l’adresse comme dressage.[13] »
Derrida part d’une phrase :
« Quelqu’un, vous ou moi, s’avance et dit : je voudrais apprendre à vivre enfin. »
En un tour de main, il la tronque et la transforme en un mot d’ordre sans nous en donner la moindre raison. Il constate que privé de son contexte ce mot d’ordre est à peu près inintelligible. Comme nous ne savons toujours pas de quoi il veut parler et où il veut en venir puisqu’il a avancé son mot d’ordre hors de tout contexte, nous sommes bien obligés de le suivre. Nous serions même tentés de dire que son mot d’ordre, en tant que mot d’ordre qui ne s’adresse à personne, nous est tout à fait inintelligible. Il n’est pas sûr que cela lui plaise. En effet, si tel est le cas, le mieux est de s’en tenir là et de passer à un autre sujet. Tel n’est pas son propos, bien au contraire. Ce mot d’ordre n’est qu’à peu près inintelligible. Pour celui qui sait lire, il serait en fait bourré de secrets et de mystères. Le propos de Derrida est de nous dévoiler ces secrets, ces mystères, de nous guider de cette ombre vers la lumière. Car ce mot d’ordre, comme tout mot d’ordre, est un ordre, une locution magistrale. Magistral, magistère, magistrat... Donc violence sous toutes les formes qui plairont à Derrida, notamment sous les figures du père, du fils, du maître, du disciple, de l’esclave. Pour ce faire, il suffit de le glisser dans les bouches adéquates. [14]
Au total, Derrida part d’une phrase reconnue à peu près inintelligible et, sous couvert de cette inintelligibilité, lui fait dire ce qui lui plaît, sur le ton qui lui plaît, posant à sa convenance le cadre dans lequel doivent s’inscrire les futures analyses. Le décor est mis : la vie, la violence, l’expérience vécue, l’éducation, le dressage, le père et le fils, le maître et l’esclave, Freud et Hegel. Reste à introduire les acteurs du futur drame : moi-même (car c’est tout de même moi qui, actuellement, lis son texte), mes aspirations morales, les spectres et Marx. La tentative n’est pas évidente et de tout repos. D’une part Marx, puisqu’il s’agit de lui, en matérialiste bon teint, ne croit guère aux fantômes. D’autre part nous, la majorité de ses lecteurs, qui sommes nés, avons grandi et continuons de vivre, la nuit, dans la lumière électrique, nous n’avons guère de temps à consacrer aux fantômes, quitte à nous faire frissonner de temps à autre devant un bon film d’horreur. Enfin, le mot d’ordre magistral inventé par Derrida et tout ce qui s’ensuit risquent de laisser le lecteur sceptique sinon de glace. Comment s’y prend notre auteur ? En rappelant ce qui nous est commun - et important - la vie, la mort, la liberté, le désir de justice, etc.
« Mais apprendre à vivre, l’apprendre de soi-même, tout seul, s’apprendre soi-même à vivre (« je voudrais apprendre à vivre enfin ») n’est-ce pas, pour un vivant, l’impossible ? N’est-ce pas ce que la logique elle-même interdit ? Vivre, par définition, cela ne s’apprend pas. Pas de soi-même, de la vie par la vie. Seulement de l’autre et par la mort.[15] »
Vous et moi, dans notre naïveté, nous croyons que nous n’apprenons rien que par nous-mêmes, avec ou sans l’aide des autres, que si nous continuons d’être vivants aujourd’hui, en France, en tant que Français de la fin du vingtième siècle par exemple, c’est que nous avons appris par nous-mêmes énormément de choses, parfois avec l’aide des autres, parfois sans leur aide. Nous avons ainsi appris à lire et à écrire à l’école, à prendre le métro ou le bus, à conduire une voiture, à signer un chèque... Nous avons peut-être appris par nous-mêmes qu’il vaut mieux ne pas approcher la main du feu parce qu’il brûle, qu’il vaut mieux éviter les camions parce qu’ils écrasent... Voilà que nous apprenons que c’est impossible, que « la logique elle-même l’interdit ». Pourquoi, nous n’en savons rien, c’est à prendre ou à laisser. Donc, si nous n’acquiescions pas, nous ne sommes pas logiques. Mais de quelle logique s’agit-il ? De celle de Derrida, d’une logique dans laquelle « la vie », « vivre » sont des êtres qui sont susceptibles d’exister en dehors de vous, de moi, de tout être humain, vivant, matériel. Évidemment cette vie, ce « vivre » déconnecté de tout corps, de tout sujet vivant et de tout contexte propre à assurer l’existence d’un être vivant, ne peut rien apprendre par lui-même, de lui-même. Donc, il apprendra ailleurs, de l’autre, par la mort, ou de tout ce que vous voudrez, l’angoisse par exemple, ou la joie, pourquoi pas ? À de pareils êtres on peut prêter la logique qu’on veut :
« Vivre, par définition, cela ne s’apprend pas. »
Avant de souscrire à cette affirmation péremptoire, nous attendrons que Derrida nous donne sa définition du mot « vivre ». Nous verrons alors si ça s’apprend ou pas.
« Pas de soi-même, de la vie par la vie. »
Évidemment, un concept totalement creux, vide de toute réalité (vous ou moi, par exemple, parce que nous vivons) ne peut faire référence à autre chose que lui-même. La vie est la vie, elle vit sans savoir ce que c’est que vivre, c’est tout.
En tant que telle, la vie est une forme d’existence et de mouvement radicalement différente des formes d’existence et de mouvement des êtres matériels non biologiques. Nous ne savons pas grand-chose du processus qui l’a amenée à l’existence, donc nous n’avons rien à dire à ce sujet. Elle ne peut ni savoir ni apprendre ce qu’est la vie. Pour apprendre quoi que ce soit, il faut d’abord qu’il existe un être ayant la capacité d’apprendre et qui ait envie d’apprendre quelque chose, auquel cas il l’apprendra toujours par lui-même et dans un contexte bien précis. La vie elle-même n’existe d’ailleurs pas en dehors des êtres vivants ni en dehors d’un contexte historique qui lui donne très précisément la forme dans laquelle elle se réalise. Ainsi vivre dans une caverne préhistorique et vivre à Paris en 1996, ce n’est pas tout à fait pareil. On peut même imaginer que c’est totalement différent en dehors du fait qu’il faut manger, se chauffer, etc. pour continuer de vivre. Mais si l’homme des cavernes et le Parisien d’aujourd’hui sont soumis à quelques nécessités communes à tous les êtres humains, voire à tous les êtres vivants comme manger et boire, ils ne mangent pas nécessairement la même chose, ils ne mangent surtout pas de la même manière. Quant à l’homme qui s’avance et dit : « Je veux apprendre à vivre enfin », il est non seulement vivant mais encore français. En exprimant ce souhait il ne se soucie guère de connaître les origines de la vie sur terre comme le font les savants, ni de la conserver en bonne santé comme le font les médecins ou les vétérinaires. Son souci est de donner un sens au mot « vivre » qui traîne dans sa tête, et même vivre en tant que francophone du vingtième siècle, puisqu’il faut au moins parler français pour pouvoir proférer pareille phrase. Ce qui signifie entre autres qu’il a déjà appris la langue française. Si tel est son souci, il est bien évident qu’il ne trouvera rien à apprendre ni dans la vie en tant que telle ni en dehors d’elle puisqu’il s’agit de sa vie. Quand un homme en chair et en os vient me trouver pour me dire : « je voudrais apprendre à vivre enfin », je serais assez tenté de comprendre qu’il veut apprendre à vivre en France et dans le monde à la fin du vingtième siècle, que dans ce cadre précis et dans les limites biologiques de son existence, il croit qu’il existe une manière de vivre dignement, humainement. Je ne savais pas qu’on pouvait vivre hors de l’espace, hors du temps, hors de la vie.
Après nous avoir entraînés dans ce monde éthéré où la vie se vit toute seule et par conséquent ne peut jamais « s’apprendre soi-même à vivre », « pas de soi-même, de la vie par la vie », Derrida nous ramène sur terre :
« Rien n’est plus nécessaire pourtant que cette sagesse. C’est l’éthique même : apprendre à vivre – seul, de soi-même. La vie ne sait pas vivre autrement.[16] »
Profession de foi que nous sommes tout à fait prêts à partager : vu l’état des sciences, nous ne savons pas trop ce qu’est la vie, mais nous aimerions bien vivre libres et humainement dans ce monde-ci et pour le temps qui nous reste à vivre. Seulement, une fois que nous sommes passés par le monde éthéré du vivre sans sujet vivant et qui ne peut par conséquent jamais sortir de sa tautologie et apprendre quoi que ce soit de lui-même, nous nous retrouvons face à une impossible nécessité :
« Étrange engagement pour un vivant supposé vivant, dès lors, que celui-ci, à la fois impossible et nécessaire : ‘je voudrais apprendre à vivre.’[17] »
Résumons. Moi, homme de la fin du vingtième siècle, après avoir vécu et appris pas mal de choses pas toujours très éthiques ou esthétiques pour survivre, par moi-même, avec ou sans l’aide des autres, je désire aujourd’hui apprendre, dans les conditions de mon temps, à vivre dignement, humainement. Derrida m’apprend que c’est un désir louable mais irréalisable dans le cadre de ma vie, parce que je ne suis qu’une représentation du vivre, de la vie en général qui, en tant que telle et par définition, ne peut rien s’apprendre à elle-même d’elle-même. La seule source où je pourrais puiser un quelconque savoir c’est la mort, « la mienne comme celle des autres ». Me voilà profondément traumatisé. Les autres ont la fâcheuse habitude de se taire définitivement dès qu’ils meurent, et moi, je ne sais pas trop comment continuer de m’occuper de ce problème après ma mort.
« ‘Je voudrai apprendre à vivre.’ Il n’a de sens et ne peut être juste qu’à s’expliquer avec la mort. La mienne comme celle de l’autre. Entre vie et mort, donc, voilà bien le lieu d’une injonction sentencieuse qui affecte toujours de parler comme le juste.[18] »
L’expression galvaudée « entre vie et mort » n’a aucun sens, sinon le sens dialectique où la vie et la mort ne sont que deux concepts opposés désignant un seul et même processus contradictoire. En tant qu’être vivant, je n’existe qu’entre le moment de ma naissance (mon surgissement au monde comme être vivant) et ma mort (ma disparition du monde en tant qu’être vivant). Entre ces deux moments, je ne cesse de vivre et de mourir. Vivre, ce n’est jamais rien d’autre que vivre sa mort, et mourir, qu’est-ce d’autre que consumer sa vie ?
« Dès maintenant, aucune physiologie ne passe pour scientifique qui ne conçoive la mort comme moment essentiel de la vie (Note, Hegel : Encyclopédie, I, p. 152-153)[19], qui ne comprenne la négation de la vie comme essentiellement contenue dans la vie elle-même, de sorte que celle-ci est toujours pensée en relation avec son résultat nécessaire, qui est constamment en elle à l’état de germe, la mort. La conception dialectique de la vie n’est rien d’autre. Mais pour quiconque a bien compris cela, c’en est fini de tout le bavardage sur l’immortalité de l’âme. [...] Vivre c’est mourir.[20] »
Puisque la modernité appuyée sur la science et la technique est à la mode, citons pour le plaisir un auteur un peu moins « archaïque » que Hegel et Engels, à propos de l’être vivant comme produit de l’évolution :
« L’autre condition nécessaire à la possibilité même d’une évolution, c’est la mort. Non pas la mort venue du dehors, comme conséquence de quelque accident. Mais la mort imposée du dedans, comme nécessité prescrite, dès l’oeuf, par le programme génétique même. Car l’évolution, c’est le résultat d’une lutte entre ce qui était et ce qui sera, entre le conservateur et le révolutionnaire, entre l’identité de la reproduction et la nouveauté de la variation.[21] »
Et voilà comment il décrit l’évolution de la pensée humaine dans le domaine de la biologie :
« On voit que Lamarck se situe à l’exacte limite entre le XVIIIe siècle et le XIXe siècle. Plus que tout autre, peut-être, il participe à ce renversement[22] d’attitude par quoi le vivant s’isole de l’inanimé et se constitue une biologie. Plus que tout autre, il contribue à faire de l’organisation[23] le centre du corps vivant, le noeud où viennent s’articuler les éléments d’un être pour en assurer le fonctionnement. Parce qu’il donne cette organisation comme point d’action au temps[24], il se trouve en mesure d’envisager, avec plus de netteté que ses contemporains tels Goethe ou Érasme Darwin, l’ensemble du monde vivant comme le produit de transformations successives, comme une progression des structures et des fonctions. Mais si nouvelle que puisse apparaître la description d’un transformisme généralisé, elle n’en reste pas moins fondée sur une représentation du monde vivant qui est encore celle du XVIIIe siècle[25]. Le transformisme de Lamarck, c’est la chaîne linéaire des êtres disposés dans la suite linéaire du temps[26]. La série des transformations n’est pensée qu’à travers le continu de l’espace[27]. Par là même est écarté tout caractère de contingence dans la configuration du monde vivant[28].
[...]
Pour grouper les corps de ce monde, il ne suffit donc plus d’en reconnaître les similitudes dans l’espace; [29] il faut encore en préciser la succession dans le temps.[30] Le contenu d’un domaine empirique ne peut être déployé d’un coup, ni même prévu en fonction de quelque dessein préconçu.[31] Il se réalise en un mouvement continu selon une dialectique qui fait s’interpénétrer les contraires et s’engendrer la qualité de la quantité. La finalité des objets constituant le monde réside dans leur nécessité, qui elle-même ne peut plus se dissocier de leur contingence. Au lieu d’une chronologie d’événements indépendants, l’histoire devient alors ce mouvement du temps par quoi l’univers est devenu ce qu’il est, un processus de développement, un changement du plus simple au plus complexe; bref, une « évolution » qui naît de l’enchaînement interne des transformations. Bien des rapports entre les choses et les êtres s’inversent alors. C’est l’évolution dans le temps qui détermine les relations dans l’espace[32]. Qu’il s’agisse de l’esprit ou de la nature, l’origine n’en est plus posée comme une naissance à partir de quoi se déroulent des histoires subies sous l’action de poussées externes.[33] »
La suite du développement de la théorie consistera à intégrer la contingence (Darwin et Wallace), celle-ci ayant, entre autres, pour fondement l’unité contradictoire entre l’être vivant et son milieu (considéré par Lamarck comme paramètres externes, circonstances) :
« L’organisme ne peut se dissocier de son milieu. C’est l’ensemble qui se modifie et se transforme. [...] L’histoire des êtres se noue inextricablement à celle de la terre.[34] »
Comme on le voit, les savants n’ont nul besoin de faire référence à un système philosophique pour raisonner dialectiquement. Ce n’est pas surprenant. Ils trouvent la dialectique dans le mouvement même de l’objet de leurs études : l’être vivant dans son milieu.
Si l’on veut désigner par « la mort » le moment nodal où l’être vivant commence à se décomposer en matière inerte, ce moment est aussi celui où, cessant de vivre, il cesse de mourir. C’est pourquoi on dit d’un mort qu’il est mort, alors que celui qui se meurt reste encore en vie. Dans ce sens, entre ce moment appelé « la mort » et celui de la naissance, il ne peut y avoir rien d’autre que la vie. « Entre vie et mort » indique soit le laps de temps durant lequel un être vit et meurt et que le langage commun nomme « la vie », et non un lieu quelconque, mot que Derrida affectionne particulièrement et qu’il emploie dès qu’il éprouve le besoin de sauter hors du temps ordinaire pour rejoindre le temps hors du temps d’où il tire ses concepts (ici, celui d’injonction sentencieuse), soit le moment à partir duquel l’être humain cesse de se poser des questions et que le langage commun nomme « la mort ». La manie derridienne d’anéantir le temps réel par un lieu qui n’est même pas un endroit quelconque dans l’espace se comprend. C’est une maladie assez courante, non sans charme, dans la poésie et la littérature contemporaines. Les êtres vivants, pensants, de même que les choses, ne peuvent se mouvoir que dans le temps et l’espace, ne serait-ce que le temps de formuler une pensée à travers l’espace du cerveau. Dès qu’on veut sortir du temps réel, il ne reste que l’espace. Malheureusement, le plus petit déplacement dans l’espace réel, ne serait-ce que celui d’un ion entre deux neurones, requiert un minimum de temps réel. Pour échapper au temps réel, il faut bondir dans un espace irréel, le lieu des illusions, le seul où l’on trouve des vérités absolues, indépendantes de tout. Il y a ainsi des « lieux de la mémoire » qui, ne se situant plus dans le cerveau, acquièrent tout à coup une mystérieuse et fascinante atemporalité.
Derrida profite de ce tour de passe-passe littéraire bourré de locutions magistrales pour introduire le « juste » et transformer sans nécessité apparente l’ordre en injonction. Couronnant le tout, il introduit la mort dans le décor qu’il habille de nuit :
« Ce qui suit s’avance comme un essai dans la nuit[35] ».
Une fois paumé dans ce no man’s land « entre vie et mort », qui n’est même pas la plate existence que nous menons en ce bas monde de notre naissance à notre disparition en tant qu’être vivant, une fois plongé au coeur de la nuit, de quoi peut-on bien parler ? De ce qui n’existe pas, ni dans la vie, ni dans la mort, de spectres :
« Cela ne peut se passer, si cela reste à faire, apprendre à vivre, qu’entre vie et mort. Ni dans la vie ni dans la mort seules. Ce qui se passe entre deux, entre tous les ‘deux’ qu’on voudra, comme entre vie et mort, cela ne peut que s’entretenir de quelque fantôme. Il faudrait apprendre les esprits. Même et surtout si cela, le spectral, n’est pas.[36] »
Ainsi, après avoir constaté que nous autres, êtres humains vivant au vingtième siècle dans le monde capitaliste, nous éprouvons des exigences éthiques non réalisées, – et c’est justement parce qu’elles ne sont pas réalisées que nous les éprouvons comme telles – Derrida nous apprend qu’elles sont irréalisables parce qu’elles ne peuvent exister que dans un espace-temps qui n’est pas le nôtre, un espace-temps entre vie et mort qui n’est pas tout simplement comme nous le croyons l’espace-temps de notre existence en tant qu’être vivant, mais un espace-temps tout à fait particulier entre Vie et Mort. Comme nous ne savons strictement rien de cet espace-temps, il nous est assez égal de supposer que dedans il existe quelque chose qui ne sait que s’entretenir de quelque fantôme : « cela ne peut que s’entretenir de quelque fantôme ». Voilà le thème du spectre introduit. Dorénavant, si nous ne voulons pas renoncer à nos exigences éthiques bassement vivantes et présentes, il faudra vivre avec les fantômes, parler du fantôme, voire au fantôme. Ce seraient ces fantômes qui nous apprendraient
« À vivre autrement et mieux. Non pas mieux, plus justement.[37] »
À condition de vivre avec eux, il nous sera donné une socialité quelque peu énigmatique, mais une socialité enfin, et
« une politique de la mémoire, de l’héritage et des générations[38] »
Ce n’est vraiment pas cher payé, d’autant plus que les fantômes en question ne semblent guère menaçants pour le moment et sont restés tranquillement dans leur coin, n’étant « jamais présent(s) comme tel(s)[39] ».
Derrida nous informe alors que s’il s’apprête à parler longuement de fantômes, c’est au nom de la justice car, voyez-vous, la justice a quelque chose de commun avec les fantômes : elle ne se manifeste dans nos consciences que là où elle n’existe pas :
« De la justice là où elle n’est pas encore, pas encore là, là où elle n’est plus, entendons là où elle n’est plus présente, et là où elle ne serait jamais, pas plus que la loi, réductible au droit.[40] »
Admirons la rhétorique implicite du discours : les humains éprouvent l’exigence de justice là où elle n’existe pas, c’est-à-dire ici, maintenant, pour les hommes de ce temps. Puisqu’elle n’existe pas là et ici-bas, pour qu’on puisse quand même avoir conscience d’elle, il faudrait qu’elle existe quelque part, au royaume des fantômes. Derrida ne fait que remettre en pratique la fameuse preuve ontologique de l’existence de Dieu : supposons que je doute de tout, je ne peux pas douter du fait que je doute, donc j’existe ; si je doute c’est que je suis imparfait, mais l’imperfection n’a de sens que par rapport à la perfection ; la conscience même que j’ai de mon imperfection suppose la perfection ; or par définition Dieu seul est parfait ; comme la première qualité de l’être parfait est d’exister, Dieu existe. Notons qu’avant de « prouver » l’existence de Dieu, Descartes prend d’abord soin de « prouver » l’existence du sujet pensant sans lequel Dieu, la justice, etc., cesseraient immédiatement de poser problème. Derrida ne s’en soucie guère. Il ne s’arrête pas en si bon chemin, il prépare déjà ses futures prises de position sur la justice « là où elle ne serait jamais, pas plus que la loi, réductible au droit ».
Ou bien la justice est un concept, une abstraction jaillie dans l’esprit des hommes qui subissent dans leur vie bien réelle, bien vivante et bien présente, des conditions d’existence qu’ils ressentent comme injustes, alors nous serions plutôt d’accord pour reconnaître avec Derrida qu’il existe bien des endroits sur terre « où elle n’est pas, pas encore là » et du coup nous affirmons qu’elle continuera à exister comme exigence de ces hommes pour eux-mêmes et leurs semblables présents et à venir tant que ces conditions d’existence demeurent et qu’elle s’évanouira, en tant qu’exigence, dès que les conditions d’existence vécues comme injustes disparaîtront. Ou bien la justice est « quelque chose » qui existerait indépendamment de l’esprit des hommes et de leurs conditions d’existence, alors il vaut mieux attendre de nous retrouver tous chez Platon pour en discuter. Là au moins, nous discuterons face à elle, en connaissance de cause. Mais c’est naïveté de notre part de nous poser des questions aussi terre à terre. Derrida a des vues autrement plus élevées, il se propose de nous montrer (ultérieurement) que l’exigence de justice n’est pas réductible aux lois que votent par exemple les divers parlements de gauche ou de droite en France depuis cinquante ans, et que le droit, mise en oeuvre pratique de ces lois, n’exprime pas nécessairement l’esprit de la loi, la pensée du législateur, ce que tout un chacun comprend sans peine sans recourir aux services des fantômes.
Derrida s’en rend d’ailleurs bien compte, il rajoute :
« Il faut parler du fantôme, voire au fantôme et avec lui, dès lors qu’aucune éthique, aucune politique, révolutionnaire ou non, ne paraît possible et pensable et juste, qui ne reconnaisse à son principe le respect pour ces autres qui ne sont plus ou pour ces autres qui ne sont pas encore là, présentement vivants, qu’ils soient déjà morts ou qu’ils ne soient pas encore nés. Aucune justice – ne disons pas aucune loi et encore une fois nous ne parlons pas ici de droit – ne paraît possible ou pensable sans le principe de quelque responsabilité, au-delà de tout présent vivant, dans ce qui disjointe le présent vivant, devant les fantômes de ceux qui ne sont pas encore nés ou qui sont déjà morts...[41] »
Les fantômes deviennent ici moins fantomatiques. Il s’agit des fantômes de nos congénères, du souvenir que nous gardons d’eux, même sous une forme plus ou moins spéciale qu’il plaira à Derrida d’appeler spectre. De ceux « qui ne sont plus », cela va de soi. De ceux « qui ne sont pas encore » est un peu plus paradoxal. Mais si l’on fait l’économie du fantôme pour se pencher sur la simple question de la responsabilité, cela tient assez bien la route. Que « les fantômes de ceux qui ne sont pas encore nés ou qui sont déjà morts » ne vous affolent pas trop. Derrida veut simplement réaffirmer sa conviction initiale en l’élargissant : nous sommes non seulement responsables vis-à-vis des tous nos contemporains, nous le sommes aussi vis-à-vis des hommes passés et des hommes à venir qui, par définition oserai-je dire, ne sont pas nos contemporains, ou pour parler comme Derrida « ne sont pas encore là, présentement vivants ». Nous pouvons souscrire sans restriction à cette prise de position. Soit par conviction religieuse : tous les humains passés, présents, à venir, sont des créatures de Dieu et, à ce titre, ils se retrouveront un beau jour dans l’une des innombrables demeures du Père, en enfer ou au paradis. Soit, sans trop nous poser de questions, par un banal sentiment de reconnaissance et de devoir : les morts nous ont légué ce monde, tout ce que nous en savons, tout ce que nous en pensons, avant d’apprendre à penser pour ou contre eux. Sans eux, nous ne serions jamais devenus ce que nous sommes, des intellectuels français maniant la langue de Voltaire par exemple. Dans la mesure où nous avons quelque raison ou quelque plaisir à continuer de vivre dans ce monde, et le fait de lire Derrida en est une preuve probablement positive, nous nous sentons le devoir de le transmettre en aussi bon état sinon dans un état meilleur à ceux qui viendront après nous, à nos enfants d’abord parce que nous les aimons, à nos proches ensuite, à nos compatriotes et au reste de l’humanité enfin. C’est pour cela que nous nous acharnons par exemple à réhabiliter la mémoire des hommes injustement bafoués, à dénoncer les crimes impunis, à défendre l’environnement, etc. Mais Derrida nous promet beaucoup plus en affirmant :
« qu’aucune éthique, aucune politique, révolutionnaire ou non, ne paraît possible et pensable et juste, qui ne reconnaisse à son principe le respect pour ces autres qui ne sont plus ou pour ces autres qui ne sont pas encore là, présentement vivants ».
Il y a donc un lien nécessaire entre nos convictions religieuses ou nos préjugés moraux et ces autres. On s’en douterait. Lequel ? Nous nous préparons, le coeur rempli d’espoir, à en prendre connaissance. Mais nous resterons sur notre soif. Derrida nous laisse en plan, il est déjà passé à autre chose, il affirme :
« Sans cette non-contemporanéité à soi du présent vivant, sans ce qui secrètement le désajuste, sans cette responsabilité et ce respect pour la justice à l’égard de ceux qui ne sont pas là, de ceux qui ne sont plus et de ceux qui ne sont pas encore présents et vivants, quel sens y aurait-il à poser la question ‘où ?’, ‘où demain ?’ (‘whither ?’).[42] »
Nous pourrions nous étonner qu’à ce « où demain ? » il n’ait pas pensé à ajouter un « où hier » puisqu’il s’agit aussi bien de responsabilité et de justice envers les morts « passés ». Mais nous risquerions de nous faire foudroyer pour notre vision étriquée de l’avenir comme du passé. Peu importe en effet qu’on parle de demain ou d’hier, puisque dans le temps hors du temps où il veut nous entraîner, dont il va longuement nous entretenir bientôt, demain c’est aussi, absolument, hier, et hier c’est, absolument absolu, demain, l’essentiel étant que bien que nous ne puissions en parler qu’au présent, il faudrait quand même les situer dans un présent « désajusté » du présent, hors du présent, car c’est seulement dans ce mystérieux présent que l’avenir est aussi absolument le passé. Qu’il n’utilise donc que la formule ‘où demain’, c’est par commodité, elle se prête mieux pour introduire le sujet officiel de la conférence où on l’a invité : où va le marxisme.
Revenons néanmoins sur cette phrase qui introduit enfin le sujet apparent du livre : Spectres de Marx, elle est riche d’enseignements pour peu qu’on l’exprime simplement.
Cela fait des lustres que nous savons que l’être qui ne serait contemporain qu’à soi, et par conséquent éternellement identique à soi, l’être qui est pleinement et éternellement ce qu’il est comme dirait Sartre, n’est qu’une aimable abstraction qui n’existe que dans nos cerveaux. Ce concept ne se justifie que sur un plan pratique dans certaines échelles de température de l’univers. Dans la réalité, et dans les trois mondes matériel, biologique et humain, il n’existe nulle part d’être qui ne soit à la fois contemporain et non-contemporain à soi. Dans le monde matériel, à l’échelle quantique, on a un mal fou à distinguer la matière du mouvement, à savoir même ce qu’est exactement la matière, à dire ce qu’est le vide. Quant au « présent vivant », si cela peut signifier quelque chose en ce monde, ce ne peut être que le présent des êtres vivants. Nous savons aussi depuis pas mal de temps que l’être vivant est cet être qui devient lui-même en se changeant, notamment grâce à des échanges de matière entre lui-même et son environnement, plus prosaïquement en mangeant et en déféquant :
« La vie est le mode d’existence des corps albuminoïdes, et ce mode d’existence consiste essentiellement dans le renouvellement constant, par eux-mêmes, des composants chimiques de ces corps.[43] »
« La vie, mode d’existence du corps albuminoïde, consiste donc avant tout en ceci qu’à chaque instant, il est lui-même et en même temps un autre.[44] »
Comme dit le poète, à chaque instant, « ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre[45] ». Cette propriété n’a donc rien de très neuf ni de très mystérieux en dehors du Verbe derridien. Son secret s’étale au grand jour depuis des lustres. Derrida a néanmoins raison d’affirmer que sans cette propriété que nous avons, en tant qu’êtres vivants, d’être pendant tout le temps de notre vie et à chaque instant nous-mêmes et différents de nous-mêmes, il n’y a aucun sens à se poser les questions « où ? », « où demain ? » Il aurait pu ajouter : il n’y a même pas la possibilité de se poser ces questions pas plus que n’importe quelle autre question d’ailleurs. Mais si la condition est nécessaire, elle n’est nullement suffisante. À ce que je sache, les animaux qui sont tout aussi vivants que nous, ne se posent nullement cette question. Cette « non-contemporanéité à soi du présent vivant » qui les « hante » peut-être tout autant que nous – dans la mesure où nous nous sentons hantés, dans la mesure où nous nous passionnons pour la « hantologie » de Derrida ou d’autres – je doute, jusqu’à preuve du contraire, qu’elle leur fasse ressentir une quelconque responsabilité devant un quelconque fantôme. Pour que « cette question arrive », comme dit Derrida, il faudrait d’abord qu’il existe un cerveau humain et, qui plus est, un cerveau humain pratiquant la langue française, celui de Derrida et le nôtre par exemple. Or il est à parier que même si nous sommes d’exceptionnels génies, nous n’avons pas créé la langue française avec laquelle nous posons cette question en particulier, avec laquelle nous pensons en général. La langue française nous a été léguée par les morts. Nous parlons avec le langage des morts. Notre conscience est un immense cimetière de mots. À moins que nous ne soyons malades, c’est dans ce sens seulement que nous pouvons dire que nous parlons avec les morts. Il serait plus juste de dire que nous parlons des morts, de leurs discours, avec le langage des morts (plus quelques ajouts plus ou moins éphémères que nous proposent les vivants, nos contemporains). En parlant, en écrivant, et dans la mesure où nous sommes entendus ou lus, nous transférons ce langage, avec éventuellement quelques apports personnels, à d’autres hommes « présentement vivants » et peut-être aux hommes à venir, si par extraordinaire nos discours continuaient de les intéresser. Ce n’est donc pas en tant qu’être vivant, mais en tant qu’être pensant et pensant avec et à travers le langage des morts, c’est-à-dire pensant dans le cadre d’une certaine culture, à travers une certaine langue, que nous pouvons poser, que nous nous posons la question : « où demain ? » Et si nous la posons sous l’effet de « quelque désajointement, disjonction ou disproportion : dans l’inadéquation à soi[46] », ce n’est nullement de l’inadéquation à soi inhérente à tout être vivant qu’il s’agit, mais tout bonnement de l’inadéquation à soi de l’être pensant, c’est-à-dire, pour parler comme tout le monde, de l’inadéquation entre d’une part les pensées et le langage dont nous avons hérité et dont nous nous servons pour penser et d’autre part notre besoin de comprendre par nous-mêmes le monde, ce monde, le nôtre, celui où nous vivons, de le transformer pour le rendre plus conforme à nos aspirations de justice et d’humanité.
Derrida est parti d’une intuition juste : nul ne peut penser le monde et soi sans être du coup hanté par le spectre (la pensée !) des hommes qui l’ont précédé sur terre. Au lieu de nous expliquer pourquoi et comment il en est ainsi, quelles conclusions philosophiques ou pratiques on peut en tirer, il préfère faire de longues digressions poético-philosophiques sur le temps et la vie en général en les agrémentant de Shakespeare. C’est ainsi qu’il en arrive à nous servir du « présent vivant », du « présent désajusté » comme « non-contemporanéité à soi du présent vivant », comme présence du passé et appel d’avenir... ce qui l’amène, au prix de quelques entourloupettes langagières, à parler sous une forme paradoxale du passé à venir comme avenir et de l’avenir comme venant du passé, comme passé :
« ‘Expérience’ du passé comme à venir, l’un et l’autre absolument absolu, au-delà de toute modification d’un présent quelconque.[47] »
En fait Derrida mélange allègrement dans son langage trois formes du temps : le temps physique, le temps biologique et le temps humain.
Le temps physique est, jusqu’à preuve du contraire, linéaire et unidirectionnel. Dans cette forme de mouvement, tous les événements sont irréversibles, il y a un avant et un après à chaque événement, et ils ne se confondent jamais. Ce qui a cessé d’être un jour cesse pour toujours d’être. C’est cette irréversibilité qui permet de dater les événements et sert de fondement à de nombreuses disciplines scientifiques. Pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi peut-on se souvenir du passé et non de l’avenir ? À vrai dire, on n’en sait rien de vraiment sûr, on en est encore à expliquer ce fait à partir de l’hypothèse du Big Bang[48]. Évidemment, l’avant et l’après dont il est question ici n’a de sens que pour l’homme qui observe le processus pour ainsi dire « de l’extérieur », objectivement comme on dit, et fixe arbitrairement un moment de ce processus comme repère pour compter le temps. Pour mesurer l’âge de l’univers, il situe le repère exactement à la limite absolue de son ignorance : le moment du Big Bang. C’est en ce sens que, comme dirait Sartre, l’homme est cet être par qui le temps arrive au monde[49].
Le temps biologique qui se réalise sur cette base – car on n’a pas encore découvert d’être vivant immatériel – est cyclique dans ce sens qu’entre le moment de la naissance et celui de la disparition d’un être vivant, sa vie (ou sa mort) se réalise à travers des cycles au cours desquels l’être vivant se reconstitue comme être vivant en échangeant des substances avec son environnement. C’est à l’intérieur de ce cycle où l’être vivant devient lui-même en devenant autre que lui-même que le passé et l’avenir sont indissolublement liés à un présent vécu de l’intérieur, un présent qui est tout à la fois passé et avenir tout en étant ni l’un ni l’autre. Le présent n’a de sens, et tout d’abord dans le sens de sensation, que pour l’être vivant, justement parce qu’il est la forme de mouvement qui caractérise le vivant. Là encore, passé ou avenir sont peut-être des notions humaines projetées sur le monde vivant, car rien ne nous prouve que les animaux, en dehors de leur sensation de vivre, aient une quelconque sensation du passé ou de l’avenir.
Le temps de l’homme est, sur ces deux bases, « synthétique », « totalisateur » , « dispersant », « progressif », « régressif », « réversible » enfin et, d’une certaine manière, « intemporel », « atemporel », mais nécessairement historique ! Car l’homme est le seul être qui se souvienne des morts, qui pense à travers les morts, qui fait revivre les morts par le simple fait qu’il parle, qu’il pense avec le langage des morts. Cela ne l’empêche nullement, à l’occasion, d’oublier les morts et leurs enseignements pour retourner à l’état de brutes. Il n’y a qu’à voir l’état du monde d’aujourd’hui pour s’en rendre compte. En même temps, l’être humain est le seul qui projette son avenir, au-delà de la mort même, à travers d'autres humains présent et à venir.
Cela ne signifie pas qu’il existe trois temps différents et indépendants. Cela signifie qu’en l’homme le temps se déploie simultanément sous les formes physique, biologique et spirituelle.
Comment se réalise en l’être humain qui est simultanément un être matériel, un être vivant et un être pensant, l’unité de ces trois formes de mouvement, aurait été une question philosophique des plus intéressantes, la science contemporaine ne nous donnant aucune explication certaine sur ce sujet. Cette question aurait en plus quelque lien avec la philosophie de Marx et d’Engels qui se réclamaient du matérialisme et de la dialectique[50].
Si Derrida mélange si allègrement ces diverses formes du temps, c’est qu’avant de « déconstruire » Marx, il ne s’est pas donné la peine de déconstruire les préjugés communs les plus plats qui traînent dans notre langage, la Vie, la Mort, le Temps, etc. Il s’est complu à mélanger les significations les plus confuses du mot « vie ». Ainsi, lorsqu’il parle du vivant, nous comprenons implicitement qu’il nous parle exclusivement des hommes. Mais quand il dit : « Vivre, par définition, cela ne s’apprend pas. » nous avons l’impression qu’il nous parle des bêtes, car effectivement les bêtes, du moins les bêtes sauvages, dans un certain sens, n’apprennent pas à vivre. Plus exactement ils n’apprennent pas à vivre comme les humains avec des exigences éthiques. Ils naissent, ils vivent, ils meurent, c’est tout. Par ailleurs, comme tous les êtres vivants, y compris les humains, ils « apprennent » tous les jours à guetter, à chasser, à tuer, à fuir, voire à s’adapter à l’homme qui les domestique. Quand Derrida nous dit :
« C’est l’éthique même : apprendre à vivre – seul, de soi-même. »
nous revenons au monde humain où il est question d’éthique et de liberté. Comme l’éthique et la liberté n’ont de sens qu’en relation, à travers un langage, avec d’autres humains, notamment avec les morts et le langage qu’ils nous ont légué et sans lequel ces notions n’existeraient même pas dans notre tête, il y a lieu d’apprendre et de désapprendre, de déconstruire (dans notre tête) leur pensée en construisant la nôtre. Mais voilà que derechef Derrida nous affirme :
« La vie ne sait pas vivre autrement. »
Là, il ne s’agit plus ni des hommes ni des bêtes, mais d’un concept pur, admis sans aucune critique, qui nous enferme dans ce genre de tautologie : la vie, c’est la vie ; la vie se vit ; vivre c’est vivre, vivre se vit. Avec de pareils procédés, il n’est pas extraordinaire qu’il en arrive à constater que l’engagement d’apprendre à vivre est à la fois « impossible et nécessaire ». Mais il n’y a pas lieu de s’en étonner outre mesure. Ne parle-t-on pas à la télévision et à l’école de la vie des étoiles, de la vie des continents, de la vie des animaux et de la vie de ... l’esprit ? Sans parler de la vie de Dieu !
« Cette question arrive, si elle arrive, elle questionne au sujet de ce qui viendra dans l’à-venir. Tournée vers l’avenir, allant vers lui, elle en vient aussi, elle provient de l’avenir. Elle doit donc excéder toute présence comme présence à soi. Du moins doit-elle la rendre possible, cette présence, que depuis le mouvement de quelque désajointement, disjonction ou disproportion : dans l’inadéquation à soi. Or si cette question, dès lors qu’elle nous vient, ne peut certes venir que de l’avenir (whither ? où irons-nous demain ? où va, par exemple, le marxisme ? Où allons-nous avec lui ?), ce qui se tient devant elle doit aussi la précéder comme son origine : avant elle.[51] »
C’est justement parce que Derrida situe le langage non par rapport à l’esprit qui le pratique, mais par rapport à la vie en général qui, en tant que telle, peut parfaitement s’en passer, qu’il se pose la question de savoir d’où peut provenir une question. De l’avenir affirme-t-il. Comme personne ne sait de quoi l’avenir est fait, il peut lui faire dire tout ce qu’il voudra, notamment lui faire poser une question : où va le marxisme, par exemple. Voilà donc l’avenir qui soudain bombarde le cerveau de Derrida de ses questions du fin fond de son avenir. Comme d’une part la question en question « a atterri » dans le cerveau très présentement vivant de Derrida, et elle ne peut atterrir nulle part ailleurs et à aucun autre moment puisque c’est lui qui se la pose, l’avenir se tient évidemment devant ce cerveau. Comme par ailleurs la question ne pouvait même pas se formuler sans l’existence préalable du mot « marxisme », la question ne peut provenir que du passé, elle doit donc avoir son origine avant elle.
Notons que « devant » relève d’ordinaire du spatial et ne s’oppose nullement à « avant » où « après » qui relève d’ordinaire du temporel. Mais Derrida aime le flou artistique en ce domaine. Cette confusion est nécessaire à son discours. Elle découle directement de sa conception du temps : une suite de présents modalisés. Le présent étant, chez lui, contemporanéité à soi, il ne peut évidemment concevoir quoi que ce soit de distinct de lui, après ou avant lui. Tout ce qui existe ne peut être que placé devant, derrière ou à côté de lui. On retrouve souvent cette confusion dans le langage courant. C’est qu’elle exprime d’une part l’intuition immédiate de l’unité de l’espace et du temps comme mode d’existence de tout être matériel. D’autre part, comme dirait Sartre, lorsque l’être humain se projette dans et vers l’avenir, il s’y projette en tant que projet, en y emportant (en pensée) tout son passé pour le modifier. Il n’est donc pas étonnant que cet avenir projeté grouille tout autant de nouveautés imaginées, que de choses, d’événements, de pensées passés. En cela, il n’est jamais vide, et s’inscrit toujours dans un espace projeté. Faites le projet d’aller au restaurant ce soir, vous verrez ce phénomène dans toute sa clarté. C’est en disjonctant artificiellement le temps réel qu’on s’étonne après coup qu’une question qui interroge l’avenir provienne du passé, à travers le présent, et qu’on cherche à retrouver cette identité de l’avenir et du passé, qui est la forme de mouvement du temps réel, dans un temps hors du temps qui, curieusement, n’est une réplique vide et floue du temps réel.
Si nous refusions de nous perdre dans les méandres sinueux et alambiqués du verbe derridien, nous dirions tout simplement : en bon intellectuel français de la fin du vingtième siècle, Derrida a lu les écrits de Marx, ceux de ses contradicteurs, ceux de ses thuriféraires. Qu’il le veuille ou non, sa pensée, son langage en sont imprégnés. Aujourd’hui, et c’est tout à son honneur, il se demande : que vais-je en faire ? Où vais-je aller avec cet héritage en moi ? Où qu’il aille, ces écrits ont existé avant lui ou avant qu’il n’en ait pris connaissance. Quant à sa question : « où va le marxisme ? », où qu’il aille, elle restera dans sa tête, du moins tant qu’il se la posera, et elle en disparaîtra dès qu’il cessera de se la poser, dès qu’elle ne l’intéressera plus. Mais on fouillera tant qu’on voudra toutes les espèces d’avenirs qu’on voudra, on ne courra aucun risque de la trouver, elle ou n’importe quelle autre question.
Quant au « disjointement » (concept lourdement physique) du temps, il ne va pas plus loin que : « la conscience est toujours conscience de... », « ex-ister c’est être hors de... »
Mais pourquoi Derrida s’acharne-t-il à situer la question ailleurs que dans son cerveau présentement vivant et pensant qui offre de facto et la contemporanéité et la non-contemporanéité à soi, pour la refouler dans ce mystérieux temps hors du temps qui serait à la fois son origine et son avenir, identité du passé et de l’avenir ? C’est qu’il recherche l’absolu :
« ‘Expérience’ du passé comme à venir, l’un et l’autre absolument absolu, au-delà de toute modification d’un présent quelconque.[52] »
C’est dans cet absolu seulement qu’il trouvera ce qu’il cherche, la justice en soi, la justice en général, indépendante des hommes et de leur temps trop humain :
« Si elle possible et si on doit la prendre au sérieux, la possibilité de la question, qui n’est peut-être plus une question et que nous appelons ici la justice, doit porter au-delà de la vie présente, de ma vie comme ma vie ou notre vie. En général. Car ce sera la même chose pour le ‘ma vie’ ou ‘notre vie’ demain, celle des autres, comme ce fut le cas hier, pour d’autres autres : au-delà donc du présent vivant en général.[53] »
Il ne précise pas si cela resterait valable si l’humanité (l’ensemble des hommes présentement vivants) venait à disparaître. Pour les animaux qui font aussi partie du présent vivant en général ? Le moment de grâce où Derrida a l’intuition fugitive de cette justice au-delà des hommes et des animaux présentement vivants, au-delà du présent, du passé et de l’avenir relatifs au présent vivant, il le baptise moment spectral. Il n’a pas tort, d’une certaine façon. Depuis Platon, les êtres lumineux, absolus, indépendants de l’espace et du temps, de la vie humaine, de l’esprit humain, de ses sombres misères et de ses pauvres obscurités, nous sont assez familiers. Que le moment où ils viennent hanter nos cerveaux soit éblouissant de la lumière des Idées pures ou plongé dans les ténèbres spectrales, c’est affaire de tempérament. L’important, c’est de rendre justice – et pour l’éternité – à la grande découverte par Derrida de la justice en général.
En fin de compte, tout ce discours plus ou moins ésotérique exprime au mieux une idée au demeurant simple : une aspiration humaine, tant qu’elle n’est pas réalisée et tant qu’elle reste une aspiration humaine, est toujours à venir à travers les générations successives qu’elle inspire. Elle est née quelque part dans le passé, mais n’ayant jamais été réalisée, elle se propose toujours comme avenir aux hommes présents, pour parler littérairement ou philosophiquement. Plus prosaïquement – et plus exactement – les hommes présents continuent de la désirer. De là, ces formules apparemment étranges et naïvement paradoxales de l’avenir venant du passé et du passé comme avenir. Ainsi, depuis la révolution bourgeoise au moins, tout humain aspire à l’égalité avec les autres humains en tant qu’ils sont différents de lui. Aspiration impossible à réaliser tant qu’on ne se libère pas du principe d’identité qui réduit la notion d’égalité à un rapport quantitatif en supprimant au passage le temps.
Marx se distingue des autres philosophes en étant le premier à chercher à savoir pourquoi certaines aspirations sont nées à certains moments de l’histoire de l’humanité, sous certaines formes, et comment elles cherchent à s’exprimer à travers les langages passés des hommes. Pour cela, il a dû se libérer du ballet étourdissant des concepts pour et par les concepts pour envisager l’homme dans l’unité contradictoire de ses trois dimensions matérielle, biologique et spirituelle. Mais l’homme ne pouvant penser autrement qu’avec des mots, donc des concepts, et à l’intérieur d’une langue structurée par l’histoire et, pour ce qui concerne les langues européennes, fortement imprégnée de rationalisme formel, il n’est pas facile d’exprimer le concept comme rapport historique de l’homme à l’homme à travers leurs rapports communs à la matière et à la vie. En cela, il est nécessaire de déconstruire le langage. En ce domaine l'analyse textuelle n'est pas sans intérêt, les significations variées, voire contradictoires, des mots, de leurs dérivés, des expressions, des locutions, des tournures grammaticales dans lesquelles ils entrent, peuvent être intéressantes car ces significations échappent en partie à l'effort grandiose de rationalisation inspirée par la logique formelle de la langue française du seizième au dix-huitième siècle. Encore faudrait-il proposer un autre langage qui ne nous ramène pas aux Mystères de la Création et du Verbe !
Où va donc le marxisme ? Intrinsèquement, nulle part. D’abord parce qu’il n’existe pas, Marx lui-même n’étant pas marxiste. Ensuite, à supposer qu’il existe quelque chose qu’on puisse appeler marxisme, n’ayant ni pied, ni main, ni bouche, il ne peut ni se déplacer, ni rien faire, ni parler. Mais pour qu’on puisse en parler, il faut bien qu’il existe quelque chose, non ? Bien entendu. Il existe les écrits de Marx et ce que chacun d’entre nous en a retenu. En ce sens, il ira partout où le porteront les jambes des hommes qui s’en souviennent. Il en est ainsi des humains. Le Nirvana leur est interdit. Ils ne meurent jamais tout à fait. Ils survivent à leur mort à travers les vivants, à travers le langage, les paroles, les écrits qu’ils ont hérités des morts et qu’ils transmettent aux hommes de leur temps et, à travers eux, aux hommes des temps à venir.
L’Exorde du livre de Derrida tient en cinq pages. Il nous a fallu ce long laïus pour en tirer quelque chose d’à peu près intelligible. La peine n’est pas perdue. Ce passage illustre assez bien la rhétorique très particulière de Derrida :
1. Il part d’une phrase à peu près inintelligible.
2. Il la tronque et la transforme « en douceur » en mot d’ordre. Il met ce mot d’ordre dans la bouche de qui lui plait.
3. Cela lui permet de dénoncer la violence de tout mot d’ordre et d’introduire père et fils, maître et esclave, Freud et Hegel.
4. Il décrète qu’un être vivant ne peut rien apprendre de la vie car, par définition, vivre, cela ne s’apprend pas, pas de la vie, pas dans la vie. Il joue sur du velours. Dans l’état actuel de nos connaissances, personne n’est en mesure de donner une définition de la vie. Puisqu’on ne sait pas ce que c’est, on ne peut évidemment en tirer aucune leçon. Par conséquent, si on veut apprendre à vivre, ce serait ailleurs que dans la vie, dans le monde des fantômes.
5. À cet être vivant qui ne peut rien apprendre de la vie, par la vie, il balance de l’extérieur une question qui ne vient de nulle part. Puisque cette question n’existait pas avant que notre être présentement vivant se la pose, il en conclut qu’elle ne peut venir que de l’avenir. Comme nul ne sait de quoi est fait l’avenir, du moment qu’on peut se poser cette question, elle ne peut venir que du passé. Ce qui lui permet de conclure à l’existence d’un temps en dehors du temps vulgaire tel que nous le vivons et qu’il réduit prestement à un « enchaînement des présents modalisés[54] ». Ce temps, c’est le temps du spectre ! Il n’hésite pas au besoin de tirer la langue française par les cheveux, ou mieux, d’y planter quelques poils supplémentaires. Puisque la question concerne l’avenir, elle ne peut venir que de l’avenir, elle en « provient ». Elle a donc une provenance qui comme toute provenance est passée, donc elle vient du passé. Cette manière d’utiliser les verbes « venir » et « provenir » n’est possible que lorsqu’on fait totalement abstraction de l’homme dans ses relations les plus concrètes au temps. Dès qu’on fait référence à l’homme réel dans ses relations réelles au temps, on utilise la conjugaison pour indiquer le temps, autrement ces verbes expriment d’ordinaire des relations spatiales : « d’où venez-vous ? » « D’où proviennent ces marchandises ? » « Depuis quand êtes vous arrivé ? » On admettrait à la rigueur qu’un poète nous dise : « je viens d’hier ». Mais on aurait envie de rire quand quelqu’un nous annonce gravement : « cet homme vient d’hier ou de demain, du passé ou de l’avenir ». Quant à « provenir », bien audacieux celui qui oserait écrire : cet homme provient d’hier, de demain, du passé, de l’avenir ! Plus significatif encore, puisqu’il s’agit de la possibilité de la question, il est quasi impossible d’utiliser ces verbes pour poser une question sur l’origine temporelle de notre homme sans recourir à la conjugaison. Si on peut encore dire familièrement : « dans combien de temps venez-vous » à la place de « dans combien de temps viendrez-vous », il n’est pas recommandé de demander à quelqu’un : « depuis quand venez -vous ? » « depuis quand provenez-vous ? » « Dans combien de temps provenez-vous ? » si l'on souhaite une réponse affectueuse.
C’est dans ce temps immobile, avec son passé absolument absolu, son avenir absolument absolu, le tout absolument indépendant de tout présent et de tout contexte que le spectre vient nous causer. De quoi ? Naturellement des êtres qui n’existent que dans ce genre de monde, la vie en général, la mort en général, la justice en général, le passé absolu, le présent absolu, le futur absolu. Des êtres désincarnés, ahistoriques, absolument absolus, absolument éternels. Et chaque fois que Derrida a besoin d’introduire ces êtres, un concept nouveau, une théorie nouvelle, il saute sans crier gare dans ce temps absolument derridien, il convoque concepts et théories et les ramène tout en finesse dans le présent présentement vivant du lecteur. Nous aurons encore à le suivre plus d’une fois dans ses bonds « nodaux ».
En fin de compte, rien de bien neuf en somme. Sartre opposait déjà l’Être à la conscience. L’être est pleinement, absolument ce qu’il est, il l’est à tel point qu’il lui est définitivement interdit d’être quoi que ce soit d’autre que ce qu’il est. Sartre ne pensait évidemment pas à des objets particuliers mais à l’Être en général, par opposition à la conscience dont nous éprouvons l’existence sans jamais pouvoir l’observer. La conscience n’est même pas le néant puisque que le néant n’est pas, il se néantise [Errata]. La conscience n’est pas, elle (est) pur mouvement, pur processus, mais sur fond d’être. La dialectique sartrienne a au moins le mérite de nous faire sentir la différence entre deux formes de mouvement, le mouvement physique et le mouvement de la pensée, le mouvement spirituel. Derrida est plus audacieux, il réduit le vivant tel que nous l’entendons à l’être, à :
« la vie présente ou de son être-là effectif, de son effectivité empirique ou ontologique [...] « l’identité à soi du présent vivant comme de toute effectivité.[55] ».
Après avoir réduit l’être pensant à l’être vivant et l’être vivant à une chose, il ne lui reste plus qu’à créer le monde de l’esprit hors du temps vivant (hors du temps des êtres vivants), à le peupler de spectres. Ce qui nous ramène derechef dans la caverne de Platon.
Nous l’avons suivi de bonne grâce, en toute confiance, en toute espérance, dans ses « analyses » d’une phrase à peu près inintelligible, en espérant découvrir quelque lumière nouvelle. Au bout du voyage nous nous retrouvons sous les vieilles et vacillantes bougies de Platon.
Laissons de côté l’analyse du temps derridien, il sera toujours temps d’y revenir quand il aura fini d’enchaîner les présents modalisés ou non, présentement vivants ou non, et trouvé quelque part un être humain, voire seulement biologique, capable de réaliser le miracle de l’identité à soi du présent vivant. Allons voir s’il y a quelque chose de plus consistant à nous mettre sous la dent dans sa lecture « déconstructionniste » de l’oeuvre de Marx.
Derrida n’y va pas avec le dos de la cuiller. Il nous accueille avec en exergue du Shakespeare. Nous n’aurons pas le temps de nous en étonner. Comme de juste, il nous entraîne immédiatement dans un « maintenant sans conjoncture[56] », un maintenant hors de tout contexte, donc hors de toute réalité, palpable du moins. Ne cherchez pas à savoir de quel maintenant il s’agit, vous vous interdirez du coup toute possibilité d’accès au monde derridien. Laissez-vous simplement voguer sur les mots qui traînent dans votre tête comme quand vous fermez les yeux, le soir, et rêvez d’anciennes amours, de désirs magnifiques, de nobles ambitions... Là, en effet, dans la nuit qui vous entoure et vous protège de toute référence aux objets, aux événements du monde réel, hors de toute conjoncture, hors de tout contexte donc, l’Amour existe, la Vie existe, la Mort existe, la Justice existe, l’Esprit existe... de toute éternité semble-t-il. Laissez-vous bercer par ces mots si familiers, n’ouvrez pas les yeux, n’ayez surtout pas la malencontreuse idée de lire un bouquin de recherche historique sur l’apparition de la vie sur terre et du langage dans les communautés humaines. Vous risqueriez de briser le beau rêve, un doute traverserait votre esprit : il est fort possible que des communautés humaines dotées par ailleurs d’une belle civilisation aient existé, dont le langage ne comporte même pas certains de ces mots, « justice » par exemple.
Dans ce maintenant de rêve, Derrida s’aperçoit après coup[57] en relisant le Manifeste du Parti Communiste que Marx lui-même le conforte dans sa démarche et ses idées : le premier nom qui apparaît dans le Manifeste, c’est « spectre » :
« Un spectre hante l’Europe – le spectre du communisme.[58] ».
Ce spectre lui rappelle l’art dramatique de Shakespeare, Hamlet et le spectre du père.
« L’esprit du père va revenir et lui dire bientôt ‘I am thy Fathers Spirit’[59] ».
Du père on passe naturellement au fils, à tous les fils, par l’entremise de Valéry :
« Et celui-ci fut Kant qui genuit Hegel, qui genuit Marx, qui genuit...[60] »
Comme Marx aimait Shakespeare et le citait de temps à autre dans son oeuvre, comme tous les deux ont utilisé la figure du spectre dans certains de leurs écrits, pour des raisons tout à fait différentes d’ailleurs, Derrida se permet aussitôt de conclure :
« Shakespeare qui genuit Marx qui genuit Valéry (et quelques autres)[61]. »
Il est vrai que Marx aimait Shakespeare. Il est vrai qu’il le citait dans ses oeuvres, notamment dans Le Capital pour illustrer son propos, à la fin d’une analyse. Il recourait d’ailleurs couramment à ce procédé en utilisant les textes de nombreux autres auteurs, y compris la devise de la révolution bourgeoise dont il se moquait : « Liberté, Égalité, Propriété et Bentham.[62] ». Mais Marx n’est jamais parti d’un texte de Shakespeare, et pour cause, pour analyser un problème économique, juridique, politique ou historique. Il partait souvent des écrits de ses prédécesseurs dans chaque domaine, économie, droit, philosophie, socialisme, histoire... et les confrontait aux réalités et aux connaissances de son temps pour montrer leur justesse, mettre en évidence leurs contradictions, expliquer leurs erreurs, tout en développant son propre point de vue. Si l’art en tant que dimension spécifique de l’homme n’était jamais totalement absent de ses préoccupations, il n’était jamais le point de départ de ses analyses. Affirmer que Shakespeare a engendré Marx, c’est aller un peu vite en besogne. Une telle affirmation ne peut passer que par son charme littéraire, comme suite formelle du texte de Valéry qui emprunte ici le style de l’ancien testament : « Hénoc engendra Irad, Irad engendra Méhujaël, Mehujaël engendra Métuschaël, et Métuschaël engendra Lémec.[63] » Mais Valéry avait de la suite dans les idées, il restait cohérent. Dans la phrase où il citait le nom de Marx, il le faisait précéder par Hegel et Kant, deux philosophes dont Marx a discuté. Marx et Engels reconnaissaient d’ailleurs explicitement leur dette directe envers Hegel dont ils adoptaient la logique dialectique tout en critiquant le point de vue idéaliste. En bons dialecticiens matérialistes qui ne croyaient guère en la génération spontanée, ils reconnaissaient aussi le rôle de tous les grands penseurs et savants dans le développement de la philosophie et des sciences. Valéry a donc quelques raisons d’écrire :
« Et celui-ci fut Kant qui genuit Hegel, qui genuit Marx, qui genuit... »
Quant à savoir si l’assertion : « Shakespeare qui genuit Marx » a le moindre sens, nous attendrons que Derrida nous démontre que Marx a pu trouver dans l’oeuvre de Shakespeare un argument logique lui ayant servi à bâtir ses théories dans les divers domaines qui l'ont intéressé : la philosophie, l’économie, la politique, l’histoire... voire l’art. En attendant, si nous jetons un coup d’oeil à l’index des noms dans Le Capital des Éditions Sociales, et dans le tome I des oeuvres complètes de Marx dans La Pléiade, nous aurons une idée assez précise de la place plus que modeste de Shakespeare parmi les auteurs cités : quatre fois, dont une pour signaler l’attribution à tort d’un texte de William Stafford à Shakespeare et, chaque fois, pour illustrer les analyses économiques de Marx par des passages tirés de Timon d’Athènes ou du Marchand de Venise. Aucune citation de Hamlet.
Derrida a tendance à mélanger poésie et philosophie. Il a raison dans un certain sens, nous dirons lequel. Mais, pour ce qui nous concerne ici, notons une différence entre ces deux approches de la réalité.
Le poète, par sa sensibilité particulière, arrive parfois à sentir de manière intuitive certains aspects « nouveaux » (non encore mis en évidence) de la condition humaine. Par leur nouveauté même, ces aspects se prêtent parfois mal à une expression courante, au langage commun des hommes d’une époque, aux lieux communs. Il cherche donc à les exprimer, à les communiquer en pliant la parole à des formes d’expression parfois inusitées qui lui sont propres et qu’on appelle son style, sa poésie. Il ne cherche pas à analyser, à expliquer, à trouver des fondements rationnels à ce que son intuition lui découvre. Il s’adresse d’abord à nos sens, y compris et surtout le sens incertain que nous avons de certains mots, puisque la poésie se fait avec des mots. Si nous souhaitons par la suite trouver un sens logique, des raisons derrière son oeuvre poétique, nous irons chercher ailleurs, dans ses autres écrits, dans les commentaires qu’on en donne ou que nous-mêmes nous faisons.
Le philosophe a par contre l’ambition, entre autres, de convaincre par une argumentation logique. Il veut d’abord analyser, comprendre, expliquer. Il utilise autant que faire se peut le langage commun des hommes, son désir étant de se faire comprendre par le plus grand nombre. C’est par nécessité seulement qu’il redéfinit des mots, et parfois crée des néologismes. Mais à chaque fois, il se donne la peine de définir aussi précisément que possible ses concepts, de donner des exemples, d’avancer des hypothèses, de construire un raisonnement sinon de bâtir une démonstration. Même Marx, pour qui « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c’est de le transformer.[64] », se donne la peine d’expliquer pourquoi il en est ainsi.
Ces deux approches de la réalité humaine sont nécessaires à la culture. Mais il me semble peu opportun de les ramener l’une à l’autre. L’affirmation du poète ne vaut pas explication, encore moins démonstration, elle séduit sans convaincre.
Il y a des problèmes, des intuitions pour lesquels le langage dont le philosophe a hérité de sa culture ne lui permet pas de s’exprimer clairement. Il recourt alors à des formes d’expression plus ou moins alambiquées pour exprimer ce qu’il a à dire (et c’est le cas de Marx dans les textes où il tente de s’exprimer de manière dialectique, hégélienne donc, mais en même temps matérialiste, ce que nous verrons plus tard). Parfois, en désespoir de cause, le philosophe a recours à la poésie. Ce n’est donc que lorsqu’il est « au bout du rouleau », lorsque les arguments lui manquent ou lorsque le langage le trahit, qu’il cherche à séduire, qu’il fait de la poésie.
Voyons par exemple la fameuse sentence de Descartes qui résume sa démonstration de l’existence du sujet pensant : « Je pense, donc je suis. » Cette phrase, à mon avis, hante encore les hommes de nos jours grâce à sa puissante poésie. Sur le plan philosophique, cette assertion se ramène à une tautologie. Le problème était de démontrer l’existence de l’esprit humain en tant que sujet pensant, l’existence du « je ». Or Descartes qui veut douter de l’existence de tout commence par ne pas douter de l’existence du français et du « je » qui s’y baladait depuis belle lurette. L’idée ne lui était pas venue que nulle part les bébés ne viennent au monde en s’écriant : « Je ... »
« Peut-être aurait-il dû s’intéresser de plus près à la question de savoir s’il était vraisemblable qu’un bébé français en vienne à conclure : ‘Je pense donc je suis’.[65] ».
Il ne pouvait pas non plus connaître l’existence de communautés humaines, les Indiens d’Amérique par exemple, où les hommes ont l’habitude de parler d’eux-mêmes à la troisième personne en se désignant sous des noms de choses ou d’animaux, c’est-à-dire de se considérer en tant qu’être singulier du point de vue de la communauté, de se percevoir d’abord comme membre de la communauté. Le « je » existait dans la langue que je parle. Il existait quand je parle, quand je dis : « je » pense. « Je pense, donc je suis. » équivaut en fait à : « Je » existe donc « Je » existe. Cette formule lapidaire ne nous fascine donc pas par sa justesse. Elle nous fascine par sa poésie. C’est un cri, le cri raide, orgueilleux, d’un homme indomptable qui bute devant l’incompréhensible, mais qui refuse de se soumettre à une explication qui ne viendrait pas de lui-même. C’est l’affirmation d’une liberté, un Manifeste de l’Homme.
Ayant établi d’un trait de style la filiation entre Shakespeare et Marx, Derrida peut tranquillement se livrer à une savante analyse de l’esprit et du spectre dans le théâtre de Shakespeare, à une violente charge contre le « scholar », contre les prophètes de la fin de l’histoire, à un vibrant éloge de la pensée de Marx et d’Engels, tout en s’autorisant de Marx pour « la transformation à venir de ses propres thèses[66] », à créer en passant un nouveau complexe, « le complexe de Marcellus », ainsi qu’une nouvelle doctrine, la « hantologie »,
« Cette logique de la hantise ne serait pas seulement plus ample et plus puissante qu’une ontologie ou qu’une pensée de l’être [...]. Elle abriterait en elle, mais comme des lieux circonscrits ou des effets particuliers, l’eschatologie et la téléologie mêmes. Elle les comprendrait, mais incompréhensiblement.[67] »
Comme on voit, ce n’est pas rien. Si vous acceptez de n’y rien comprendre, de croire Derrida sur parole, les yeux fermés, vous accéderiez avec son hantologie à la philosophie de toutes les philosophies, voire à la religion de toutes les religions, au Mystère qui vous livrerait la clé de tous les mystères. La chanson n’est malheureusement pas très neuve. Elle date du Moyen Âge au moins. En cherchant bien, on la retrouverait dans la pierre philosophale des alchimistes égyptiens. Signe des temps, au siècle de la « communication », l’alchimie se contente d’être verbale. Sur sa lancée, Derrida esquisse le fondement d’une nouvelle Internationale. Ni plus ni moins.
« L’alliance d’un rejoindre sans conjoint, sans organisation, sans parti, sans nation, sans État, sans propriété (le ‘communisme’ que nous surnommerons plus loin la nouvelle Internationale)[68] »,
bref, l’Internationale des hommes libres, y compris de toute détermination historique, et surtout inorganisés, l’Internationale des impuissants. Voilà à quoi se réduirait l’effrayant « nouveau marxisme » à la mode derridienne.
« Dès qu’on cesse de distinguer l’esprit du spectre, il prend corps, il s’incarne, comme esprit, dans le spectre. Ou plutôt, Marx le précise lui-même, nous y viendrons, le spectre est une incorporation paradoxale, le devenir-corps, une certaine forme phénoménale de l’esprit.[69] »
Et cette forme est terrifiante :
« ... ce non-objet [...] ne relève plus du savoir [...] On ne sait pas si c’est vivant ou si c’est mort.[70] »,
et pourtant,
« Cette Chose qui n’est pas une chose, cette Chose invisible[71] »,
eh bien, elle nous regarde, elle nous surveille, elle nous épie :
« Cette Chose nous regarde cependant et nous voit ne pas la voir même quand elle est là.[72] »
Avouez-le, il y a de quoi vous rendre tout chose, non ? Comment en arrive-t-on là, à propos de Karl Marx et du marxisme ? En brodant sur les relations entre l’Esprit et le spectre sur fond de Hamlet.
Le mot esprit a un double sens. Il désigne entre autres la capacité spécifique des hommes de penser à travers un langage. Cette capacité qu’on nomme « esprit » n’est pas une substance introuvable, « quelque chose », ni même une propriété, au sens de la logique formelle, physique ou biologique du cerveau, c’est un processus :
« Comme l’avait fait remarquer William James, l’esprit est un processus, pas une substance.[73] »
Ce processus est vécu intérieurement par tout être humain, mais il ne se constate pas « objectivement », il ne peut être constaté qu’indirectement à travers les paroles, les écrits, les actes des hommes. Cette caractéristique d’être un être pensant, nous y sommes tellement habitués que d’ordinaire personne n’en fait un drame. Néanmoins, comme nous ne savons strictement rien de sûr quant à l’origine première de cette faculté, elle reste pour nous mystérieuse. Elle constitue même la question première de toute philosophie : « Connais-toi toi-même » signifie essentiellement : connais-toi toi-même en tant qu’être pensant.
Le mot « esprit » signifie par ailleurs « fantôme », « revenant », « spectre ». Cette double signification repose sans doute sur une raison. Risquons une hypothèse. Nous gardons une certaine mémoire des morts, parce que nous les avons connus de leur vivant, ou parce que nous les avons connu à travers d’autres ou à travers leurs écrits. Toujours est-il que lorsque nous nous en rappelons, nous nous rappelons d’un être doué de la capacité de penser, d’un esprit. Comme il s’agit du souvenir de quelqu’un, l’esprit en question ne désigne plus la capacité de penser « en général » de tous les hommes, mais celle d’un être singulier. Cet être pensant singulier qui nous revient en mémoire, il y revient à titre de « revenant », de « fantôme », de « spectre ». Mais il s’agira toujours du spectre de quelqu’un, d’un homme. On parle rarement du spectre d’un animal. C’est dans la mesure où cette capacité de penser est celle d’un être singulier qu’elle apparaît sous forme de spectre de cet être singulier, avec les traits charnels plus ou moins flous dont nous conservons la mémoire. Ce qui permet à Derrida d’affirmer :
« Dès qu’on cesse de distinguer l’esprit du spectre, il s’incarne, comme esprit, dans le spectre.[74] »
Cette phrase n’est sibylline que dans l’indétermination des concepts qu’affectionne Derrida. Si nous disions : quand je pense à Marx, bien qu’il soit mort depuis plus de cent ans, il apparaît dans mon esprit comme un être doué de la capacité de penser, une silhouette humaine un peu floue, surtout si je n’ai pas eu l’occasion de voir un de ses portraits, par exemple si je l’ai lu dans La Pléiade, etc. nous retrouvons un lieu commun des plus plats. Néanmoins c’est par un pareil stratagème que Derrida arrive à dramatiser son propos, à inventer « l’effet de visière[75] » : le spectre nous regarde sans être vu.
« L’anachronie fait ici loi. Que nous nous sentions vus par un regard qu’il sera toujours impossible de croiser, voilà l’effet de visière depuis lequel nous héritons de la loi. Comme nous ne voyons pas qui nous voit, et qui fait la loi, qui délivre l’injonction, une injonction d’ailleurs contradictoire, comme nous ne voyons pas qui ordonne ‘jure’ (swear), nous ne pouvons pas l’identifier en toute certitude, nous sommes livrés à sa voix. Celui qui dit ‘Je suis le spectre de ton père’ (‘I am thy Fathers Spirits’), on ne peut que le croire sur parole. Soumission essentiellement aveugle à son secret, au secret de son origine, voilà une première obéissance à l’injonction. Elle conditionnera toutes les autres.[76] »
Là, nous commençons à deviner pourquoi, au lieu de nous emmener directement voir le ou les spectres de Marx, Derrida nous fait faire ce détour chez Hamlet. C’est dans le théâtre de Shakespeare, et non dans les oeuvres de Marx, qu’il trouvera les divers thèmes qu’il entend développer, le travail de deuil, le deuil du Père entre autres, sous une forme qui risque de nous convaincre.
Si nous entretenions avec Marx des rapports autres que ceux que Derrida a entretenus et qui en font pour lui « une figure quasiment paternelle[77] », si nous entretenions avec Marx le simple rapport d’un homme avec la pensée d’un autre, pensée qui traite d’un monde qui, pour ce qui concerne ses fondements, est resté essentiellement le même, le monde capitaliste, le spectre de Marx n’aurait rien d’effrayant, il n’y aurait aucune raison de se sentir assaillir par une quelconque injonction, de proférer un quelconque serment, de s’astreindre à une quelconque soumission aveugle à un quelconque secret. D’autant plus que Marx, parmi les grands penseurs passés de l’Europe, est celui qui se distingue par une totale absence de désir de domination ou de séduction. On ne trouve aucune trace de ces attitudes dans ses écrits et dans sa correspondance. C’est sans doute pourquoi, le lisant, on éprouve facilement un sentiment de libération. Voilà, pour ceux qui aime le monde des « esprits », un des « spectres » de Marx qui mériterait d’être étudié et qui peut l’être à travers les textes de Marx lui-même. Si donc nous entretenons avec Marx le rapport « normal » souhaitable entre deux humains, nous nous contenterions de chercher à savoir ce qui dans ses écrits reste encore valable, ce qui est devenu obsolète, et ce qui est manifestement erroné. Mieux encore, nous pourrions tenter de comprendre ce qui a amené un homme du 19e siècle, face au monde auquel il est de naissance soumis, à penser, à sentir, à agir comme il l’a fait. Ce qui nécessite de le comprendre, de comprendre, comme dit Derrida, « un certain esprit du marxisme », tentative qui n’est pas si simple qu’on l’imagine dans la mesure où Marx est le penseur qui prétend penser l’être humain dans l’unité de toutes ses dimensions matérielle, biologique et spirituelle. Qu’est-ce donc que ce certain esprit du marxisme, nous y reviendrons. Pour le moment, ce qui importe, c’est de comprendre que la connaissance des textes de Marx n’apporte pas automatiquement la compréhension de cet esprit du marxisme. Ce dont nous sommes d’accord. En son temps déjà, Marx s’est d’ailleurs moqué d’un lecteur qui a réussi l’exploit de mettre en fiches tout le Livre I du Capital sans en comprendre un traître mot[78].
La capacité de penser à travers un langage est le propre de l’être humain. Si elle se retrouve chez tous les hommes, tous les hommes ne pensent pas de la même manière à propos des mêmes problèmes. Il y a donc une manière de penser qui est propre à chaque individu. Pourquoi en est-il ainsi et, puisqu’il en est ainsi, pourquoi arrivons-nous à nous comprendre tout de même, au moins dans une certaine mesure, sur certains problèmes ? Nous laisserons pour le moment le problème de côté pour nous en tenir à un constat. Ce constat implique qu’il existe une manière de penser propre à Marx. Comment essayer de l’appréhender, de la comprendre est un problème majeur. Comme nous le disions plus haut, la faculté de penser, ou plus exactement l’acte de penser, le « penser » d’un homme est un processus, il ne s’observe pas directement en tant que tel, il se réalise à travers ses paroles, ses écrits, ses actes. Les paroles, les écrits, les actes de Marx représentent donc la totalité de ce qu’il a pensé de tel ou tel sujet du passé. Ils ne nous disent rien de la manière dont il pense, du moins sur le mode d’un exposé systématique. Nous savons seulement qu’il affirme penser de manière dialectique selon un point de vue matérialiste. Nous savons aussi que Marx avait l’intention, une fois Le Capital achevé, d’écrire un ouvrage sur la dialectique. La mort l’en a empêché, c’est dommage. Il nous reste par-ci par-là des considérations sur ce sujet. C’est dans ce sens qu’il reste à découvrir « un certain esprit du marxisme », et nous n’avons pour ce faire que des indications éparpillées dans ses divers textes, la plupart du temps à la fin d’une démonstration, et de la mise en oeuvre par Marx de sa méthode dialectique et de son point de vue matérialiste dans ses écrits sur les divers sujets. Cette recherche, bien évidemment, ne peut être menée que par l’esprit d’un homme « présentement vivant ». C’est seulement dans la mesure où un humain vivant s’intéresse à Marx, se penche sur ses écrits et ses actes passés, y réfléchit, non comme on réfléchit sur des objets, des faits, etc. mais comme un homme pense à un autre en essayant de « se mettre à sa place », de souffrir de sa douleur face à son temps, de s’exalter de sa joie en dépit de ce temps, qu’on peut dire que la pensée de Marx s’incarne en lui. Autrement, elle « dort » sur des étagères sous la forme de gribouillages noirs sur du papier blanc. Ou bien elle « agit » indirectement sur les hommes à travers ce qui est passé dans la langue française, allemande, anglaise... à travers tout ce qui, de sa pensée, est devenu lieu commun. C’est en ce sens qu’on peut parler d’un esprit du marxisme, du gaullisme ou de toute autre pensée. Marx n’étant pas marxiste, l’esprit du marxisme qui survit à sa mort, c’est tout simplement l’esprit des hommes qui se sont réclamés de lui pour justifier leurs pensées et leurs actes ou l’esprit de ceux qui se sont opposés à sa pensée en se référant aux mêmes écrits, aux mêmes actes ainsi qu’aux écrits et aux actes de ses thuriféraires. Cette incarnation n’est pas sans danger. Derrida devrait se méfier quand il s’autorise de Marx pour appeler à la transformation de sa pensée. Avec ou sans autorisation de Marx, bien d’autres que lui l’ont fait et continuent de le faire avec les résultats qu’on sait. Avant d’endosser le nom de Derrida, cet esprit du marxisme a revêtu la figure de Lénine, de Trotsky, de Staline, de Mao et de quelques autres de moindre envergure dans le camp des communistes et d’une foule de penseurs et d’hommes politiques dans les camps adverses. Notons que l’esprit ou les esprits du marxisme ne se contentent nullement de hanter la seule sphère des élites intellectuelles. Une certaine interprétation des idées d’un penseur peut devenir le lieu commun d’une époque et donner ainsi naissance à un certain esprit qui caractérise l’époque. Ainsi peut-on parler de l’esprit victorien, de l’esprit du temps. Si le marxisme, en tant qu’interprétation de la pensée de Marx par les hommes d’une certaine époque, a pu connaître à la fois la vogue qu’on connaît et les « déviations » sanglantes qu’on imaginerait difficilement de la part de Marx, c’est que
« Sans doute, l'arme de la critique ne peut-elle remplacer la critique des armes, la puissance matérielle ne peut être abattue que par la puissance matérielle, mais la théorie aussi devient une puissance matérielle dès qu'elle s'empare des masses. La théorie est capable de s'emparer des masses dès qu'elle démontre ad hominem [sur l'exemple de l'homme], et elle procède à des démonstrations ad hominem dès qu'elle devient radicale.[79] »
Comment la théorie s’empare-t-elle des masses, ou du moins de certains hommes politiques ? Qu’est-ce qui, au cours de cette incarnation de la pensée d’un homme, permet les diverses interprétations, dont l’interprétation derridienne ? Marx n’a pas analysé en détail cette problématique de la liberté des sujets historiques qui devrait, si sa théorie de l’histoire est valable, nous permettre de comprendre d’un point de vue marxiste les diverses interprétations du marxisme au vingtième siècle. Nous avons seulement quelques raisons de croire que pour lui la solution ne se trouve pas dans la glose, mais dans la pratique (XI Thèses sur Feuerbach).
Après un long voyage au royaume de Shakespeare dans le temps « hors de lui-même[80] », Derrida revient enfin à Marx en citant Blanchot qui traite des trois paroles de Marx :
« Donnant réponse – l’aliénation, la primauté du besoin, l’histoire comme processus de la pratique matérielle, l’homme total –, elle laisse cependant indéterminées et indécises les questions auxquelles elle répond : selon que le lecteur d’aujourd’hui ou le lecteur d’hier formule différemment ce qui, d’après lui, devrait prendre place dans une telle absence de question – comblant ainsi un vide qui devrait plutôt et toujours être davantage évidé –, cette parole de Marx s’interprète tantôt comme humanisme, voire historicisme, tantôt comme athéisme, antihumanisme, voire nihilisme[81] ».
Blanchot met ici le doigt sur ce qu’on pourrait appeler une « lacune », et pour cause, de la pensée de Marx et qui expliquerait les diverses interprétations de sa pensée. Marx se réclame du matérialisme et de la dialectique. Sa conviction matérialiste, sur le plan du débat classique qui oppose l’être à l’esprit, est : la matière préexiste à la vie qui elle-même préexiste à l’esprit. On peut déduire l’esprit de la vie et la vie de la matière, mais on ne peut pas faire l’inverse. Le point de vue dialectique refuse l’indépendance entre l’esprit, la vie et la matière, d’où la notion de l’homme total. À partir de ces positions de principe, Marx élabore une théorie de l’histoire des sociétés humaines fondée sur l’activité productive des hommes et tout ce qui en découle. La question qui se pose dès lors est de savoir par quel processus, selon quelles « lois », la vie s’est élaborée à partir de la matière et l’esprit à partir de la vie. C’est seulement quand on a répondu à ces questions qu’on peut parler des « lois » de la vie, des « lois » de l’histoire comme on parle des lois de la physique. Marx et Engels n’ont pas écrit un texte traitant explicitement le sujet. La question n’en est pas moins évoquée dans leurs oeuvres et leur correspondance. Ainsi, dans Dialectique de la Nature. Engels y disait qu’étant donné l’état des connaissances scientifiques de leur temps, il ne risquerait aucune hypothèse sur l’origine de la vie. Dans une lettre à Engels, Marx affirme trouver chez Darwin le fondement biologique de la manière de penser qu’il partage avec Engels. Enfin ils affirment que les sujets philosophiques se réduiront à mesure que la science conquiert de nouveaux domaines du savoir, qu’il ne restera en fin de compte à la philosophie que l’étude des lois les plus universelles du mouvement, que la philosophie n’aura plus de raison d’exister le jour où l’homme comprendra le fonctionnement de son propre cerveau. En attendant, il est toujours possible d’étudier séparément chaque domaine tout en ayant à l’esprit leur nécessaire, mais pour le moment inexplicable, unité. À l’intérieur de chaque domaine, il est toujours possible de découvrir des lois valables et valables seulement dans le domaine en question. Par exemple, dans le domaine du vivant, on peut supposer valable la loi de l’évolution des espèces par adaptation, mutation, hérédité et tenter de le vérifier, notamment par l’observation du monde vivant, celle des fossiles et, depuis peu, par l’expérimentation. On peut aussi supposer valables les lois d’évolution des formations sociales et économiques et tenter une théorie de l’histoire des sociétés humaines. En tout état de cause, nonobstant notre ignorance actuelle sur l’origine première de la vie et de l’esprit, les hommes prouvent l’unité de leur être-humain dans ses trois déterminations matérielle, biologique et spirituelle en agissant. Dans l’action, l’homme se réalise comme unité de la matière, de la vie et de l’esprit. Tel est le sens essentiel des XI Thèses sur Feuerbach. « l’histoire comme processus de la pratique matérielle » implique « l’homme total » dans ce sens. Blanchot confond l’absence d’une réponse avec l’absence d’une question. La question existe bel et bien, Marx et Engels ont d’ailleurs esquissé des éléments de réponse dans les divers textes où ils « définissent » l’homme comme étant le produit de son propre travail. Néanmoins, vu l’état des connaissances de leur époque – et de la nôtre –, il ne saurait y avoir de réponse pleine et entière à la question. C’est cette absence de réponse à deux questions – le passage dialectique de la matière inerte à la vie et celui de la matière vivante à la matière consciente – qui laisse un vide dans lequel s’instaure et se poursuit la querelle philosophique. Elle permet à chacun, selon ses convictions, d’interpréter le marxisme comme humanisme ou antihumanisme.
Ce qui permet entre autres à Derrida d’y glisser sa théorie de la spectralité shakespearienne tout en reprochant au passage à Marx d’avoir en quelque sorte masqué sa propre question par une soi-disant ontologie :
« ouverte à travers la signature de Marx comme une question, mais aussi comme une promesse et un appel, la spectralité dont nous analyserons la ‘logique’ aura été recouverte [...] par la réponse ontologique de Marx.[82] »
Notons que l’absence de question est devenue subitement une question, puis une promesse et un appel, sans qu’on sache trop pourquoi. Marx a écrit selon les circonstances, les sujets et les buts qu’il se propose en chaque cas, de multiples textes sous les formes les plus variées. Dans certains, il pose des questions qu’on se posait à son époque et tente d’y apporter des réponses sans trop se soucier de promesses ou d’appels à quiconque. Dans d’autres, il ne se pose guère de questions, il appelle carrément ses contemporains à l’action. Pourquoi mélanger torchons et serviettes ? Tout simplement pour introduire l’appel, sa « violence », son « urgence », son « imminence », « l’injonction politique »[83], comme parade imparable aux tentatives des scholars à
« jouer Marx contre le marxisme afin de neutraliser ou d’assourdir en tout cas l’impératif politique dans l’exégèse tranquille d’une oeuvre classée[84] ».
Que cette tentative existe dans le monde capitaliste d’aujourd’hui, y a-t-il lieu de s’en étonner ? Mais nous nous permettrons de douter que la « violence », l’« urgence », l’« imminence », d’une « injonction politique » soient déterminantes pour sauver l’oeuvre de Marx du risque dont on vient de parler. Des appels, des injonctions politiques plus ou moins passionnées, plus ou moins impérieuses, plus ou moins magistrales, ont existé de tout temps. La violence, l’urgence, l’imminence qu’inspire au lecteur leur style n’ont jamais suffi à sauver beaucoup d’auteurs de l’oubli. Nous serions tenté de croire que si ces textes étaient vides ou pauvres en contenu, quelle que soit leur violence, l’urgence de leur appel, l’imminence de ce qu’ils promettent, ils sombreraient rapidement dans la douceur obscure des bibliothèques. Par contre, si ces textes contenaient quelques lumières encore valables sur la condition humaine d’aujourd’hui, le mode d’existence du capital ou de la monnaie par exemple, bien qu’exprimés sur le mode scientifique (la troisième parole selon Blanchot) sans violence, ni urgence, ni imminence, ils risqueraient d’en inspirer plus d’un et pour longtemps encore. Même en ce domaine, la pensée marxiste n’est pas si aisée à classer :
« La troisième parole est la parole indirecte (donc la plus longue) du discours scientifique. Marx est honoré et reconnu par les autres représentants du savoir. Il est alors homme de science, répond à l’éthique du savant, accepte de se soumettre à toute révision critique. [...] Pourtant, Le Capital est une oeuvre essentiellement subversive. Elle l’est moins parce qu’elle conduirait, par les voies de l’objectivité scientifique, à la conséquence nécessaire de la révolution que parce qu’elle inclut, sans trop le formuler, un mode de penser théorique qui bouleverse l’idée même de la science. La science ni la pensée ne sortent en effets intactes de l’oeuvre de Marx, et cela au sens le plus fort, pour autant que la science se désigne comme transformation radicale d’elle-même, théorie d’une mutation toujours en jeu dans la pratique, ainsi que, dans cette pratique, mutation toujours théorique[85] ».
Là encore, Blanchot met le doigt sur une caractéristique majeure de la pensée de Marx. Il fait une différence entre la parole de Marx et son discours scientifique. Il a raison. Mais dans quel sens ? Pas dans un sens littéraire ou psychanalytique ! Blanchot est très précis : la parole de Marx remet en question les fondements mêmes de la science. Quels sont les fondements ainsi remis en question ? Ceux du dix-neuvième siècle dont le plus important est ce qu’on appelle aujourd’hui l’hypothèse de l’objectivité qui est à la base de la méthode scientifique depuis Galilée :
« Alfred North Whitehead constate qu’en inventant la physique mathématique, Galilée a placé l’esprit hors de la nature. Je suppose qu’il voulait dire par là que Galilée insistait sur le fait que l’observateur doit être objectif, qu’il ne doit pas tomber dans les vaines disputes des philosophes aristotéliciens sur la question des causes. Au contraire, il se doit d’effectuer des mesures selon un modèle dépourvu de toute projection ou intention humaines, puis de rechercher les corrélations entre les phénomènes, ou lois, qui confirment ou infirment ses affirmations.[86] »
Nous ne discuterons pas ici de la possibilité éventuelle d’un modèle d’explication « dépourvu de toute projection ou intention humaines ». Constatons simplement que les grands physiciens du vingtième siècle ne dédaignent pas de discuter de cette hypothèse depuis l’avènement de la physique quantique :
« Par cela[87] j’entends ce qui est aussi fréquemment désigné comme « l’hypothèse du monde réel » qui nous entoure. Je soutiens que ce principe équivaut à une certaine simplification que nous adoptons afin de maîtriser le problème infiniment complexe de la nature. Sans le savoir, et sans être rigoureusement systématique à ce propos, nous excluons le Sujet de Connaissance du champ naturel que nous tentons de comprendre. Nous reculons avec notre propre personne dans le rôle d’un spectateur qui n’appartient pas au monde, ce dernier devenant, par cette procédure même, un monde objectif.[88] »
Cette hypothèse, pour parler simplement, s’exprime ainsi : les choses sont ce qu’elles sont et se meuvent selon des lois qui leur sont propres, indépendantes de tout ce que nous pouvons en penser. Il faut donc apprendre à se débarrasser des préjugés qui traînent dans nos têtes et observer les choses telles qu’elles sont, telles qu’elles évoluent, objectivement donc, pour comprendre les lois qui règlent leur mouvement. Ce monde objectif soumis à notre observation est donc un monde dont est exclus le sujet observant. Une telle hypothèse s’est révélée valable et efficace dans un certain contexte pratique, à certaines échelles de température de la matière, notamment le contexte et les échelles où nous vivons quotidiennement. Dans ce contexte, dans ces échelles, la logique formelle suffit pour comprendre et agir efficacement sur le monde. Néanmoins, il en va tout autrement dès qu’il s’agit de phénomènes comme le vivant et l’homme. Dans ces domaines, évidemment, puisque l’être humain est entre autres un être matériel et vivant, il y a des phénomènes dont on peut avoir une vision objective valable. On ne s’en prive pas lorsqu’on mesure le poids, la taille d’un homme, lorsqu’on détermine le nombre de calories de diverses provenances nécessaires pour le maintenir en vie et en bonne santé, etc. Mais il est des domaines où la déconnexion entre le sujet observant et l’objet observé est impossible. Par exemple, l’homme vivant, agissant, pensant en société. D’une part le sujet observant fait partie du système observé, d’autre par, les instruments d’observation eux-mêmes, la pensée, le langage, font parti du système observé et ils évoluent « en symbiose » avec lui. La logique formelle est alors parfaitement incapable de nous permettre d’appréhender et de comprendre ces phénomènes. Tombez amoureux, souffrez de ne pas être aimé en retour, vous mesurerez les limites des sciences et de la logique formelle. Les hommes politiques en savent quelque chose, qui préfèrent séduire – avec des mots par dessus le marché – à convaincre. Blanchot a donc raison de dire que Marx, dans son oeuvre scientifique, a introduit « un mode de penser théorique qui bouleverse l’idée même de la science ». Ce mode de penser, contrairement à ce que croit Blanchot, Marx ne l’a pas inclus « sans trop le formuler », bien au contraire. En maints endroits, il le dit explicitement : c’est le mode de penser dialectique. Mais la distinction que Blanchot fait entre la parole de Marx et le discours scientifique n’est pas sans fondement. En effet, le langage dont Marx dispose pour s’exprimer est un langage forgé au cours des trois siècles précédant sa naissance, sous l’influence du développement des sciences et de la philosophie de ce temps, l’influence de la mécanique et de la logique formelle. Il est par conséquent peu approprié pour permettre une expression dialectique de la pensée où tout est constamment en relation à tout et constamment en mouvement.
Ainsi, lorsque Marx discute de la valeur d’usage en faisant référence à l’ensemble des propriétés physiques d’un objet, nous avons l’impression d’être en terrain connu, dans une forme familière du discours « scientifique », un discours que nous retrouvons sans peine, bien que moins riche, moins complets, chez nombre de ses prédécesseurs qui en ont parlé et que Marx cite abondamment, voire chez nombre d’économistes de nos jours. Nous avons même une tendance « naturelle » à « définir » formellement, comme dans les sciences physiques, la valeur d’usage d’un objet comme l’ensemble de ses propriétés physiques. Mais voici que Marx affirme soudain que la valeur d’usage d’un objet se réalise dans l’usage, dans le procès de consommation. Donc, elle n’était pas réelle, elle n’existait pas avant le procès de consommation ! Nous voilà hors du discours scientifique classique, bien loin des objets qui sont ce qu’ils sont et « possèdent » les propriétés qu’ils possèdent. C’est que dans la logique dialectique, la valeur d’usage désigne non seulement certaines propriétés d’un objet qui est forcément ce qu’il est (dans le contexte de notre vie et de nos actes quotidiens) mais aussi et surtout le rapport de l’homme à cet objet, rapport qui n’a justement de sens que pour l’homme. En cela il soulève un problème méthodologique qui ne concerne pas que l’économie, qui se pose même à des physiciens comme Schrödinger :
« Nous ne pouvons pas émettre d’énoncé factuel à propos d’un objet naturel (ou d’un système physique) donné sans être « en rapport » avec lui. Ce rapport est une véritable interaction physique. Même si l’interaction consiste simplement en un regard porté sur l’objet, ce dernier doit être frappé par des rayons lumineux et les réfléchir vers l’oeil, ou vers quelque instrument d’observation. Cela signifie que l’objet est affecté par notre observation. Vous ne pouvez obtenir aucune information sur un objet en le laissant complètement isolé. La théorie se poursuit en affirmant que cette perturbation n’est ni contingente ni susceptible d’être entièrement appréhendé. [...] Cet état de choses est présenté comme expliquant pourquoi aucune description complète et sans lacunes des objets physiques n’est possible.
Si on doit accepter cela – et il est possible qu’il faille l’accepter –, alors il s’agit d’un défi au principe suivant lequel la nature est compréhensible.[89] »
Nous connaissons la réponse de Marx à ce dilemme : les XI Thèses sur Feuerbach.
La valeur d’usage d’un objet n’a de valeur (de sens) que pour celui à qui elle est utile, pour celui qui désire en user. Ce rapport, bien évidemment, n’existe que potentiellement tant que l’homme en question n’entre pas en rapport réel avec cet objet, tant qu’il ne le consomme pas, par exemple. En le consommant, il réalise, il rend réel, la valeur d’usage de l’objet. Rien que dans cet exemple si simple, a priori si évident, nous découvrons l’inadéquation de notre langage pour exprimer le mouvement dialectique qui sous-tend le phénomène. En effet, il y a ici, intégrés, au moins trois niveaux de réalité qui ne sont pas tous observables à travers un seul et unique instrument d’observation.
Au premier niveau, il est clair que la valeur d’usage d’un objet est limitée par ses propriétés physiques. Je pourrais poser mes fesses sur une natte, je ne saurais m’envoler dans les airs avec. Il est donc vrai, dans ce sens, que la valeur d’usage d’un objet existe bel et bien dans cet objet en tant que propriétés physiques de l’objet et qu’elle est observable avec les outils d’observation ordinaires de la science.
Au second niveau, pour qu’elle soit valeur d’usage pour l’homme, il faut qu’il en éprouve subjectivement le besoin. Ce besoin humain n’est pas observable directement, à l’oeil nu comme on dit, ni même au microscope électronique, il ne peut « s’observer » qu’indirectement à travers les signes, un langage, quand le sujet se donne le peine de l’exprimer. Autrement, il n’existe, il n’est réel que dans le vécu de l’homme. Pire, il peut apparaître dans sa tête et en disparaître sans crier gare.
Au troisième niveau, l’existence de la valeur d’usage dans l’objet, le désir de l’être humain d’en user, l’adéquation de l’une à l’autre deviennent réelles, se réalisent à travers un acte humain observable, l’acte de consommer. Cet acte accomplit pleinement ce qui est appelé « valeur d’usage » en même temps qu’il la fait définitivement disparaître. Tout cela s’exprime chez Marx dans une phrase :
« Les valeurs d’usage ne se réalisent que dans l’usage ou la consommation.[90] »
Elle a toute l’apparence d’une tautologie. Elle présente en même temps un air des plus mystérieux pour un logicien féru de logique formelle : voilà donc quelque chose qui se réalise alors qu’elle existait déjà. Et si elle n’existait pas déjà, comment pourrait-elle surgir du néant ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’un être qui se réalise, qui devient réel de lui-même ? Si l’on aime la grammaire, on parlerait comme Derrida de métonymie : un mot qui se réalise dans un autre. Le discours scientifique de Marx est un discours dialectique. Tant que nous ne nous efforçons pas d’entrer dans le mode de penser dialectique, sa parole nous apparaîtra toujours par moment curieuse, en porte-à-faux avec le contenu formel apparent de son discours. Mais si nous tentons d’y entrer, nonobstant les difficultés d’expression liées à la langue que nous utilisons, il n’y pas de « disjointement » entre sa parole et son discours scientifique. Marx et Engels prétendaient d’ailleurs très explicitement asseoir la science sur la logique dialectique.
De cette belle intuition de Blanchot, l’inadéquation d’une langue pétrie de logique formelle pour exprimer le mouvement dialectique d’un phénomène, Derrida n’en a pas retenu grand-chose, sinon
« la disjonction des injonctions en lui[91], et qu’elles fussent intraduisibles les unes dans les autres. Comment recevoir, comment entendre une parole, comment en hériter dès lors qu’elle ne se laisse pas traduire d’elle-même à elle-même ?[92] »
S’il entend par là que l’injonction politique de Marx est sans rapport avec ses analyses économiques, sa théorie de l’histoire et sa philosophie, nous attendrons qu’il nous en apporte la preuve. Nous risquerons d’attendre longtemps. Derrida a réussi le tour de force peu commun d’écrire près de trois cents pages d’un livre portant le titre Spectres de Marx dans lequel il traite avec une certaine hauteur le marxisme en l’honorant de quelques qualificatifs aussi élogieux que « insuffisant », « escamotage », « geste d’exorcisme », et j’en passe, sans nous mettre une seule fois sous le nez la preuve d’une seule incohérence qu’il a trouvée dans les écrits de Marx. Chaque fois qu’il s’y essaie, et c’est rarissime, nous découvrons avec stupeur que l’incohérence vient de son imagination, nous le montrerons en temps voulu.
S’il veut simplement dire que Marx a plus d’un style, qu’il n’écrit pas de la même manière quand il rédige le Manifeste du Parti Communiste, un article pour le New York Tribune, un livre polémique contre Proudhon, une analyse économique, que ces divers styles ne peuvent pas se traduire les uns en les autres, nous le lui accorderons sans réticence.
Mais que cette « disjonction » – que Derrida ne craint pas d’assimiler aussitôt à une incohérence au moins relative – soit la condition pour que nous puissions « hériter » de sa pensée, voire la condition de l’avenir et de l’autre [excusez du peu] :
« La traductibilité garantie, l’homogénéité donnée, la cohérence systématique absolues[93], voilà ce qui rend sûrement (certainement, a priori et non probablement) l’injonction, l’héritage et l’avenir, en un mot l’autre, impossibles. Il faut la disjonction, l’interruption, l’hétérogène si du moins il faut, s’il faut donner sa chance à quelque ‘il faut’ que ce soit, fût-ce au-delà du devoir[94] »
nous lui dirons, dans une locution tout aussi magistrale que la sienne : « On peut s’en passer ».
Mais on peut tenter de deviner pourquoi cette condition est nécessaire pour Derrida, pourquoi il tient à nous enfermer dans ce temps « disjoncté », dans ce temps hors du temps. C’est dans ce temps seulement qu’il peut affirmer la filiation de la pensée de Marx à celle de Shakespeare sans d’autre preuve que l’amour de Marx pour Shakespeare, c’est dans ce temps seulement que Derrida peut serrer la pince à Marx et recueillir ses pensées sur le monde contemporain :
« Si Marx avait écrit son Manifeste dans ma langue, et si on l’y avait aidé, comme un Français peut toujours en rêver, je suis sûr qu’il aurait joué sur le mot ‘conjuration’. Puis il aurait diagnostiqué aujourd’hui la même conjuration, cette fois non seulement dans la vieille Europe mais dans la nouvelle Europe, le Nouveau Monde, auquel il s’intéressait déjà beaucoup il y a un siècle et demi, et partout dans le monde, dans le nouvel ordre international[95] » [etc.]
Bref, non seulement Marx aurait écrit ses textes à la manière très particulière de Derrida, ce que nous ne lui souhaitons pas, mais il aurait fait la même analyse du nouvel ordre international que Derrida, ce qui n’est pas peu dire. Laissons Derrida avec ses spectres et ses certitudes, et allons voir comment il affronte la conjuration mondiale contre le marxisme.
Comme de juste, on commence par « The time is out of joint », ce temps hors du temps où l’on trouve les êtres absolument absolus de Derrida. Du haut de ce temps Derrida dénonce la conjuration entre :
– la culture politique
« les discours officiels des partis et des politiciens au pouvoir dans le monde, à peu près partout où prévalent des modèles occidentaux, la parole ou la rhétorique de ce qu’on appelle en France la classe politique[96] »,
– « la culture confusément qualifiée de mass-médiatique[97] »
– « la culture savante ou académique[98] »
conjuration destinée à enterrer Marx, travail que Derrida assimile aussitôt au travail de deuil :
« Ce discours dominateur a souvent la forme maniaque, jubilatoire et incantatoire que Freud assignait à telle phase dite triomphante dans le travail de deuil.[99] »
Nous partageons entièrement cette appréciation. Ce qui nous étonne par contre, c’est la raison de cette conjuration :
« L’ennemi à conjurer, pour les conjurés, se nomme certes le marxisme. Mais on a peur désormais de ne plus le reconnaître. On tremble à l’hypothèse qu’à la faveur de l’une de ces métamorphoses dont Marx a tant parlé (« métamorphose » fut toute sa vie durant l’un de ses mots favoris), un nouveau « marxisme » n’ait plus la figure sous laquelle on s’était habitué à l’identifier et à le mettre en déroute. On n’a peut-être plus peur des marxistes, mais on a encore peur de certains non-marxistes qui n’ont pas renoncé à l’héritage de Marx, des crypto-marxistes, des pseudo- ou des para-« marxistes » qui seraient prêts à prendre la relève sous des traits ou des guillemets que les experts angoissés de l’anti-communisme ne sont pas entraînés à démasquer.[100] »
Bref, on n’aurait plus peur ni de Marx (il est bien mort), ni des diverses interprétations de sa pensée par les communistes et les marxistes du vingtième siècle (on les a tous vaincus), ni même de sa pensée (elle est toujours publiée et même enseignée), mais de ceux qui, sans être marxistes, revendiquent son héritage pour le métamorphoser en quelque chose de mortel pour les conjurés, un « nouveau marxisme » d’autant plus dangereux que leurs experts ne sont pas entraînés à les démasquer. Comme Derrida revendique ouvertement un certain héritage de Marx, à condition de l’interpréter à sa manière, on peut raisonnablement en déduire que ces conjurés que sont « les partis et les politiciens au pouvoir dans le monde, à peu près partout où prévalent des modèles occidentaux », « la culture confusément qualifiée de mass-médiatique » et « la culture savante ou académique » se livrent à cette furieuse et onéreuse cérémonie des adieux parce qu’ils ont peur de Derrida et de quelques autres capables de métamorphoser le marxisme en un « nouveau marxisme ». Je me permettrai d’en douter, pour des raisons assez triviales.
Tout d’abord des tentatives de métamorphoser la pensée de Marx, et non des moindres, par ceux qui s’en réclament, ceux qui s’y opposent ou ceux qui pensent « à côté », il y en a toujours eu, du temps même de Marx, et en quantité non négligeable, avec les résultats qu’on sait. Naturellement chacun effectue cette métamorphose à sa manière. Derrida mentionne « métamorphose » comme un mot favori de Marx. Il est certain qu’il ne le comprend pas du tout dans le sens qu’il a chez Marx – changement de formes comme formes du mouvement – , nous le montrerons plus tard quand il traitera du mouvement qui « métamorphose » des produits en marchandises.
Ensuite, une bonne partie des conjurés en question sont d’honnêtes bourgeois et, en bons capitalistes ou suppôts du capitalisme, ils sont plutôt calculateurs. Ils sont trop près de leurs sous, et « un sou est un sou », pour payer si cher une guerre, ne serait-ce que verbale, contre des spectres. Ils débourseraient sans hésitation des milliards de dollars et pas mal de vies humaines pour contenir, précipiter la chute du mouvement communiste qui menaçait leur existence, ou défendre leurs approvisionnements en pétrole, en matières premières, leurs marchés, etc. Mais ils deviennent obstinément radins et réticents même pour payer la défense de leurs idéaux proclamés. Derrida en donne assez d’exemples pour que nous n’épiloguions pas dessus.
J’admets sans peine l’existence d’une « conjuration » inconsciente qui n’a rien à voir avec la conjuration dramatique que décrit Derrida avec ses serments prononcés dans l’ombre du secret, dans l’angoisse, dans la hantise des spectres, y compris les spectres de la pensée. Mais j’inclinerai plutôt à croire que ce dont nos conjurés ont peur, c’est de la pensée de Marx elle-même, telle que nous pouvons la lire dans ses propres écrits, et tout particulièrement de sa pensée économique et politique. Ils en ont peur parce qu’ils reconnaissent le bien-fondé, ne serait-ce qu’en partie, de cette pensée dans leur pratique même. Le monde contemporain nous offre à foison des exemples illustrant la justesse des analyses marxistes du mode de production capitaliste. Nombres de maux comme le chômage, la paupérisation, et j’en passe, que Marx déduisait de son analyse du mode de production capitaliste s’étalent et s’amplifient de jour en jour, dans tous les coins du monde, sous nos yeux, à des échelles et dans des proportions jamais vues. Ils apparaissent même comme une nécessité « naturelle », présentement inéluctable. La thèse selon laquelle, en fin de compte, c’est l’économie qui décide de la politique, du droit, etc., ne reçoit-elle pas une belle illustration dans l’impuissance reconnue des pouvoirs politiques nationaux face aux pouvoirs économiques internationaux, à ce qui est pudiquement appelé la « mondialisation de l’économie », dans la déréglementation à tout va de pans entiers de l’économie dans les pays occidentaux ?
Enfin, puisqu’il mentionne, à raison en partie, « la culture savante et académique », Marx ne serait-il pour rien dans le fait qu’on ne puisse plus aujourd’hui enseigner l’histoire comme l’histoire des grands hommes, que dans le domaine de ce qu’on appelle les « sciences humaines », il n’est plus très sérieux de parler des hommes, de leurs pensées, de leurs actes, sans tenir compte des conditions historiques, et tout particulièrement économiques et sociales, nationales et internationales, de leurs existences quotidiennes ?
Marx a raison sur les problèmes les plus fondamentaux, ceux qui sont indissolublement liés au mode de production capitaliste qui, jusqu’à preuve du contraire, est toujours celui qui mène l’économie du monde occidental et détermine l’économie mondiale. Nos « conjurés » le savent. Ce dont ils ont peur, ce n’est nullement un spectre plus ou moins métamorphosé de Marx, il y en a eu tant, il s’en crée tant tous les jours, mais l’éventualité que l’analyse marxiste du mode de production capitaliste, enrichie, approfondie grâce à l’expérience et aux connaissances acquises au cours de ce siècle, redevienne d’actualité pour les hommes « présentement vivants » qui subissent les maux que ce mode de production génère. Vu la trouille qu’ils ont vécue depuis la révolution d’Octobre 1917, ce travail de deuil onéreux est fort compréhensible. C’est dans la mesure où le marxisme est aussi, et même essentiellement, un produit du capitalisme en tant que son contraire – c’est en ce sens que Marx refuse l’étiquette de marxiste mais revendique celui de porte-parole de la classe ouvrière (forme dominante du travail salarié face au capital au 19e siècle) – que le marxisme hantera le capitalisme comme l’âme hante un corps.[101]
Voyons maintenant ce qui, d’après Derrida, fait si peur aux conjurés, peur au point que nous les retrouvons
« plus que jamais soudés par les mêmes appareils ou par des appareils indissociables[102] ».
C’est qu’il existe une interprétation (du marxisme) qui risque d’être dangereuse pour les tenants du capitalisme :
« Cette dimension de l’interprétation performative, c’est-à-dire d’une interprétation qui transforme cela même qu’elle interprète, jouera un rôle indispensable dans ce que je voudrais dire ce soir. Une interprétation qui transforme cela même qu’elle interprète, voilà une définition du performatif qui est aussi peu orthodoxe au regard de la speech act theory qu’au regard de la XIe des Thèses sur Feuerbach (‘Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c’est de le transformer.’)[103] »
Remarquons tout d’abord que Derrida se donne beaucoup de peine pour créer des « concepts » nouveaux pour des évidences plutôt banales. La banalité de ces évidences lui échappe complètement parce qu’il s’entête à se cantonner dans le temps hors du temps, hors de tout contexte, où ses concepts peuvent s’interpréter de toutes les manières qu’on veut dans la mesure où ils ne correspondent à rien. Ainsi, « une interprétation qui transforme cela même qu’elle interprète », c’est une interprétation de n’importe quoi, une interprétation en général, « absolument absolue », c’est-à-dire une interprétation qui n’interpréterait stricto sensus rien. On peut alors la qualifier comme bon vous semble, performative entre autres. Dès qu’on sort de ce temps hors du temps, hors de tout contexte, dès qu’on revient sur terre, il est impossible de trouver une interprétation d’une oeuvre (écrite) humaine quelconque qui ne transforme pas ce qu’elle interprète. Prenez une pièce de Chopin et ses divers interprètes. C’est toujours le même morceau de musique qui est joué, ce n’est jamais la même musique qu’on entend. On peut même affirmer sans trop de crainte de se tromper que les diverses oreilles ne l’entendent pas de la même manière. Prenez Hamlet de Shakespeare. Il y a bien sûr l’interprétation spectrale de Derrida qui, nous en sommes d’accord, le transforme étonnamment. Mais ce n’est certainement pas la seule depuis la mort de l’auteur et il est à parier que ceux qui se sont donnés la peine de l’interpréter ne cherchaient pas qu’à reproduire à l’identique l’interprétation qu’en donnait Shakespeare lui-même sur un plateau. Le voudraient-ils, ils ne le pourraient pas. Enfin, pour ce qui concerne l’interprétation des écrits de Marx, nous en avons déjà parlé longuement à propos des citations des textes de Blanchot.
Derrida tient ensuite à se démarquer tout aussi bien de la « speech act theory » que de la XIe des Thèses sur Feuerbach. Donc il ne veut agir sur l’état du monde ni par la parole ni par les actes. Comment compte-t-il simplement y arriver ? Toute performative que soit son interprétation de la pensée de Marx, quelles que soient les transformations qu’elle y opère, et malgré la signification « essentielle » de
« l’acte qui consiste à jurer, à prêter serment, donc à promettre, à décider, à prendre une responsabilité, bref à s’engager de façon performative.[104] »,
nous voyons mal ce qui peut en résulter d’autre qu’un bouquin que nos conjurés ne cherchent apparemment ni à interdire ni à démolir. Au contraire, certains se plairaient à le citer et d’autres à en faire même un sujet de thèse de doctorat tout à fait académique.
Enfin, « l’interprétation performative » de Derrida concernant la XIe des Thèses sur Feuerbach la transforme en une pensée des plus curieuses. Quand on sait qu’elle a servi de fondement à l’oeuvre ultérieure de Marx, on en reste béat. Derrida semble – je dis « semble » parce que Derrida se contente de proclamer son refus de voir sa pensée assimilée à cette thèse sans nous dire un mot sur les raisons qui l’en éloignent et qui l’amènent à inventer et promouvoir le concept nouveau époustouflant d’interprétation performative – Derrida semble donc opposer radicalement, dans la pensée de Marx, « interpréter » et « transformer » puisqu’il prétend ouvrir la voie à « une interprétation qui transforme cela même qu’elle interprète ». Donc, semblerait-il, Marx nous inviterait à transformer le monde sans l’interpréter, sans réfléchir, il nous inviterait à agir comme des écervelés ! Si tel est le cas, on se demande avec quelque appréhension ce qui, dans son oeuvre, mériterait d’être recueilli et revendiqué comme héritage, même par Derrida. Il est pourtant clair qu’en écrivant
« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c’est de le transformer.[105] »,
Marx ne reproche pas aux philosophes d’interpréter le monde. Comment le pourrait-il puisque lui-même en donne une interprétation dans ses écrits ? Il peut d’autant moins le leur reprocher qu’il reconnaît explicitement ses dettes vis-à-vis d’une foule d’entre eux, depuis l’antiquité grecque jusqu’à Hegel et Feuerbach. Ce que Marx reproche aux philosophes, ce n’est pas qu’ils aient essayé d’interpréter le monde de différentes manières, mais de ne faire que cela, de s’y complaire sans jamais essayer de vérifier la validité de leurs interprétations. C’est pour cela que « ce qui importe, c’est de le transformer », car c’est seulement en agissant sur le monde qu’on peut vérifier la validité des différentes manières dont on l’interprète et, le cas échéant, corriger les erreurs d’interprétation. Évidemment, l’homme n’agit pas sur le monde à la manière des phénomènes naturels ou des animaux. Il agit sur le monde en s’appuyant sur une certaine connaissance, une certaine interprétation du monde dont il a hérité, qu’il a plus ou moins transformées, qu’il transformera encore au besoin, s’inspirant de l’expérience qu’il tire de son action sur le monde. L’unité dialectique entre le savoir et l’agir est une constante dans la conception que Marx se faisait de l’homme. C’est une thèse marxiste largement galvaudée : les hommes sont devenus des hommes, des êtres doués de paroles et de pensées à travers le travail, et très précisément le travail en commun, le travail dans le cadre d’une communauté organisée autour et en fonction des instruments de travail dont cette communauté a hérité ou qu’elle a su créer. C’est pour cela que la parole, la pensée, selon Marx, sont immédiatement sociales bien qu’elles ne se réalisent qu’à travers des individus singuliers qui, par contre, ne se réalisent comme individus qu’en relation et par opposition à la société. Tel est le sens de l’assertion : « L’homme est l’ensemble de ses relations sociales. » Encore faudrait-il comprendre que ces relations sociales :
1. ne se limitent pas seulement aux relations sociales actuelles, en ce sens que ces relations sont elles-mêmes produites par les relations sociales passées et portent en elles cet héritage, plus exactement cette mémoire.
2. ne se limitent pas aux relations matérielles ou biologiques, mais comportent aussi toutes les autres relations humaines.
« Bref, l'essence humaine comme « ensemble des rapports sociaux » consiste dans la dialectique des relations et rapports sociaux de cent milliards d'hommes qui se sont succédés depuis trois millions d'années et s'ouvrent à chaque génération sur leurs perspectives d'avenir.
Il est vrai que comme ce système n'existe que dans et à travers ses individus singuliers, il n'est effectivement présent que dans son étage actuel, dans et à travers ses individus présentement présents. Cependant ses étages passés restent sédimentés et continuent d'agir sur l'étage actuel.[106] »
Derrida s’en souvient d’ailleurs malgré son interprétation performative de Marx :
« Marx est un des rares penseurs du passé à avoir pris au sérieux, du moins dans son principe, l’indissociabilité originaire de la technique et du langage, donc de la télé-technique (car tout langage est une télé-technique)[107]. »
Nous laisserons à Derrida la responsabilité de « l’interprétation performative » qui réduit les relations de travail qui, d’après Marx, ont donné naissance au langage, à une technique, et la réduction du langage lui-même à une télé-technique, ce qui le réduit au même niveau que les langages de programmation qui pilotent les ordinateurs. Quand on pense aux questions que les meilleurs biologistes se posent encore sur la nature et le fonctionnement de ce qu’ils appellent le « programme génétique », suite séquentielle dans l’espace d’éléments matériels codifiant les instructions qui pilotent la naissance, le développement et la mort des cellules dans l’organisme, l’assurance écrasante de Derrida nous laisse plus que rêveur. Dans la mesure où la technique n’est technique que pour les hommes qui en usent et que dans la production des moyens de leurs existences, ils en usent toujours en société, la thèse de Marx, même « performativée » par Derrida reste encore en filigrane derrière ses envolées verbales.
Si Derrida cherche une manière d’interpréter le monde qui non seulement transforme ce qu’elle interprète, mais encore est appelée à se transformer elle-même à travers l’action que l’homme mène sur le monde, il peut la trouver toute cuite chez Marx, avec une richesse, une profondeur et une puissance autrement supérieures à « l’interprétation performative » de rien du tout qu’il prône dans la solennité d’une responsabilité qualifiée par ailleurs d’ « historique » car elle s’inscrit
« dans un moment absolument inédit d’un processus qui n’en est pas moins soumis à une loi d’itérabilité[108] ».
Une nouvelle fois, nous attendrons que Derrida trouve dans n’importe quel processus de quoi que ce soit un moment qui ne soit pas inédit pour examiner le caractère historique de sa prise de responsabilité. Quand il l’aura trouvé, il sera bien temps de chercher à évaluer la pertinence de « l’interprétation performative ». Pour le moment nous n’en sommes pas étonnés outre mesure : Derrida n’aime pas la dialectique. Il n’a pas cherché, lisant un dialecticien de premier ordre, de comprendre ce que l’auteur cherchait à dire, voire ce qu’il disait noir sur blanc.
Fort de la découverte de « l’interprétation performative », Derrida se jette à l’eau pour transformer l’héritage de Marx et partir à la bataille contre le « discours dominant » des conjurés. L’idée vient en droite ligne du Manifeste :
« Les idées qui dominaient une époque n’étaient jamais que les idées de la classe dominante. [109] »
Voyons à quoi nous mène une interprétation performative à la sauce derridienne qui, provisoirement souscrit
« à cette forme d’analyse critique que nous avons hérité du marxisme : dans une situation donnée, et pourvu qu’elle soit déterminable, et déterminée comme celle d’un antagonisme socio-politique, une force hégémonique paraît toujours représentée par une rhétorique et par une idéologie dominantes, quels que soient les conflits des forces, la contradiction principale et les contradictions secondaires, les surdéterminations et les relais qui peuvent ensuite compliquer ce schéma – et donc nous appeler à suspecter la simple opposition du dominant et du dominé, voire la détermination ultime des forces en conflit, voire, plus radicalement, que la force soit toujours plus forte que la faiblesse...[110] »
En un tour de phrase, la critique marxiste est vidée de tout contenu concret. Il reste « un antagonisme socio-politique » comme théâtre. Antagonisme entre qui et qui ? Des « forces », en général naturellement. Ce qui permet de réduire les conflits sociaux à l’éternelle et « simple opposition du dominant et du dominé », (il y a donc des « choses » qui s’appellent le dominant et le dominé !) et de pouvoir
« parler de discours dominant ou de représentations et d’idées dominantes, et se référer ainsi à un champ conflictuel hiérarchisé sans nécessairement souscrire au concept de classe sociale...[111] »,
alors
« On peut continuer à parler de domination dans un champ de forces...[112] »
Nous comprenons enfin à quoi sert « l’interprétation performative » et comment elle procède. La notion d’idées dominantes chez Marx n’a de sens que comme idées de la classe dominante, Marx ayant une inguérissable répulsion pour les idées écervelées. Derrida déteste le « discours dominant » de nos jours qui l’opprime. Mais il n’aime pas le concept de classe sociale. Après l’usage que les partis communistes ont fait des concepts de prolétariat et de dictature du prolétariat, et par ces temps de consensus visqueux, de louanges aux « classes moyennes », la réticence de Derrida se comprend. Mais, oserai-je le suggérer, il y a une autre définition marxiste, économique celle-là, du mot « prolétariat » qui mériterait peut-être notre attention. Beaucoup d’entre nous, tout en ressemblant assez peu aux prolétaires d’antan, en faisons sans doute partie. Il s’agit des salariés du capital, de ceux que Marx et Engels appelaient
« le prolétariat, la classe des travailleurs modernes, qui ne vivent qu’autant qu’ils trouvent du travail, et qui ne trouvent de l’ouvrage qu’autant que leur travail accroît le capital »[113].
L’ennui avec la disparition des classes, et partant, celle de la classe dominante, c’est qu’on ne sait plus à qui attribuer le discours dominant. Qu’à cela ne tienne, Derrida a sa solution au dilemme : on l’attribuera à des « forces ». Pour ce faire, il suffit de transformer la société des hommes en « champs de forces » et les conflits humains en « conflits des forces ». Comme les forces, du moins ce qu’on entend d’ordinaire par ce mot dénué de toute détermination, sont par nature neutres, comme elles interagissent entre elles sans le moindre égard à une logique de domination ou de soumission quelconque, comme il existe tout de même un discours dominant dont on peut prendre connaissance tous les jours en ouvrant son quotidien, on nous interdit de croire en l’existence d’une « force dominante » et d’une « force dominée » tout en nous demandant de croire en la domination. Nous ne serions pas étonné de l’existence de ce « champ conflictuel hiérarchisé » où des « forces » anonymes, transparentes, informelles, inclassables en dominantes et dominées s’affrontent dans des discours sans merci – pour créer finalement une domination – si nous nous rappelons que tout cela a lieu dans le temps hors du temps, hors de tout contexte.
L’essentiel de ce chapitre se ramène à une critique souvent intéressante, parfois percutante du livre « La fin de l’histoire et le Dernier Homme » de M. Fukuyama. Comme nous n’avons pas l’intention de nous mêler de cette querelle, mais de chercher à comprendre la lecture que Derrida donne de Marx, nous nous contenterons de relever certains passages relatifs à notre sujet.
D’abord la fameuse thèse de la fin de l’histoire :
« C’est là qu’une autre pensée de l’historicité nous appellerait au-delà du concept métaphysique d’histoire et de fin de l’histoire, qu’il soit dérivé de Hegel ou de Marx.[114] »
Sartre l’a déjà indiqué, parler d’une thèse de fin de l’histoire dans la pensée de Marx et d’Engels est tout simplement absurde[115]. Ni l’un ni l’autre n’a mentionné pareille éventualité dans leurs écrits, et pour cause : ils se proclamaient matérialistes et dialecticiens. En tant que matérialistes, ils reconnaissaient l’existence de fait de la matière et son indestructibilité. Engels souscrivait à l’idée de Descartes que la quantité de mouvement de l’univers est constante :
« Le mouvement est le mode d’existence de la matière. Jamais, ni nulle part, il y a eu de matière sans mouvement, ni il ne peut y en avoir. [...] Le mouvement est donc tout aussi impossible à créer et à détruire que la matière elle-même, ce que la philosophie ancienne (Descartes) exprime en disant que la quantité de mouvement existant dans le monde reste constante.[116] »
En tant que dialecticiens, ils admettaient que tout est toujours en mouvement. Par conséquent tout est historique, provient d’une histoire et génère une suite à cette histoire. Il en est ainsi dans les trois monde matériel, biologique et humain. Engels admet que l’univers que nous connaissons n’a pas été créé d’un seul coup sous la forme que nous lui connaissons. Il souscrit à l’hypothèse de Kant selon laquelle l’univers s’est formé à partir d’une nébuleuse primitive, hypothèse qui n’est pas très éloignée de la théorie du Big Bang en vigueur de nos jours. Par conséquent, l’univers a une histoire et comme il ne cesse jamais de bouger, cette histoire risque de durer encore pour quelque temps.
Engels admet aussi que la vie n’est apparue sur terre qu’à partir d’un certain moment de son évolution, et non d’un coup de baguette magique sous toutes les formes animales et humaines qu’on connaît. Pourquoi, comment, il n’en savait rien et ne tenait pas à risquer la moindre hypothèse vu les connaissances scientifiques limitées de son temps en ce domaine. Néanmoins, Engels, ainsi que Marx, souscrivait à la théorie de Darwin selon laquelle les espèces vivantes sont les produits d’une évolution à partir d’un petit nombre de cellules vivantes originelles et non au labeur du divin artiste aux quatrième et cinquième jour de la Création. Ainsi, les formes sous lesquelles se manifeste la vie, et pour parler court, la vie elle-même a une histoire, résulte d’une histoire et prolonge cette histoire dans la mesure où, d’une part, toute vie en tant que vie continue d’évoluer et, d’autre part, qu’il n’existe pas jusqu’à preuve du contraire une forme de vie immatérielle. On peut néanmoins parler de la fin de la vie sur terre mais seulement dans le sens suivant : la disparition de tous les êtres vivants qui peuplent la terre.
Engels admet aussi que l’homme est issue de l’évolution. En tant qu’être vivant il participe à l’histoire de la vie et disparaîtra avec, voire avant, elle. Marx et Engels admettent enfin que les formes de sociétés humaines, « les formations sociales et économiques » n’ont pas été créées d’un seul coup et pour l’éternité. Elles résultent aussi d’une évolution et y participent. Elles ont une histoire et elles font l’histoire.
Pour imaginer une quelconque fin de l’histoire, il faudrait imaginer qu’un beau jour tout s’arrête de bouger. Du coup, vous et moi au moins, nous cesserions de nous poser des questions sur la fin de l’histoire. Ou bien il faudrait imaginer, pour nous en tenir à l’histoire des sociétés humaines, que soudain tous les mouvements qui les animent se répètent à l’identique pour toujours. Ce qui impliquerait entre autres que nous cessions à la fois de vieillir, de mourir et de procréer. Pire, cela impliquerait que nous cessions de manger, de nous habiller, de nous chauffer, car en le faisant nous provoquerions à coup sûr une modification de notre environnement et, partant, le cadre de nos activités ultérieures. Bref, il faudrait que les hommes se contentent de causer jusqu’à la fin des temps. Encore que... ça risque de provoquer des perturbations atmosphériques minimes et, avec une interprétation performative ad hoc de la théorie du chaos, on ne sait jamais...
Dans la mesure où tout est mouvement, tout est historique, tout génère une histoire. Il y a ainsi une histoire de l’univers matériel, une histoire de la vie sur terre, une histoire des sociétés humaines et des civilisations et une histoire de la pensée à l’intérieur d’elles, car il n’existe pas une histoire autonome de la pensée où des concepts engendrent des concepts indépendamment des êtres pensant dans des situations sociales et historiques déterminées. Aucune de ces histoires ne saurait avoir de fin si ce n’est avec la disparition des êtres historiques qui la génèrent. L’histoire de la pensée, l’histoire des sociétés humaines s’achèverait le jour où les hommes disparaîtront de la surface de la terre, pas avant. Si jamais Marx a mentionné la possibilité de la fin de l’histoire, ce serait dans le sens précis de la fin de l’histoire de la lutte des classes. Par exemple avec l’avènement du communisme ou avec la disparition physique des classes en lutte :
« [...] oppresseurs et opprimés, se sont trouvés en constante opposition ; ils ont mené une lutte sans répit, tantôt déguisée, tantôt ouverte, qui chaque fois finissait soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la ruine des diverses classes en lutte.[117] »
Si on comprend le mot « ruine » dans son sens matériel, comme lorsqu’on parle de ruines romaines, il n’est pas exclu que les classes en lutte disparaissent définitivement de la surface de la terre. Cette possibilité n’est nullement à prendre à la légère au temps des bombes nucléaires et autres engins de destruction massive. L’histoire de la vie s’achèverait avec la disparition de tous les êtres vivants sur terre. L’histoire de la matière ne s’achèverait jamais si la thèse de son indestructibilité est vraie. Dans tous les cas, nous n’aurons plus l’occasion d’en débattre.
Marx et Engels n’ont pas, ne pouvaient pas mentionner une quelconque fin de l’histoire, ni en général ni dans le sens de l’histoire de l’évolution des sociétés. Dans le Manifeste ils ont mentionné la fin de la préhistoire de l’humanité dans un sens très précis :
« Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme antagonique du procès social de production. [...] Avec ce système social c’est donc la préhistoire de la société humaine qui se clôt.[118] »
Pour que cette fin de la préhistoire, comprise dans ce sens précis, débouche sur une fin de l’histoire tout court, il faudrait que les hommes cessent de produire les moyens de leur existence, y compris dans des formes non antagoniques ! Il est permis de douter que des matérialistes convaincus comme Marx et Engels prennent le risque d’une pareille « prédiction », d’une telle « promesse ». Dans leur esprit, la fin de la préhistoire – avec tout ce que ce mot peut comporter de résonance péjorative –, ce n’est que la fin d’une période historique où les hommes, tout en étant les acteurs de leur histoire, subissent cette histoire comme une force étrangère qui s’impose à eux d’un ailleurs incompréhensible, à travers des luttes de classes plus ou moins brutales. Ce qui s’explique d’une part par leur faible maîtrise de la nature et d’autre part par leur ignorance de la logique qui régit l’évolution des sociétés humaines. Le but de la vie de Marx et d’Engels, l’objet de leurs études, de leurs analyses, c’est justement la découverte de cette logique, tout particulièrement sous sa forme capitaliste, c’est la lutte pour rapprocher le moment où l’humanité franchirait la préhistoire pour entrer dans l’histoire, dans le sens d’une histoire que les hommes feraient librement et en pleine connaissance de cause, bref le passage de l’homme du règne de la nécessité à celui de la liberté. Voici ce qu’en disait Engels :
« La lutte pour l’existence individuelle cesse. Par là, pour la première fois l’homme se sépare, dans un certain sens, définitivement du règne animal, passe de conditions animales d’existence à des conditions réellement humaines. Le cercle des conditions de vie entourant l’homme qui jusqu’ici dominait l’homme, passe maintenant sous la domination et le contrôle des hommes qui, pour la première fois, deviennent des maîtres réels et conscients de la nature, parce que et en tant que maître de leur propre vie en société. Les lois de leur propre pratique sociale qui, jusqu’ici, se dressaient devant eux comme des forces naturelles, étrangères et dominatrices, sont dès lors appliquées par les hommes en pleine connaissance de cause, et par là dominées. La vie en société propre aux hommes qui, jusqu’ici, se dressait devant eux comme octroyée par la nature et l’histoire, devient maintenant leur acte propre et libre. Les puissances étrangères objectives qui, jusqu’ici, dominaient l’histoire, passent sous le contrôle des hommes eux-mêmes. Ce n’est qu’à partir de ce moment que les hommes feront eux-mêmes leur histoire en pleine conscience ; ce n’est qu’à partir de ce moment que les causes sociales mises par eux en mouvement auront aussi d’une façon prépondérante, et dans une mesure toujours plus croissante, les effets voulus par eux. C’est le bond de l’humanité du règne de la nécessité dans le règne de la liberté.[119] »
On ne peut pas être plus clair : la fin de la préhistoire annoncée dans le Manifeste coïncide avec le début de l’histoire humaine proprement dite.
On peut admirer la précision, la prudence, la claire conscience qu’Engels avait du caractère historique et temporel de toute évolution, même quand il parle de l’avenir lointain. Même dans une société communiste, nous resterons, dans un certain sens, des animaux. Même avec l’avènement de cette société, ce n’est que progressivement que l’homme apprendra à maîtriser le mouvement de la société.
On peut être en désaccord avec les thèses ou les analyses de Marx et d’Engels. Encore faudrait-il auparavant s’assurer que les thèses dont on discute sont celles de Marx et d’Engels. En ferraillant avec M. Fukuyama sur la fin de l’histoire, Derrida est loin de déconstruire Marx, il reconstruirait plutôt une vieille « interprétation performative » fantaisiste des écrits de Marx par certains de ses lecteurs.
S’appuyant sur le style de certains écrits de Marx et non sur leur contenu, un style auquel il attribue, à juste titre d’ailleurs, la qualité d’un « appel », d’une « injonction », d’une exhortation, voire d’une « promesse » (là, nous garderions une sérieuse réserve, Marx ayant peu l’habitude de promettre quoi que ce soit à qui que ce soit, se contentant d’appeler les hommes à se libérer par eux-mêmes) Derrida range Marx parmi les penseurs messianiques, en lui accordant néanmoins l’avantage d’un messianisme sans messie, un messianisme sans religion et, pour ainsi dire, sans messianisme. Confrontant sa pensée à la situation actuelle du Moyen-Orient où
« trois autres eschatologies messianiques y mobilisent toutes les forces du mondes et tout l’« ordre mondial » dans la guerre sans merci qu’elles se livrent...[120] »
il affirme :
« le marxisme reste à la fois indispensable et structurellement insuffisant : encore nécessaire mais pourvu qu’on le transforme et l’adapte à de nouvelles conditions et à une autre pensée de l’idéologique, pourvu qu’on le plie à analyser l’articulation nouvelle des causalités techno-économiques et des fantômes religieux, la dépendance du juridique au service de pouvoir économiques ou d’États qui eux-mêmes ne sont jamais totalement indépendants au regard du capital (mais il n’y a plus, il n’y a jamais eu le capital, ni le capitalisme, seulement des capitalismes – d’États ou privés, réels ou symboliques, toujours liés à des forces spectrales – des capitalisations plutôt dont les antagonismes sont irréductibles)[121] »
Donc pour comprendre et, accessoirement résoudre, les problèmes du Moyen-Orient, le marxisme reste à la fois nécessaire mais insuffisant, il faut le transformer, l’adapter. En quoi reste-t-il nécessaire, nous le verrons tantôt. Pour le moment, examinons la première transformation derridienne :
« il n’y a plus, il n’y a jamais eu le capital, ni le capitalisme ».
Notons que d’ordinaire lorsqu’on dit qu’il n’y a plus, cela implique qu’il y en a eu, que l’affirmation selon laquelle « il n’y a jamais eu » contredit allègrement celle qui précède. Enfin, passons cela aux profits et pertes d’un discours parlé, quoique revu, corrigé et annoté pour la publication. Plus intéressante est l’affirmation selon laquelle
« il n’y a jamais eu le capital, ni le capitalisme ».
Il y a de quoi sursauter. Mon Dieu, ce n’était qu’un mauvais rêve, le capitalisme n’a jamais existé que dans mon imagination ! D’autant plus que Derrida vient d’affirmer dans la phrase qui précède la dépendance, ne serait-ce que relative, des États vis-à-vis du capital. Si le capital n’existe pas, comment cette dépendance des États vis-à-vis du capital pourrait-elle exister ? C’est que Derrida admet l’existence d’un capitalisme d’État, sans capital sans doute ! Si Derrida veut dire que « le capital » est un concept qui désigne non un objet particulier mais l’essence comme diraient les philosophes, la « substantifique moelle » comme dirait Rabelais, ou la logique commune qui régit le mouvement de tout un ensemble de phénomènes singuliers, donc qui ne désigne aucun d’eux en particulier, et que « le capitalisme » est un autre concept qui désigne non un cas d’espèce comme l’économie de la société française ou américaine au vingtième siècle, mais l’économie de toutes les sociétés dont le mode de production dominant obéit à la même logique, nous ne pourrions qu’être d’accord avec lui comme nous serions toujours d’accord avec n’importe quelle tautologie, comme nous serions d’accord pour reconnaître que la pesanteur n’existe pas en soi alors qu’une tuile peut toujours nous tomber sur le crâne et que, le cas échéant, elle pèse d’un poids certain. De tels concepts sont valables s’ils sont effectivement des abstractions fidèles des phénomènes réels dont on les tire. On vérifie d’ailleurs leur validité en les confrontant au réel dont ils sont abstraits. Ainsi, on peut parler sans être contredit tout aussi bien du capital d’un casino que du capital d’une maison d ’édition spécialisée dans la publication d’oeuvres philosophiques ou réputées telles. On peut même mettre son nez dans la comptabilité de ces entreprises pour constater de facto l’existence de leurs capitaux. Tel n’est pas le propos de Derrida puisqu’il affirme qu’il n’y a eu que des capitalismes d’État ou privé. C’est quoi donc un « capitalisme d’État » ou un « capitalisme privé » sinon des concepts, et encore des concepts dérivés des précédents ? Nous attendrons patiemment, même sous forme de « locution magistrale », que Derrida nous montre un jour un capitalisme, qu’il soit d’État ou privé, qui ne soit pas doté au moins d’un petit capital, et qui ne fonctionne pas selon un mode capitaliste, c’est-à-dire en se reproduisant lesté, je n’oserais pas dire d’une plus-value, ce serait trop compliqué, mais d’un malheureux petit profit issu de l’exploitation directe ou indirecte d’une force de travail. Mais nous comprenons mieux son propos quand il nous affirme l’existence des capitalismes symboliques. Ici, nous n’avons même plus affaire à un concept, car un concept fait référence à au moins un phénomène réel, nous avons affaire à quelque chose d’indéfinissable, quelque chose qui ne serait même pas une chose mais, pour parler comme Derrida, la Chose de la chose, le capital du capital, la définition de la définition, quelque chose de spectral enfin, c’est-à-dire tout ce qu’on veut et rien. Comme les spectres sont la grande affaire de Derrida, il n’est pas surprenant qu’il préfère affronter des capitalismes symboliques plutôt que d’avoir affaire aux capitaux financier de M. Soros par exemple. Enfin, s’agissant des « capitalisations plutôt dont les antagonismes sont irréductibles », avant d’en risquer la moindre interprétation performative ou non, nous attendrons qu’il nous explique ce qu’est une capitalisation sans capital et de quels antagonismes, notamment entre qui et qui, ou à la limite entre quoi et quoi, il veut parler.
En attendant, nous apprécierons avec la prudence qui sied, l’affirmation magistrale de Derrida concluant ce discours performatif :
« Cette transformation et cette ouverture du marxisme sont conformes à ce que nous appelions il y a un instant l’esprit du marxisme.[122] »
Nous admettrons sans peine qu’il y a eu une transformation non négligeable du marxisme sous la plume derridienne. Comme nous ne savons toujours pas ce qu’est l’esprit du marxisme d’après Derrida, nous réservons notre jugement sur la conformité de cette transformation derridienne à l’esprit du marxisme. Quant à l’ouverture du marxisme dont se targue Derrida, nous sommes forcés de constater qu’elle n’ouvre sur rien sinon sur des « forces spectrales » dont nous ne savons rien sinon qu’elles n’existent que dans le temps hors du temps de Derrida où malgré tous nos efforts depuis plus de cent pages, nous n’arrivons à mettre ni le pied, ni la tête, ni notre présent « présentement vivant » de lecteur.
Après avoir transformé et adapté le marxisme comme nous venons de le voir, Derrida nous livre enfin ce qui reste valable, malgré tout, du marxisme. C’est, tenez vous bien :
« Eh bien, ce qui reste aussi irréductible à toute déconstruction, ce qui demeure aussi indéconstructible que la possibilité de la déconstruction, c’est peut-être une certaine expérience de la promesse émancipatoire ; c’est peut-être même la formalité d’un messianisme structurel, un messianisme sans religion, un messianisme, même, sans messianisme, une idée de justice – que nous distinguerons toujours du droit et même des droits de l’homme – et une idée de la démocratie – que nous distinguerons de son concept actuel et de ses prédicats déterminés aujourd’hui.[123] »
Voilà donc ce qui reste de valable du marxisme, un marxisme transformé, vidé de tout son contenu concret, pratique, historique, « une idée de justice », « une idée de la démocratie », une « promesse émancipatoire », une justice et une démocratie en idée, une justice et une démocratie en général, une promesse d’émancipation qui n’émancipe de rien de précis, pour tout le monde certes, mais contre personne, contre des fantômes, des spectres, si on veut. Cette « idée de justice » et cette « promesse émancipatoire » sont aussi vieilles que l’instauration de l’esclavage comme forme de société. Il est un peu tard, à la fin du vingtième siècle, d’en parler comme une nouveauté.
Le mieux, dans ces circonstances, est de réserver aux auteurs du Manifeste le droit spectral de réponse à Derrida, en citant leur réplique aux accusations des idéologues bourgeois de leur époque :
« En outre, il y a des vérités éternelles, telles que la liberté, la justice, etc., qui sont communes à tous les régimes sociaux. Or le communisme abolit les vérités éternelles ; il abolit la religion, la morale, au lieu de leur donner une forme nouvelle. Il fait ainsi obstacle à toute l’évolution historique jusqu’à là connue.
À quoi se réduit cette accusation ? L’histoire de toute la société jusqu’à nos jours s’est déroulée en antagonisme de classes qui ont pris des formes différentes selon les époques.
Pourtant, quelle qu’ait été la forme de ces antagonismes, un fait est commun à tous les siècles passés : l’exploitation d’une partie de la société par l’autre. Ce n’est donc pas un miracle si la conscience de tous les âges, malgré toutes les diversités et toutes les divergences, évolue en revêtant certaines formes communes.[124] »
Ce n’est donc pas un miracle, à l’âge du capitalisme triomphant sur le plan mondial, que Derrida, même sans lecture déconstructioniste de quoi que ce soit, réclame la justice et la démocratie en général – en idée. Ce qui est plutôt miraculeux, c’est qu’après avoir interprété performativement le Manifeste et le Capital, il réussit à ne pas voir que « la justice » et « la démocratie » (qui, à ce titre, n’existent pas plus que « le capital » et « le capitalisme ») ne se réalisent et ne peuvent se réaliser que sous des formes historiquement déterminées, par exemple la démocratie athénienne qui exclut les esclaves de l’espace public, ou la justice bourgeoise d’aujourd’hui qui admet l’exclusion des chômeurs, et que le jour où la justice et la démocratie deviennent, comme le souhaite Derrida, égales pour tous dans tous les domaines de la vie sociale, notamment dans le domaine économique, justice et démocratie cesseront aussitôt de constituer une exigence, un appel, une injonction, même en idée, que ce soit en général ou en particulier, pour les hommes présentement vivants qui en jouiront sans même s’en apercevoir. Lorsque vous mangez comme tout le monde tous les jours de la vache, même folle, vous aurez quelque peine à y voir une exception, ne serait-ce que culturelle.
« Une pensée de l’événement, voilà sans doute ce qui manque le plus à un tel discours.[125] »
Il s’agit d’une critique envers le discours de M. Fukuyama. Comme elle s’adresse aussi au marxisme parce que le marxisme serait aussi un messianisme bien que ce soit un « messianisme sans messianisme », et qu’il lui manque aussi une pensée de l’événement valable, nous l’examinerons. De quoi s’agit-il ? De la contradiction apparemment insurmontable entre le fait d’annoncer la réalisation effective de la démocratie libérale et la persistance de l’idéal démocratique en tant qu’idéal parce que, vu l’imperfection des démocraties libérales existantes, la démocratie libérale serait encore à faire :
« Comme il ne peut nier sans ridicule toutes les violences, les injustices, les manifestations tyranniques ou dictatoriales [...], comme il doit concéder qu’elles font rage dans le monde capitaliste d’une démocratie libérale bien imparfaite, comme ces ‘faits’ contredisent la ‘constatation’ qu’il avait pourtant qualifiée de ‘juste’ (c’est son ‘importante vérité’)[126], Fukuyama n’hésite pas à faire glisser un discours sous un autre. À l’annonce de la ‘bonne nouvelle’ de fait, à son événement effectif, phénoménal, historique et empiriquement constatable, il substitue l’annonce d’une bonne nouvelle idéale, inadéquate à toute empiricité, la bonne nouvelle téléo-eschatologique.[127] »
« Faute de ré-élaborer une pensée de l’événement, Fukuyama oscille confusément entre deux discours inconciliables. Bien qu’il croit à sa réalisation effective (c’est l’ « importante vérité »), Fukuyama n’est pas gêné pour opposer l’idéalité de cet idéal démocrate-libéral à tous les témoignages qui montrent massivement que ni les États-Unis ni la Communauté européenne n’ont atteint la perfection de l’État universel ou la démocratie libérale, et ne l’ont même approchée, si on peut dire, de très loin.[128] »
En clair, cela signifie : si la démocratie existe, elle n’est plus à venir ; si elle est à venir, elle n’existe pas, et tant qu’elle reste à venir, elle ne peut pas exister.
Constatez l’horribilité de la situation où l’on s’enferme : ou bien il n’y a plus lieu d’en parler (étant réalisée, elle cesse d’être une aspiration humaine), ou bien on se condamne à un aimable bavardage de salon sans conséquence sur le cours des événements (l’idéalité de cet idéal restant définitivement idéal). Cette insurmontable contradiction viendrait du fait qu’il manque une « logique du fantôme » qui
« fait signe vers une pensée de l’événement qui excède nécessairement une logique binaire ou dialectique, celle qui distingue ou oppose effectivité (présente, actuelle, empirique, vivante – ou non) et idéalité (non présence-régulatrice ou absolue). Cette logique de l’effectivité paraît d’une pertinence limitée. La limite n’est pas nouvelle, certes, elle se marque depuis toujours aussi bien dans l’idéalisme anti-marxiste que dans la tradition du « matérialisme dialectique ». [...] Elle est rendue plus manifeste aussi par ce qui inscrit la vitesse d’une virtualité irréductible à l’opposition de l’acte et de la puissance dans l’espace de l’événement, dans l’événementialité de l’événement.[129] »
Fukuyama est peut-être binaire dans ses raisonnements, Derrida ne l’est pas moins dans sa critique. Si l’avènement de la démocratie libérale est avérée, elle doit exister, si elle existe, elle doit être ce qu’elle est, donc parfaite. Comme on ne voit nulle part de démocratie libérale parfaite, c’est qu’elle n’existe pas. En logique binaire on dirait : A c’est A, ce qui n’est pas A n’est pas A.
Imaginez l’événement suivant : vous annoncez que vous allez fabriquer une table, une vraie de vraie table qui tienne solidement sur ses pieds. Vous prenez bois, scie, marteau et clous, vous la réalisez. Vous vous apercevez que l’un des pieds est plus court que les autres de cinq millimètres. Si vous vous obstinez à proclamer l’existence de la table, vous n’êtes pas logique avec vous-même puisque la chose que vous avez fabriquée n’est pas une vraie table. Si vous êtes illogique avec vous-même, c’est qu’il vous manque une pensée de l’événement qui vous permette de dépasser
« l’opposition de l’acte et de la puissance dans l’espace de l’événement, dans l’événementialité de l’événement[130] »
car ce qui est propre à l’événement c’est son caractère irréductiblement événementiel, irréductiblement imprévisible, sa « virtualité » irréductible. Ainsi rien ne vous permettait de prévoir l’erreur de mesure ou le malheureux faux geste qui a malencontreusement réduit la longueur d’un des pieds de la soi-disant table des cinq millimètres indus.
Quant à assimiler la dialectique et le « matérialisme dialectique » à une logique de l’effectivité, nous en laisserons volontiers la « responsabilité infinie » à Derrida. Apparemment il s’autorise du mépris qu’il a pour la logique dialectique pour l’assimiler à toutes les sauces qui l’arrangent. Nous nous contenterons de rappeler l’analyse marxiste de la valeur d’usage d’un produit précédemment exposée et les trois niveaux de réalité que nous en avons dégagées. Le lecteur jugera de lui-même dans quelle mesure cette pensée est binaire et s’il lui manque une pensée de l’événement, par exemple : croquera ou ne croquera pas une pomme. Car c’est en croquant la pomme que l’homme réalisera la valeur d’usage pour lui de la pomme. Mais rien ne l’oblige à ne pas s’en passer. Les hommes sont si imprévisibles !
C’est en s’appuyant sur le constat banal qu’il peut toujours exister un écart entre ce que nous projetons de faire et ce que nous arrivons à réaliser que Derrida invente un nouveau concept de démocratie, la démocratie « comme concept d’une promesse » :
« Mais cet échec et cet écart caractérisent aussi, a priori et par définition, toutes les démocraties, y compris les plus vieilles et les plus stables des démocraties dites occidentales. Il y va ici du concept même de démocratie comme concept d’une promesse qui ne peut surgir que dans un tel diastème (écart, échec, inadéquation, disjonction, désajustement, être ‘out of joint’). C’est pourquoi nous proposons de parler de démocratie à venir, non pas de démocratie future, au présent futur, non pas même d’une idée régulatrice, au sens kantien, ou d’une utopie – dans la mesure du moins où leur inaccessibilité garderait encore la forme temporelle d’un présent futur, d’une modalité future du présent vivant.[131] »
Devinez maintenant pourquoi Derrida n’aime pas parler de démocratie future et préfère parler de démocratie à venir ? Mais parce que le mot futur fait trop naturellement référence au mot présent et même au présent d’un être vivant et pensant sans lequel il n’y a ni présent ni futur qui aient un sens. Ce futur-là risque donc de disparaître définitivement avec cet être-vivant-là. En inscrivant l’aspiration démocratique dans un tel contexte, elle risquerait de ne plus être une promesse éternellement valable, elle risquerait de ne plus être absolument elle-même, absolument absolue. C’est seulement en transformant la démocratie en un concept derridien de promesse qu’on peut accéder au monde extraordinaire suivant :
« Attente sans horizon d’attente, attente de ce qu’on n’attend pas encore ou de ce qu’on n’attend plus, hospitalité sans réserve, salut de bienvenue d’avance accordée à la surprise absolue de l’arrivant auquel on ne demandera aucune contrepartie, ni de s’engager selon les contrats domestiques d’aucune puissance d’accueil (famille, État, nation, territoire, sol ou sang, langue, culture en général, humanité même), juste ouverture qui renonce à tout droit de propriété, à tout droit en général, ouverture messianique à ce qui vient, c’est-à-dire à l’événement qu’on ne saurait attendre comme tel, ni donc reconnaître d’avance, à l’événement comme l’étranger même, à celle ou celui pour qui on doit laisser une place vide, toujours, en mémoire de l’espérance – et c’est le lieu même de la spectralité.[132] »
Nous touchons ici le fond de la sagesse derridienne sous sa forme (langagière) la plus vertigineuse. Comme nul ne peut prévoir l’événement, apprenons à l’accueillir, quel qu’il soit, avec chaleur, hospitalité, au nom de l’espérance. Pour ce faire dépouillons-nous de toutes les déterminations historiques qui font de nous les êtres humains que nous sommes présentement : « famille, État, nation, territoire, sol ou sang, langue, culture en général, humanité même ». Dans cet état quasi-bouddhique de non-être et de non-permanence, il ne nous reste plus qu’à « réaliser » le précieux conseil que le Comte de Monte-Cristo donna à Albert Morel, à la fin du célèbre roman d’Alexandre Dumas : « Attendre et espérer. » Attendre n’importe quoi et espérer quoi ? Rien de bien précis, mais espérer quand même.
Que cela ne vous épouvante pas, la sagesse populaire l’enseigne aussi, quoique de manière moins sibylline : nul ne sait de quoi l’avenir est fait, mais tant qu’il y a la vie, il y a de l’espoir. Si vous voulez bien vous en tenir à ça, vous serez d’accord avec Derrida que
« sans cette expérience de l’impossible[133], il vaudrait mieux renoncer à la justice et à l’événement. Ce serait encore plus juste et plus honnête.[134] »
Effectivement, lorsqu’on n’espère plus rien, lorsqu’on a perdu tout espoir comme on dit, la justice et l’événement n’ont plus aucun sens. Heureusement, on peut toujours s’accrocher à un autre adage populaire : « Il ne faut jamais perdre espoir ». Et on n’aura pas tort. Le monde étant tout le temps en mouvement, chaque homme étant toujours et tout le temps, comme dirait Hannah Arendt, un commencement absolu, demain, aujourd’hui, en cet instant même, d’innombrables événements se produisent dont certains nous sauteront peut-être à la gorge (un licenciement par exemple), mais rien n’empêche que parmi ces événements absolument imprévus, imprévisibles, virtuels même dirait Derrida, il n’y en ait pas quelques-uns qui nous apportent quelques raisons provisoires d’espérer. L’effondrement relativement paisible des dictatures totalitaires d’Europe par exemple. Rien qu’en nous tenant à la sagesse populaire, nous pouvons donc continuer d’espérer sans pour cela espérer rien de bien précis. Cela nous éviterait au moins le désagrément d’avoir à nous dépouiller de toutes les déterminations historiques qui font de nous des êtres humains du vingtième siècle, notre famille, notre peuple, notre langue, notre culture en général, notre solitude même, bref notre humanité. Il fut un temps où cette sagesse fut joliment mise en musique et allègrement chantée par Doris Day :
Que sera sera
Whatever will be will be
The future’s not ours to see
Que sera sera
What will be will be
Que dans certains domaines de la connaissance, nous ne soyons pas en mesure actuellement de prévoir la probabilité d’un événement et le moment exact de son avènement, n’a pas de quoi nous étonner. Il en est toujours ainsi depuis toujours. Mais il n’est pas démontré qu’il existe des phénomènes que nous ne puissions jamais ni comprendre ni prévoir, du moins avec un certain coefficient d’incertitude. Tant que ce coefficient d’incertitude se révèle négligeable par rapport aux conséquences prévisibles de notre action sur le monde où nous vivons, nous nous contentons de ce savoir et de cette prévisibilité imparfaites. L’histoire passée et présente de l’humanité nous inciterait plutôt à croire que si le savoir d’un être humain est toujours limité, ne serait-ce que parce qu’il est mortel, il n’y pas de limite à la connaissance que les hommes sont capables d’acquérir à travers les générations, à travers les civilisations. Le développement des sciences physiques a limité de manière considérable, sans toutefois la supprimer, l’imprévisibilité de nombreux événements physiques. Lorsqu’on nous annonce au millième de seconde près qu’une éclipse aura lieu à tel moment et sera visible de tel coin de terre, la probabilité est grande, sans être absolue, qu’il en sera ainsi. Dans le domaine de la biologie, nul n’est en mesure d’annoncer quand exactement on trouvera un remède au Sida. On ne peut même pas affirmer avec certitude qu’on le trouvera un jour. Néanmoins, il n’est ni idiot ni fou d’y croire, de planifier les recherches, et, en fonction de l’état des connaissances qu’on en a actuellement, de prévoir à peu près le moment de cette découverte pour préparer les conditions de sa mise en exploitation, quitte à reconnaître par la suite nos erreurs d’appréciation. Il en va de même du monde humain, bien qu’il soit autrement plus complexe car ce dont il s’agit de comprendre ici, ce sont les motivations et les résultats de l’action simultanée de quelques milliards d’humains. Face à cette situation, on pourrait adopter deux attitudes. La première consisterait à reconnaître les limites de nos connaissances actuelles et à tenter de les faire avancer d’un pas en s’appuyant d’une part sur l’analyse critique des « connaissances » que les hommes passés nous ont léguées et d’autre part sur l’analyse des expériences de notre temps. La seconde consisterait à décréter l’impossibilité une fois pour toute de comprendre quoi que ce soit, ne serait-ce qu’avec un certain coefficient d’incertitude. Cette dernière a l’avantage de nous exonérer d’un labeur difficile, épuisant, infécond peut-être, et de nous autoriser à régler les problèmes par des « injonctions » plus ou moins « magistrales ». C’est apparemment la voie choisie par Derrida. Pourquoi ? Peut-être parce qu’en bon adepte de Freud il a été traumatisé par une erreur d’appréciation ? Il se donne en tout cas la peine de nous laisser une indication :
« (En 1981, alors que j’étais emprisonné à Prague par le pouvoir d’alors, je me disais avec un sentiment naïf de certitude : ‘cette barbarie peut durer des siècles...’). C’est cette événementialité-là qu’il faut penser mais c’est elle qui résiste le mieux à ce qu’on appelle le concept, sinon la pensée. Et on ne la pensera pas tant qu’on se fiera à la simple opposition (idéale, mécanique ou dialectique) de la présence réelle du présent réel ou du présent vivant et de son simulacre fantomatique, à l’opposition de l’effectif (wirklich) et du non effectif, c’est-à-dire aussi tant qu’on se fiera à une temporalité générale ou à une temporalité historique faite d’enchaînement successif de présents identiques à eux-mêmes et d’eux-mêmes contemporains.[135] »
Vous l’aurez compris : aucune philosophie, quelle soit idéaliste, mécaniste ou dialectique, ne pouvait prévoir la libération de Derrida. Pourquoi ? Parce qu’elles établissent toutes l’opposition définitive, insurmontable entre l’effectif et le non effectif. Sur cette base, le prisonnier effectif Derrida, le nez collé sur sa captivité à travers « l’enchaînement successif de présents identiques à eux-mêmes et d’eux-mêmes contemporains » où il se retrouve tout le temps tel qu’en lui-même ses geôliers l’ont fait, c’est-à-dire toujours présentement prisonnier, le prisonnier effectif Derrida ne pouvait penser autre chose que : « cette barbarie peut durer des siècles ». En toute rigueur, il aurait pu dire « toujours ». En tout cas, l’expérience vécue prouve que pareille certitude est fausse. Je ne doute pas que durant « l’enchaînement successif de présents identiques à eux-mêmes et d’eux-mêmes contemporains» qu’il a vécu le temps de son incarcération, Derrida ait été hanté par le spectre de sa libération. Mais jusqu’à preuve du contraire, je douterai que ce spectre fut à l’origine de son effective libération.
Est-ce cette incapacité de prévoir certains événements (car il y a eu, il n’y a pas si longtemps, des événements qui ont été prévus avec une relative certitude, par exemple l’élection d’un candidat RPR au second tour des présidentielles de 1995 en France), qui amène Derrida à se lancer dans le projet titanesque de fonder « une autre pensée de l’historicité » ?
« Un ensemble de transformations de tous ordres (en particulier des mutations techno-scientifique-économico-médiatiques) excèdent aussi bien les données traditionnelles de discours marxiste que celles du discours libéral qui s’oppose à lui.[136] »
Le développement prodigieux des sciences et des techniques, la complexité croissante des relations économiques en cours de mondialisation, la puissance des médias modernes, rendraient sinon caduques, du moins relativement insuffisants, « les philosophies politiques et les concepts courants de la démocratie[137] ». Admettons. Que propose Derrida à la place ?
« C’est là qu’une autre pensée de l’historicité nous appellerait au-delà du concept métaphysique d’histoire et de la fin de l’histoire, qu’il soit dérivé de Hegel ou de Marx.[138] »
Fort bien. En quoi consiste cette « autre pensée de l’historicité », sur quoi se fonde-t-elle ? Elle se fonde, tenez-vous bien, sur le fait que ... Kojève a écrit :
« L’homme post-historique doit...[139] ».
Il doit, donc il faut, et puisqu’il faut, l’avenir existe. Puisque notre homme est post-historique, puisque Kojève dit : il doit, c’est qu’il y a encore de l’avenir après la fin de l’histoire, peu importe de quoi cet avenir est fait :
« Quelle que soit son indétermination, fut-elle celle d’un ‘il faut l’avenir’, il y a de l’avenir et de l’histoire, il y a peut-être même le commencement de l’historicité pour l’Homme post-historique, au-delà de l’homme et au-delà de l’histoire tels qu’ils ont été jusqu’ici représentés. Nous devons insister sur cette imprécision essentielle, une indécision qui reste la marque ultime de l’avenir : quoi qu’il en soit de la modalité et du contenu de ce devoir, de cette nécessité, de cette prescription ou de cette injonction, de ce gage, de cette tâche, donc aussi de cette promesse, de cette promesse nécessaire, il faut ce ‘il faut’ et c’est la loi.[140] »
« Que la promesse soit de ceci ou de cela, qu’elle soit ou non tenue ou qu’elle reste intenable, il y a nécessairement de la promesse et donc de l’historicité comme à-venir. C’est ce que nous surnommons le messianisme sans messianisme.[141] »
Derrida semble ici accepter la possibilité d’une fin de l’histoire et de l’homme, mais il se rattrape : ce ne serait que la fin d’une certaine représentation de l’histoire et de l’homme. Nous en sommes d’accord. Nous pouvons même affirmer que c’est déjà arrivé, et pas qu’une seule fois. Les diverses représentations de l’histoire et de l’homme dorment en foule dans l’ombre douce et consolante de la Bibliothèque Nationale. Cela n’a empêché personne de dormir sur ses deux oreilles. Cela ne nous empêche même pas de continuer à exister comme être humain, comme être historique et même dans les trois formes matérielle, biologique, spirituelle de notre historicité. Nous avons donc quelque difficulté pour comprendre comment, puisque ce qui prend fin, ce sont des représentations de l’histoire et de l’homme et non l’histoire et l’homme historique lui-même, Derrida puisse encore parler de l’Homme post-historique. Mais passons. Imaginons ce moment cauchemardesque de la fin de l’histoire, imaginons la tragédie « shakespearienne » de l’homme post-historique : plus d’historicité, plus d’avenir. Ne vous affolez pas, nous dit Derrida, il suffirait qu’un homme s’avance alors et dise : « il faut » pour que la machine non seulement se remette en marche, mais encore qu’elle franchisse, oserai-je dire ? une ligne nodale, et nous revête d’une nouvelle et extraordinaire historicité qui répondrait à la « loi de la loi » !
« La ‘logique’ de la proposition citée à l’instant[142] pourrait bien répondre d’une loi, la loi de la loi. Cette loi nous signifierait ceci : au même lieu, sur la même limite, là où s’achève l’histoire, là où finit un certain concept déterminé de l’histoire, là précisément l’historicité de l’histoire commence, là enfin elle a la chance de s’annoncer – de se promettre. Là où s’achève l’homme, un certain concept d’homme, là l’humanité pure de l’homme, de l’autre homme et de l’homme comme autre commence ou a enfin la chance de s’annoncer – de se promettre.[143] »
Relisons le texte d’Engels :
« La lutte pour l’existence individuelle cesse. Par là, pour la première fois l’homme se sépare, dans un certain sens, définitivement du règne animal, passe de conditions animales d’existence à des conditions réellement humaines. Le cercle des conditions de vie entourant l’homme, qui jusqu’ici dominait l’homme, passe maintenant sous la domination et le contrôle des hommes qui, pour la première fois, deviennent des maîtres réels et conscients de la nature, parce que et en tant que maître de leur propre vie en société. Les lois de leur propre pratique sociale qui, jusqu’ici, se dressaient devant eux comme des forces naturelles, étrangères et dominatrices, sont dès lors appliquées par les hommes en pleine connaissance de cause, et par là dominées. La vie en société propre aux hommes qui, jusqu’ici, se dressait devant eux comme octroyée par la nature et l’histoire, devient maintenant leur acte propre et libre. Les puissances étrangères objectives qui, jusqu’ici, dominaient l’histoire, passent sous le contrôle des hommes eux-mêmes. Ce n’est qu’à partir de ce moment que les hommes feront eux-mêmes leur histoire en pleine conscience ; ce n’est qu’à partir de ce moment que les causes sociales mises par eux en mouvement auront aussi d’une façon prépondérante, et dans une mesure toujours plus croissante, les effets voulus par eux. C’est le bond de l’humanité du règne de la nécessité dans le règne de la liberté.[144] »
Rapprochons-le de la thèse marxiste archiconnue selon laquelle l’homme n’est que l’ensemble de ses relations sociales et, en tant que tel, son propre produit. À ce titre il ne peut « être » lui-même qu’en tant qu’autre que lui-même, en tant que la totalité des hommes passés et présents qui font qu’il est ce qu’il est aujourd’hui. Et je rappelle l’inadéquation du verbe « être » pour exprimer cette relation dialectique de l’homme singulier à la société, à l’histoire, à lui-même. Peut-être devrions nous dire : l’humain ne se réalise qu’à travers l’homme singulier en tant qu’homme social. C’est dans la mesure où ces relations sociales ne sont pas comprises, dans la mesure où elles ne sont pas librement consenties mais subies, que l’homme devient étranger à lui-même, que l’Autre en lui-même, lui-même comme autre de lui-même, le fameux « Je est un Autre » rimbaldien, apparaît comme un mystère, voire une menace.
Rapprochons ces théories marxistes de l’histoire et de l’homme des promesses derridiennes d’une « autre pensée de l’historicité », de « l’humanité pure de l’homme, de l’autre homme et de l’homme comme autre ». Ne leur trouvez-vous pas un vague air de famille ? Derrida traite de haut, avec condescendance, le marxisme, son « insuffisance », son « mouvement d’exorcisme » et sa soi-disant ontologie. Mais dès qu’il prend le risque de suggérer un contenu à sa propre pensée de l’avenir, il ne fait que remâcher laborieusement des idées que Marx et Engels ont émises voilà plus d’un siècle, avec autrement plus de consistance et de rigueur. Il n’est pas facile d’échapper à son siècle, même quand on prétend parler « au nom de nouvelles Lumières pour le siècle à venir.[145] ».
« L’interprétation performative » de Derrida a néanmoins introduit une différence de taille, heureusement post-historique : chez Engels tout cela découlerait de l’action des hommes, sur terre, dans la banale temporalité des hommes « présentement vivants », et non d’une quelconque injonction, même spectrale, même depuis un temps « out of joint », même de Kojève, même de « la loi de la loi ».
Qu’on la tourne comme on voudra, la nouvelle pensée de « l’événementialité », de « l’historicité », de « l’Homme post-historique », etc. se ramènerait au mieux à ceci : tant qu’il y a la vie, il y a de l’avenir, tant qu’il y a de l’avenir, il y a de l’espoir, et on peut toujours espérer qu’un jour les hommes finiront par vivre de manière vraiment humaine. Celui qui renonce à cet espoir manque de responsabilité. Même si nous avons quelque mal à partager les interprétations performatives de Derrida et les nouvelles pensées déconstructionistes dont il nous gratifie, nous ne pouvons qu’être d’accord avec les conclusions, oserai-je dire, pour ainsi dire, quasi-miraculeuses auxquelles elles aboutissent.
Le monde sans âge dont il s’agit, c’est le nôtre, un monde dont
« La mesure de la mesure nous manque[146] »,
et le tableau que Derrida voudrait nous en donner serait le tableau noir d’un tableau noir. Eh bien, du fond de cette ténébreuse obscurité, quand Derrida veut bien parler du monde réel dans sa matérielle, biologique et humaine réalité, il arrive à parler clair. Il lui arrive même de nous donner une illustration d’une loi de la dialectique qu’il semble par ailleurs traiter avec condescendance sinon avec dédain. Ainsi quand il constate le rôle des médias dans la formation de l’espace public, de l’espace politique.
« La représentativité électorale ou la vie parlementaire n’est pas seulement faussée, comme ce fut toujours le cas, par un grand nombre de mécanismes socio-économiques, mais elle s’exerce de plus en plus mal dans un espace public profondément bouleversé par les appareils techno-télé-médiatiques et par les nouveaux rythmes de l’information et de la communication, par les dispositifs et la vitesse des forces qu’elles représentent mais aussi bien, et par conséquent, par les nouveaux modes d’appropriation qu’elles mettent en oeuvre, par la nouvelle structure de l’événement et de sa spectralité qu’elles produisent [...] Cette transformation n’affecte pas seulement des faits mais le concepts de tels ‘faits’. Le concept même de l’événement. Le rapport entre la délibération et la décision, le fonctionnement même du gouvernement a changé, non seulement dans ses conditions techniques, son temps, son espace et sa vitesse, mais, sans qu’on s’en soit vraiment rendu compte, dans son concept.[147] »
Nous nous permettrons de douter que les médias affectent en quoi que ce soit les faits. Le propre des faits, c’est leur effectivité, leur objectivité, ne serait-ce que comme ayant été. En cela, rien au monde ne pourrait les modifier, les affecter de quelque manière que ce soit. Et la preuve, c’est que lorsque les hommes se donnent la peine de les rechercher, ils les retrouvent tels qu’en eux-mêmes l’éternité, déjà, les a figés. Par exemple, on sait maintenant ce qu’il faut penser des soi-disant charniers d’enfants de Timisoara ou de l’interview en direct de Fidel Castro par PPDA, de la propreté de la Guerre du Golfe, etc. Nous serions même d’accord avec Hannah Arendt pour reconnaître que lorsqu’on a perdu toutes traces matérielles des faits, il ne nous reste plus que le souvenir qu’en gardent les hommes. Mais alors on ne parle plus des faits en tant que tels, mais de la mémoire des faits. Néanmoins, nous sommes d’accord que si les faits sont ce qu’il sont, la présentation (ou la non présentation) et l’interprétation qu’on en donne relèvent des hommes, et qu’à force de mentir (effectivement ou par omission) sur les faits, à inventer des ‘faits’ imaginaires, etc. on arrive à en saturer l’espace public, l’espace politique, le lieu où les hommes débattent entre eux sur l’interprétation à donner aux faits. On arrive ainsi à dévoyer le débat politique en le soumettant à des faits imaginaires ou tronqués, et par là, à vider le débat politique de tout contenu réel, à le changer, comme dirait Derrida, dans son concept même. S’il en est ainsi, ce n’est pas à cause d’un développement prodigieux « des appareils techno-télé-médiatiques » – explication, soi dit en passant, vulgairement matérialiste – , mais c’est essentiellement parce que ces nouveaux moyens d’information et de communication sont en majorité soumis aux intérêts de ceux qui ont intérêt à masquer, tronquer, déformer la présentation des faits, à mentir, en premier lieu donc les intérêts des maîtres du capital. La science et la technique conditionnent l’évolution des sociétés humaines dans ce sens qu’elles tracent les limites réelles de l’action des hommes. Dans ces limites, les hommes en usent selon leurs intérêts. Les « appareils techno-télé-médiatiques » pourraient tout aussi bien servir à embobiner les gens que leur ouvrir les yeux sur l’état du monde, de la société, etc.
Derrida remarque que les nouveaux médias ont déjà eu une influence profonde sur
« la structure topologique de la res publica, de l’espace public et de l’opinion publique[148] »
dès la fin de la Première Guerre Mondiale.
« Or ces transformations s’amplifient démesurément aujourd’hui. Ce processus ne répond d’ailleurs même plus à une amplification, si l’on entend sous ce mot une croissance homogène et continue. Ce qu’on ne mesure plus, c’est le saut qui nous éloigne déjà de ces pouvoirs qui, dans les années 1920, avant la télévision, transformaient profondément l’espace public, affaiblissaient dangereusement l’autorité et la représentativité des élus et réduisaient le champ des discussions et décisions parlementaires. [...] Si dans toutes les démocraties occidentales, on tend à ne plus respecter le politicien professionnel [...] C’est que le politicien devient de plus en plus, voire seulement, un personnage de représentation médiatique au moment même où la transformation de l’espace public, justement par les médias, lui fait perdre l’essentiel du pouvoir et même de la compétence qu’il détenait auparavant des structures de représentation parlementaire, des appareils de parti qui s’y liaient, etc.[149] »
Je souscris entièrement à l’appréciation ci-dessus sur la transformation de l’espace publique. Elle est d’ailleurs partagée par de nombreux intellectuels d’aujourd’hui.
Depuis les pamphlets de Voltaire au moins, depuis les premières gazettes des siècles passés, ce que nous appelons médias contribuent à structurer l’espace public. Si on veut employer le vocabulaire dialectique, on dirait qu’ils sont une des formes de l’espace publique. Notons que les élus sont aussi, entre autres, des médias, puisqu’ils réalisent la médiation entre ce qu’on appelle l’intérêt particulier et l’intérêt général. Élus par une partie du peuple, ils représentent ceux qui l’ont élu, leurs interprétations de l’intérêt général. En leur nom, ils entérinent les décisions censées correspondre à l’intérêt général de la nation, quitte à les justifier auprès de leurs électeurs et à les faire valider au prochain tour des élections. « Une croissance homogène et continue », une croissance quantitative donc, de certains médias a abouti à « un saut » qualitatif qui transforme (crée une forme nouvelle à partir de l’ancienne) l’espace politique. L’ancien média dominant (les élus, les hommes politiques) ne fait pas que céder la première place au nouveau média (la télévision), il perd jusqu’à son âme pour devenir
« une marionnette sur le théâtre de la rhétorique télévisuelle [...] un acteur de télévision[150] ».
Comme on voit, quand Derrida se donne la peine de parler du monde réel, il en parle dialectiquement, c’est-à-dire clairement, et ne court aucun risque d’être mal interprété. Chassez le naturel...
Néanmoins, si cette description du phénomène est dialectique, elle ne l’est que de pure forme et, par conséquent, fort dangereuse. Elle ressemble à s’y méprendre aux discours des idéologues communistes qui s’appuyaient sur un phénomène matériel pour démontrer la nécessité d’une attitude humaine, bref, pour caractériser n’importe qui avec n’importe quoi. Nous n’en faisons certes pas le reproche à Derrida puisqu’il récuse le matérialisme dialectique et ne l’a sans doute mis en oeuvre ici que par mégarde. Mais puisqu’il nous offre gracieusement l’exemple d’un raisonnement formellement dialectique et dangereusement faux – du point de vue dialectique – saisissons l’occasion de voir en quoi il est faux.
Les nouvelles technologies audiovisuelles ont beau s’accumuler dans l’espace public, elles ne sont en fin de compte rien d’autre qu’une masse de ferraille et de plastique. On voit mal comment elles pourraient d’elles-mêmes transformer des hommes en marionnettes. Tant qu’on s’en tient à ce niveau de perception et de description, on pourra faire tous les discours qu’on voudra sur le cyber-space, le cyber-temps, la cyber-économie, la cyber-politique, voire le cyber-homme, on ne fournira aucune clef pour comprendre comment un homme politique en est arrivé à ne plus être qu’
« une marionnette sur le théâtre de la rhétorique télévisuelle [...] un acteur de télévision[151] »
Partant, on n’arrivera jamais à ouvrir des pistes de réflexion pour réduire sinon supprimer cette dérive de l’action politique.
La description précédente est de pure forme parce qu’elle est étriquée, tronquée. Elle oublie que, pour un dialecticien matérialiste :
« Le concret est concret parce qu'il est le rassemblement de multiples déterminations, donc unité de la diversité. [152] »
Il n’est jamais possible de décrire un phénomène dans la totalité de ses relations au monde, parce que le phénomène est dynamique dans un monde mouvant et que notre perception aussi l’est. Il n’est possible que de le cerner au plus près. Cela ne signifie pas qu’on puisse en apprendre quelque chose de valable en le réduisant à une seule détermination. Dans le cas présent, il s’agit de décrire la transformation de l’espace politique, c’est-à-dire la transformation des relations humaines autour d’enjeux politiques, socio-économiques, culturels, etc. Or le seul élément qu’on prend en compte, ce sont les outils, la technique. On fait abstraction des hommes, les vrais acteurs de cette transformation et pour lesquels ces outils sont ce qu’ils sont : des moyens d’action sur d’autres hommes, la médiation matérielle nécessaire à toute action concrète, justement. Ce n’est pas seulement parce que la société a produit en quantité considérable des téléviseurs et autres moyens de communication que ces moyens ont pu transformer les hommes politiques en marionnettes. Pareille description nous ramène aux plus beaux jours du matérialisme mécaniste tant décrié par Marx et Engels. La raison essentielle est ailleurs. Elle réside dans le fait que l’outil « de travail » le plus performant, le plus décisif, pour faire de la politique ne leur appartient pas. Il appartient à d’autres, autrefois à l’État et, depuis les vagues de privatisation, de plus en plus à des particuliers. Dans le cas d’une télévision étatique, la société civile – à condition de s’en donner les moyens – aurait une chance d’avoir son mot à dire sur l’usage de ces moyens et, éventuellement, en faire un moyen de sa propre expression. Dans le cas de l’appropriation privée de cet outil, elle n’a plus qu’à la fermer, puisque, très légalement, tout propriétaire d’un bien en use selon ses intérêts. Lorsqu’un homme politique dispose, du fait de contraintes économiques privées, de trente secondes pour expliquer à des millions d’hommes le sens de ses choix, que voulez-vous qu’il fasse d’autre que lancer un slogan du même acabit qu’une pub pour vanter une marque de lessive, proférer un bon joke, ou susurrer une petite phrase ? Les élections présidentielles américaines nous donnent un avant-goût de ce qui nous attend lorsque les journalistes, les animateurs de télévision et les hommes politiques dépendent pour leur travail, c’est-à-dire pour leur vie matérielle ou leur action politique, des propriétaires de leur ... outil de travail. C’est sur cette base, en tant que médiation matérielle et technique dans les relations humaines, que se déploie l’efficacité supérieure des nouveaux médias car ils contribuent à élargir (ou à rétrécir, pour ce qui concerne le contenu) le champ politique tout en réduisant ou en augmentant les possibilités d’accès aux informations ou à la désinformation, aux débats ou à la mystification, etc. Bien entendu, même sans rêver de description totale, il faut compléter cette description d’une autre détermination essentielle à sa compréhension, et elle est culturelle. Car, pour finir, il s’agit tout de même de sens, dans tous les sens du terme : sensation, sentiment, signification, valeur. Ce sens, l’homme politique est obligé de l’exprimer dans le cadre d’une double contrainte : technique (il faut bien se maquiller pour ne pas paraître cadavérique sous la blanche lumière des projecteurs, etc.) et économique. Dans ce cadre, il délivre son message en recourant aux techniques de communication qui sont efficaces dans sa culture. La plupart du temps, il va prendre des cours dans les officines de « human engineering » ou de pub. Les meilleurs les habillent avec quelques traits typiquement de chez nous : le bon mot, la petite phrase assassine, « la pointe, le mot », ou une citation de Châteaubriand. Heureusement, il y a une limite à ce jeu de rôle, d’aucuns diraient ce jeu de cirque. Un message ne devient message qu’à travers ceux auxquels il s’adresse. La lassitude des Français vis-à-vis de débats auxquels ils ne comprennent rien, vis-à-vis des hommes politiques en qui ils n’ont plus confiance et vis-à-vis d’une « lutte » politique qui aboutit toujours au même résultat, quel que soit le parti gagnant, nous en donne une dangereuse indication.
Derrida dresse alors une liste télégraphique de « dix plaies du ‘nouvel ordre mondial’[153] ». Nous nous réjouissons de l’entendre parler haut et clair, à contre-courant des louanges dithyrambiques de l’économie de marché, de la démocratie, des Droits de l’Homme, etc., à contre-courant de toutes les théories sur la complexité de tout. L’injonction derridienne, en la matière, quelle que soit la promesse qu’elle sous-entend, est saine, tonique, nécessaire. Passant sur le détail, nous souscrivons volontiers à la dénonciation qu’il fait de ce nouvel ordre mondial. Nous noterions simplement que toutes ces plaies ne sont pas liées à une « économie de marché » en général comme se plaisent à remâcher les divers experts en tout domaine, mais, comme dirait Marx, à l’économie de marché sous sa forme capitaliste.
Que dans sa lutte, Derrida privilégie
« une transformation profonde, projetée sur une longue durée, du droit international, de son concept et de son champ d’intervention [...] jusqu’à y inclure [...] le champ économique et social mondial, au-delà de la souveraineté des États...[154] »,
il y a lieu de s’en féliciter.
Engels lui-même nous y invite il y a plus de cent ans déjà :
« Il en va de même du droit: dès que la nouvelle division du travail devient nécessaire et crée les juristes professionnels, s'ouvre à son tour un domaine nouveau, indépendant qui, tout en étant dépendant d'une façon générale de la production et du commerce, n'en possède pas moins lui aussi une capacité particulière de réaction contre ces domaines. Dans un État moderne, non seulement il faut que le droit corresponde à la situation économique générale et soit son expression, mais qu'il soit aussi une expression systématique qui ne se frappe pas elle‑même au visage, du fait de ses contradictions internes. Et le prix de la réussite, c'est que la fidélité du reflet des rapports économiques s'évanouit de plus en plus. Et cela d'autant plus qu'il arrive plus rarement qu'un code soit l’expression brutale, intransigeante, authentique de la domination d'une classe: la chose elle‑même ne serait‑elle pas déjà contre la «notion du droit» ? [155]»
Il est assez clair que le « nouvel ordre mondial » que M. Bush appelait de ses voeux après l’effondrement des ex-pays socialistes, expression un peu brutale sans doute pour une sensibilité française rebelle à tout ordre mais néanmoins d’une grande précision formelle, répond à la nécessité d’une « nouvelle division du travail » sur le plan international.
Dans ce cadre, rien ne nous interdit de réagir selon nos moyens et espérer en cette « capacité particulière de réaction » que mentionnait Engels. Que chacun choisisse le terrain de lutte qui convienne à sa compétence ou à son goût, voire à son intérêt. Aucun des terrains de lutte n’est à négliger.
Nous ne pensons pas qu’une nouvelle et énième théorie du droit international soit d’une importance décisive pour changer le monde. Mais dans la mesure où l’action humaine se déploie toujours dans l’unité de ses trois dimensions matérielle, biologique et spirituelle, quel que soit le terrain de lutte qu’on veut privilégier, cette lutte aura un impact sur l’ensemble de la bataille. Ainsi l’appel de Derrida peut avoir un impact sur le sommeil, la bonne ou la mauvaise conscience des lecteurs, et finalement aboutir à une action qui soit d’un tout autre ordre que l’ordre du droit international. Nous sommes aussi convaincus que lorsque la réalité des relations internationales, dans tous les domaines de la pratique sociale, exigera une transformation de ce droit international, on le transformera. Alors, la réflexion menée par les divers penseurs progressistes sur le droit international ne sera pas de trop.
« Mais sans nécessairement souscrire à tout le discours (d’ailleurs complexe, évolutif, hétérogène) de la tradition marxiste sur l’État et son appropriation par une classe dominante [...], et d’autre part sans soupçonner en elle-même l’idée du juridique, on peut encore s’inspirer de l’« esprit » marxiste pour critiquer la prétendue autonomie du juridique et dénoncer sans relâche l’arraisonnement de fait des autorités internationales par de puissants États-nations, par des concentrations de capital techno-scientifique, de capital symbolique et de capital financier, de capitaux d’État et de capitaux privés.[156] »
Marx et Engels ont été les premiers penseurs à refuser d’expliquer l’existence et la forme des systèmes juridiques réels dans l’histoire des sociétés humaines et l’évolution de ces systèmes à partir d’une idée du droit qui existerait d’elle-même de tout temps. C’est même, comme il l’affirme clairement, à partir d’une critique systématique de la Philosophie du Droit de Hegel que Marx a fondé sa pensée en ce domaine. Rappelons-la brièvement : on ne peut comprendre les institutions juridiques ni par elles-mêmes, ni à partir du développement d’une idée du droit. Elles ne sont que la forme juridique des rapports sociaux de productions, et elles se transforment avec ces rapports. Nous ne discuterons pas ici de ce que serait une interprétation dialectique de cette thèse relative à la dépendance du juridique vis-à-vis de l’économique. Nous nous contenterons de souligner qu’elle implique des conclusions de ce genre : des institutions juridiques internationales comme la Société des Nations, l’ONU, l’OMC sont inconcevables tant que l’activité économique des hommes dans le monde ne s’est pas encore unifiée jusqu’à un certain degré dans un seul et même marché, au point que ce qui se passe ici ou là, dans un pays, ait un impact direct sur le reste de la planète. Une fois ce stade d’évolution atteint, les contradictions économico-sociales, les conflits qu’elles génèrent ont immédiatement une dimension mondiale, et c’est alors qu’elles requièrent un cadre juridique correspondant. On pourrait avoir la curiosité de chercher si par hasard dans les analyses de ces penseurs qui, les premiers, ont annoncé l’inéluctabilité de la mondialisation de l’économie sous sa forme capitaliste, il y a quelque chose qui nous aiderait à comprendre, ne serait-ce qu’en partie, la nature, les fonctions et le fonctionnement réel des actuelles institutions internationales, dans la mesure où malgré toutes les transformations que le monde a connues depuis la mort de Marx et d’Engels, non seulement ce monde demeure dans le cadre du mode de production capitaliste, mais encore la mondialisation de l’économie de marché dans sa forme capitaliste prévue par Marx et Engels, un moment freinée par l’émergence des régimes dits socialistes, se déploie à marche forcée depuis l’effondrement desdits régimes. Tel n’est pas le souci de Derrida. On peut le comprendre. D’une part, après le sort que les partis communistes au pouvoir au 20e siècle ont fait, par leurs interprétations performatives, aux concepts marxistes en ce domaine, les mots de dictature du prolétariat, d’internationalisme prolétarien nous restent en travers de la gorge. D’autre part, Derrida tient à ne pas « soupçonner en elle-même l’idée du juridique » car c’est sans doute à partir d’une certaine idée du droit, « de la loi de la loi », de « l’esprit de l’esprit », etc. qu’il compte réformer le droit international. Si tel est le cas, il faudrait admettre que les institutions internationales sont nées et se sont transformées du développement d’une idée du droit, ce qui n’est pas entièrement faux car tout ce qui concerne le domaine spirituel relève tautologiquement du monde des idées. Mais il faudrait tout de même expliquer pourquoi ces idées-là ne sont nées qu’à un moment déterminé de l’histoire et sous des formes déterminées car, à ce que je sache, elles n’ont pas existé de toute éternité dans toutes les communautés humaines. Il faut aussi expliquer pourquoi elles se laissent si facilement arraisonner par des puissances qui ne sont pas que des idées. Mais les faits sont têtus, et l’arraisonnement de fait des autorités internationales par les puissances capitalistes nous inciterait à accorder quelques crédits à l’analyse marxiste. Derrida dédaigne de traiter le problème et se contente d’affirmer, face à cette problématique, qu’ « on peut encore s’inspirer de l’« esprit » marxiste pour critiquer la prétendue autonomie du juridique » , etc. Bref, il retient la conclusion de l’analyse marxiste tout en rejetant cette analyse. Ce n’est pas un drame. On peut, de la même manière, adopter sans restriction les conclusions que Derrida tire de son analyse de l’état du monde sans souscrire à cette analyse, si analyse il y a, et partager son combat, sur le terrain de lutte qui convient à chacun. En la matière il ne s’agit plus de réflexion mais d’action, et l’unité d’action sur des objectifs particuliers, un nouveau droit international moins soumis au capital par exemple, ne suppose ni ne requiert l’identité d’analyse. D’autant plus qu’il met sa plume magnifique au service du combat, plaisir que nous aimerions partager avec les lecteurs :
« Une ‘nouvelle Internationale’ se cherche à travers ces crises du droit international, elle dénonce déjà les limites d’un discours sur les droits de l’homme qui restera inadéquat, parfois hypocrite, en tout cas formel et inconséquent avec lui-même tant que la loi du marché, la ‘dette extérieure’, l’inégalité du développement techno-scientifique, militaire et économique maintiendront une inégalité effective aussi monstrueuse que celle qui prévaut aujourd’hui plus que jamais dans l’histoire de l’humanité. Car il faut le crier au moment où certains osent néo-évangiliser au nom de l’idéal d’une démocratie libérale enfin parvenue à elle-même comme l’idéal de l’histoire humaine : jamais la violence, l’inégalité, l’exclusion, la famine et donc l’oppression économique n’ont affecté autant d’êtres humains, dans l’histoire de la terre [sic] et de l’humanité. Au lieu de chanter l’avènement de l’idéal de la démocratie libérale et du marché capitaliste dans l’euphorie de la fin de l’histoire, au lieu de célébrer la fin des ‘idéologies’ et la fin des grands discours émancipatoires, ne négligeons jamais cette évidence macroscopique, faite d’innombrables souffrances singulières : aucun progrès ne permet d’ignorer que jamais, en chiffre absolu, jamais autant d’hommes, de femmes et d’enfants n’ont été asservis, affamés ou exterminés sur terre.[157] »
Voilà une injonction qu’un marxiste déclaré, communiste ou non, que tout homme soucieux de liberté, d’égalité, de fraternité, ici et maintenant, accueillerait sans restriction (si, quand même, « l’histoire de la terre » qui n’a rien à voir dans cette histoire, puisque Derrida ne semble pas parler au sens figuré en la mentionnant immédiatement avant l’histoire de l’humanité. À moins qu’on ne soit d’incorrigibles adeptes du matérialiste dialectique et, partant, qu’on considère la vie comme un produit de l’évolution de la matière et l’esprit comme le produit de l’évolution de la vie sur terre ; même dans ce cas, il n’est pas évident qu’on puisse mêler l’histoire de la terre à cette histoire-ci), avec émotion, comme sa propre exigence d’humanité en ce monde-ci, en ce temps-ci.
Cette « nouvelle Internationale », Derrida l’imagine comme
« un lien intempestif et sans statut, sans titre et sans nom, à peine public même s’il n’est pas clandestin, sans contrat, ‘out of joint’, sans coordination, sans parti, sans patrie, sans communauté nationale (Internationale avant, à travers et au-delà de toute détermination nationale), sans co-citoyenneté, sans appartenance commune à une classe[158] »,
comme une alliance qui serait
« une sorte de contre-conjuration dans la critique (théorique et pratique) de l’état du droit international, des concept d’État et de nation, etc. : pour renouveler cette critique et surtout la radicaliser[159] ».
Bref, une alliance des esprits. D’aucuns pourraient la trouver de peu de poids face à la coalition des puissances très matérielles qui arraisonnent actuellement les institutions internationales. Nous nous en garderons. Au cours de ce siècle, en maintes occasions, depuis l’effondrement du monde colonial jusqu’à l’effondrement des régimes totalitaires en Europe de l’Est, plus d’une fois nous avons constaté le bien-fondé de l’affirmation de Marx :
« Sans doute, l'arme de la critique ne peut-elle remplacer la critique des armes, la puissance matérielle ne peut être abattue que par la puissance matérielle, mais la théorie aussi devient une puissance matérielle dès qu'elle s'empare des masses.[160] »
Quant à savoir si une critique si radicale soit-elle du droit international est capable ou non de s’emparer des masses, nous aurons le temps de voir venir. En attendant, nous ne pouvons nous empêcher de voir dans cette alliance un air de famille avec une tradition typiquement française, celle des libres penseurs du siècle des Lumières dont Derrida revendique par ailleurs l’héritage.
Derrida devient carrément émouvant quand il se demande tout haut : mais où sont donc les ténors d’antan du marxisme en ce moment où le monde entier, triomphant, des bien-pensants et des bien-possédants conspirent contre le marxisme. Il entend même par avance résonner dans ses oreilles les cris des anti-marxistes et des marxistes : « Saluer Marx, c’est bien le moment ! » ou bien « Il était bien temps ! » et il réaffirme avec force :
« Ce qui est sûr, c’est que je ne suis pas marxiste.[161] »
Qu’il se rassure. Par les temps qui courent, ce serait pain béni, et pour l’oeuvre de Marx et pour son livre, que pareilles mésaventures lui arrive, éditorialement s’entend.
Derrida nous livre enfin l’héritage marxiste qu’il veut assumer :
« Continuer à s’inspirer d’un certain esprit du marxisme, ce serait être fidèle à ce qui a toujours fait du marxisme en principe et d’abord une critique radicale, à savoir une démarche prête à son autocritique. Cette critique se veut en principe et explicitement ouverte sur sa propre transformation, sa réévaluation et son auto-réinterprétation.[162] »
Nous croyons reconnaître la dialectique matérialiste de Marx et d’Engels. Elle signifie, entre autres : la seule manière de vérifier la validité des idées que vous vous faites sur le monde et son évolution, c’est de les confronter pratiquement au monde réel dans son évolution. Comme ce monde réel est constamment en mouvement, comme il se transforme sans cesse, les idées que vous en avez doivent aussi être constamment réévaluées et le cas échéant transformées, non pas de manière arbitraire et selon vos humeurs du moment, mais à travers les enseignements tirés de cette pratique. Marx l’écrit explicitement dans la deuxième des XI Thèses sur Feuerbach :
« La question de l’attribution à la pensée humaine d’une vérité objective n’est pas une question de théorie, mais une question pratique. C’est dans la pratique que l’homme a à faire la preuve de la vérité, c’est-à-dire de la réalité et de la puissance de sa pensée, la preuve qu’elle est de ce monde. Le débat sur la réalité ou l’irréalité de la pensée isolée de la pratique – est une question purement scolastique.[163] »
On peut difficilement être plus clair. Appliquée aux sciences physiques et, dans une certaine mesure, à la biologie, cette thèse signifie : c’est par l’expérimentation qu’on vérifie la validité d’une théorie. Cette validité n’est d’ailleurs valable que dans le cadre de cette expérimentation, c’est-à-dire en tenant compte des conditions dans lesquelles elle se déroule, ce qu’on a l’habitude d’exprimer sous la formule rituelle : toutes choses étant égales par ailleurs. Dès que les conditions de l’expérimentation changent, par exemple grâce à la création d’instruments de mesure plus puissants, plus précis ou grâce à l’observation de phénomènes nouveaux, la théorie doit être de nouveau réévaluée et le cas échéant, affinée, transformée :
« Notre définition de la vie est naturellement très insuffisante, du fait que, bien loin d’inclure tous les phénomènes vitaux, elle doit au contraire se limiter aux plus généraux et aux plus simples de tous. Toutes les définitions sont scientifiquement de peu de valeur. Pour savoir d’une façon réellement exhaustive ce qu’est la vie, il faudrait que nous parcourions toutes les formes sous lesquelles elle se manifeste, de la plus basse à la plus élevée. Cependant, pour l’usage courant, de telles définitions sont très commodes et il est parfois difficile de s’en passer ; elles ne seraient non plus être préjudiciables, pourvu qu’on n’oublie pas leur lacune inévitables.[164] »
Dans le domaine social, le problème se complique quelque peu. D’une part il n’est jamais possible de recréer les conditions d’une expérimentation. D’autre part, l’efficacité d’une idée dépend aussi de l’adhésion, de l’opposition ou de l’indifférence des hommes vis-à-vis de cette idée. Néanmoins, c’est toujours la pratique qui détermine en fin de compte la validité des idées qu’on se fait sur le monde et son évolution. Ainsi, c’est la pratique qui a finalement sanctionné la vérité relative puis la nullité de « l’interprétation performative » du marxisme, du monde et de son évolution par les partis communistes au pouvoir au 20e siècle. C’est justement parce que Marx se réclame du matérialisme et de la dialectique, et qu’en tant que tel il ne croit ni à l’immuabilité du monde, ni aux vérités éternelles que sa critique
« se veut en principe et explicitement ouverte sur sa propre transformation, sa réévaluation et son auto-réinterprétation[165] »
à condition que cette transformation, cette réévaluation et cette auto-réinterprétation résultent non d’une danse si gracieuse, si légère, si spectrale soit-elle, des mots, mais d’une confrontation pratique avec le monde réel, confrontation qui peut être directe à travers l’action révolutionnaire, ou indirecte à travers l’étude des faits.
Mais voilà que Derrida nous apprend que
« Cet esprit, nous le distinguerons d’autres esprits du marxisme, ceux qui le rivent au corps d’une doctrine marxiste, de sa prétendue totalité systémique, métaphysique ou ontologique (notamment à la ‘méthode dialectique’, ou à la ‘dialectique matérialiste’)...[166] »
Ce qui l’intéresse donc, ce n’est pas ce qui distingue réellement le marxisme des autres pensées, mais ce qu’il
« hérite d’un esprit des Lumières auquel il ne faut pas renoncer.[167] »
Merci pour les Lumières. À ma connaissance, elles ne sont menacées par aucune « conjuration » sérieuse depuis deux siècles. Nous ne saurons jamais de quel esprit des Lumières il s’agit. Comme le dirait Derrida, il y en plus d’un. Derrida ne nous en dira pas un traître mot. Mais nous pouvons sans peine suggérer que s’il ne s’agit que de critique radicale, on peut remonter encore plus loin, jusqu’à Descartes, le penseur qui a érigé le doute, et d’abord le doute vis-à-vis de ses propres certitudes, en principe de pensée. Voilà donc ce certain spectre de Marx, car « il y en a plus d’un » affirme Derrida, qui nous hante depuis près de cent cinquante pages, qui se réduit en définitive, du moins à travers notre interprétation performative du verbe derridien, au spectre incertain de Descartes dans la spectralité confusément confuse des Lumières.
« Car la déconstruction de l’ontologie marxiste, disons-le en ‘bon marxiste’, ne s’en prend pas seulement à une couche théorico-spéculative du corpus marxiste mais à tout ce qui l’articule à l’histoire la plus concrète des appareils et des stratégies du mouvement ouvrier mondial. Et cette déconstruction n’est pas, en dernière analyse, une procédure méthodique ou théorique[168] ».
En « bon marxiste », c’est-à-dire en adepte du matérialisme dialectique, nous dirions que Derrida se donne vraiment beaucoup de peine pour rien. La « déconstruction » en question a réellement eu lieu il y a quelques années déjà, notamment lors de l’effondrement du mur de Berlin, et il n’y a rien dans ce processus réel qui peut nous donner à penser qu’elle fut le résultat d’une quelconque déconstruction sur le papier, même si Derrida nous signale que pour certains philosophes de l’ex-URSS la meilleure traduction du mot « pérestroïka » serait « déconstruction ». Et comme nous sommes tout à fait d’accord avec lui pour reconnaître que la déconstruction derridienne n’est en dernière analyse, voire au premier coup d’oeil, ni une procédure méthodique, ni une théorie, nous avons une raison supplémentaire pour penser qu’elle ne s’est pas emparée des masses qui ont mis fin aux régimes totalitaires d’Europe de l’Est.
Mais l’ambition de Derrida est autrement plus vaste. S’interdisant d’être « anti-scientifique[169] », ce dont se sont vantés presque tous les marxistes et tous les appareils communistes sans exception, Derrida veut radicaliser le marxisme en procédant
« de façon hyper-critique, oserai-je dire déconstructrice, au nom de nouvelles Lumières pour le siècle à venir.[170] »
Pas moins. Marx n’était que critique, même si sa critique était radicale. Avec le matérialisme dialectique et le matérialisme historique il apportait quelques lumières sur le capitalisme, l’économie de marché dans la forme capitaliste de son temps, et une certaine vision de l’histoire de l’évolution des sociétés humaines. Derrida se veut hyper-critique et penser au nom de nouvelles Lumières pour le siècle à venir. Dans un sens c’est moins ardu. Personne ne sachant de quoi est fait l’avenir, on peut toujours parler en son nom, surtout si l’on prend bien soin de se nimber auparavant des Lumières.
Il est un autre (?) esprit du marxisme dont Derrida veut assumer l’héritage :
« Or s’il est un esprit du marxisme auquel je ne serai jamais prêt à renoncer, ce n’est pas seulement l’idée critique ou la posture questionnante (une déconstruction conséquente doit y tenir même si elle apprend aussi que la question n’est ni le dernier ni le premier mot). C’est plutôt une certaine affirmation émancipatoire et messianique, une certaine expérience de la promesse qu’on peut tenter de libérer de toute dogmatique et même de toute détermination métaphysico-religieuse, de tout messianisme.[171] »
Que les écrits marxistes trouvent en Derrida une résonance messianique n’a rien d’étonnant : il appartient à une civilisation peu avare de promesses messianiques. Cette propriété semble être une spécialité des civilisations imprégnées par les trois religions issues du Livre. Les Grecs et les Romains de l’antiquité semblaient peu obsédés par les promesses messianiques. Le messianisme semble être la dernière des préoccupations dans d’autres systèmes de pensées comme le confucianisme, le bouddhisme ou le taoïsme. Ce qui semble gêner Derrida le scientifique dans les messianismes passés, c’est leur caractère religieux. Mais la culture européenne est aussi riche en messianismes athées. Il y en a plus d’un chez les penseurs des Lumières. Derrida, s’il en veut, n’aurait que l’embarras du choix. Mais telle n’est pas son aspiration, même s’il veut rester fidèle à un certain esprit des Lumières. C’est que, oserai-je avancer cette hypothèse, ces messianismes athées étaient encore trop imprégnés de religion, de messianisme en quelque sorte. Remplacer Dieu par La Raison, La Justice, Le Progrès ou Le Bon Sauvage, ne nous mène pas à autre chose que remplacer un mot par un autre, une idée pure par une autre, une puissance extra-humaine par une autre. Bien sûr, Raison, Justice, Progrès relèvent directement de l’homme, mais ils en relèveraient en tant qu’attributs de l’homme en général, de l’Homme pour ainsi dire et, à ce titre, encore hors des individus réels, concrets que nous sommes. Que serait dès lors le messianisme sans messianisme qui caractérise la promesse marxiste ? Une promesse émancipatrice qui ne prendrait sa source ni dans la volonté d’un être divin, ni dans l’autoréalisation d’une idée, mais uniquement dans les aspirations, les actions des hommes réels, historiques et historiquement déterminés. C’est très exactement ce que Marx déclare et réclame, comme ce qui est spécifique de sa pensée et de celle d’Engels, dans ses XI Thèses sur Feuerbach et tout particulièrement dans la onzième :
« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c’est de le transformer.[172] »
Chez Marx, puisqu’il s’agit de transformer le monde, la promesse émancipatrice provient des hommes « présentement vivants », elle n’existe que par et pour des hommes réels, présents, vivant dans des conditions historiques déterminées et l’émancipation qu’elle promet – et pour nous émanciper un bref instant de la gangue de la langue dont nous avons hérité, nous dirions : l’émancipation qu’ils se promettent –, c’est leur émancipation vis-à-vis des oppressions réelles, présentes qui pèsent sur leur vie. Comme Derrida récuse dédaigneusement le matérialisme dialectique, il ne lui reste plus qu’à vider la promesse marxiste de son contenu pour n’en garder que la forme : un messianisme sans messianisme. Son émancipation est une émancipation qui émancipe de tout en général, c’est-à-dire de rien en particulier. Il n’est donc pas extraordinaire qu’elle s’énonce « au nom de nouvelles Lumières pour le siècle à venir ». Mais dira-t-on, les hommes n’ont-ils pas de tout temps eu l’intuition même de l’émancipation en tant que telle, peu importe les formes historiques dans lesquelles ils se l’imaginaient ? Il ne serait donc pas injustifié de parler d’une aspiration à s’émanciper en général. La querelle est vieille de plus d’un siècle et demi, Marx l’a réglée en son temps, comme nous l’avons montré, dans le Manifeste du parti communiste. Dans la mesure où, jusqu’à maintenant, la majorité des hommes a toujours vécu sous l’oppression, il est naturel que quelle que soit la forme particulière de cette oppression pour une époque donnée, et partant la forme d’émancipation qui s’oppose à elle, ces formes d’oppression partagent un fond commun qu’on désigne justement par le mot « oppression » libéré de toute détermination historique. Cela ne signifie nullement d’une part qu’une forme particulière de l’oppression soit éternelle, ni d’autre part que l’oppression soit inhérente en tant que telle à la condition humaine. Le messianisme marxiste, si messianisme il y a, réside en ceci : les hommes créeront eux-mêmes un jour des conditions d’existence telles que l’oppression des uns par les autres cesse d’être une nécessité pour leur survie et leur bonheur. Il est anti-messianique en ce sens précis : il conçoit cette émancipation de manière concrète comme une suite d’émancipations réelles dans des formes historiquement déterminées, en relation avec un degré déterminé du développement des forces productives et partant des formes de sociétés. Ainsi, la dépendance des hommes vis-à-vis de la nature se résout par le développement des sciences et des techniques dans le cadre du développement des sociétés humaines qu’elles conditionnent. Ces développements modifient sans cesse les formes dans lesquelles s’exprime l’unité contradictoire entre l’homme et la nature, l’individu et la société. Les mouvements écologiques contemporains en donnent une illustration. Leur forme mondiale est directement liée d’une part à la puissance, l’impact effectifs sur un plan mondial de la mise en oeuvre des nouvelles technologies sur l’environnement et d’autre part à la mondialisation de l’économie capitaliste et de tout ce qui s’en suit. L’oppression des hommes entre eux se développent et se transforment sur la base de cette dépendance naturelle. Si les hommes pouvaient vivre sans nourritures, vêtements, abris, etc., en purs esprits donc, l’oppression, de même que l’émancipation, se réduiraient vite à une aimable et paisible joute oratoire entre les esprits, ou à la solitude insondable de l’esprit de l’esprit. Ce n’est donc que lorsque les hommes auront créé des conditions matérielles suffisantes pour se libérer de leur dépendance de la nature que la question de la suppression définitive de toutes formes d’oppression se pose. Marx et Engels croyaient imminent l’avènement de cette libération. Ils s’étaient trompés. Leur erreur d’appréciation révèle leur grandeur d’âme : ils vivaient, pensaient, luttaient aussi, et surtout, pour les hommes de leur temps.
« La déconstruction n’a jamais eu de sens et d’intérêt, à mes yeux du moins, que comme une radicalisation, c’est-à-dire aussi dans la tradition d’un certain marxisme, dans un certain esprit du marxisme.[173] »
La radicalité de la critique marxiste consistait à ramener tous les problèmes, toutes les aspirations, toutes les idées à leur dimension humaine, très précisément aux hommes présents, vivants, réels, historiques :
« Être radical, c’est prendre les choses à la racine. Mais la racine pour l’homme, c’est l’homme lui-même.[174] »
La radicalisation de Derrida consiste à les renvoyer dans un au-delà inaccessible, dans le temps hors du temps.
« Mais une radicalisation est toujours endettée auprès de cela même qu’elle radicalise[175] »
En termes moins modernistes, nous dirions, comme Spinoza : « Toute détermination est négation. », et pour parler comme Marx et Engels, nous dirions qu’il s’agit de la négation de la négation, à ceci près qu’à travers la négation derridienne il ne reste plus grand grand-chose de la pensée de Marx, sinon une vague promesse d’émancipation qui n’émancipe de rien du tout, une dette somme toute légère, spectrale, oserai-je dire.
Nous allons assister dans ce chapitre à une séance de psychanalyse de haute volée. Allongé sur le divan, anxieux, angoissé, terrorisé même, le malade : Karl Marx. Face à lui, le docteur expert en spectralité déconstructioniste : Jacques Derrida. La maladie : la hantise des spectres. Les symptômes : une fuite éperdue dans l’ontologique qui s’est traduite dès la déclaration du mal par un choc traumatisant, le « coup » marxiste :
« Le coup marxiste, c’est aussi bien, sous une forme parfois messianique ou eschatologique, l’unité projetée d’une pensée et d’un mouvement ouvrier que du monde totalitaire (nazisme et fascisme compris, adversaires inséparables du totalitarisme stalinien)[176] »
Comme quoi, Derrida n’y va pas de main morte. Voilà Marx responsable de pas mal de cadavres de ceux qui ne sont pas encore vivants de son vivant, sans compter que le coup marxiste accumule et rassemble sous son nom, quoique de manière énigmatique, les coups portés à l’homme par Freud (la dépendance vis-à-vis de l’inconscient, du subconscient), par Darwin (la descendance de l’animal) et par la physique moderne (le système solaire cesse d’être le centre de l’univers). Ne demandez pas à Derrida comment, dans sa logique, ce fourre-tout s’articule. Ce serait inconvenant.
Voyons maintenant l’analyse du docteur Derrida.
Derrida constate que Marx parle abondamment de fantômes dans l’un des chapitres du livre qu’il a écrit en commun avec Engels, L’Idéologie allemande, le chapitre où il traite justement des fantômes de Max Stirner pour s’en moquer. Derrida en tire une conclusion évidente, pour lui au moins : pour qu’un homme parle tant de fantômes, il faudrait qu’il en soit lui-même hanté :
« Les spectres de Marx, ce sont aussi les siens. Ce sont peut-être d’abord les fantômes qui l’ont habité, les revenants dont Marx aura été occupé lui-même et dont il aura voulu d’avance faire sa chose ;[177] ».
La virulence, l’acharnement même que Marx met à disperser les fantômes de Stirner prouverait, s’il en était besoin, sa volonté, son désir intime de se libérer de tous les fantômes, notamment les siens, de se libérer de sa terreur des fantômes. Comment y est-il arrivé ?
« Comment l’a-t-il lié[178], finalement, à travers tant d’hésitations, de tensions, de contradictions, à une ontologie ?[179] »
Derrida ne nous donne pas l’analyse détaillée de ce processus, mais il nous livre la recette finale de Marx : en donnant une figure manifeste au fantôme, celle du mouvement ouvrier de son époque, le parti communiste :
« Le parti communiste universel, l’Internationale communiste sera, disait le Manifeste, l’incarnation finale, la présence réelle du spectre, donc la fin du spectral.[180] »
Donc, il ne faut pas prendre Marx au mot, il ne faut pas croire aveuglément à ce qu’il dit de lui-même : sa pensée comme toute pensée porte la marque de l’histoire, elle serait inimaginable sans l’existence du prolétariat, elle n’est que la pensée du prolétariat de son époque. Comme Marx sait fort bien qu’il n’est pas lui-même un prolétaire, il explique par ailleurs comment, dans les périodes de crises, certains membres des classes dominantes arrivent par leur lucidité à comprendre et épouser les points de vue de la classe révolutionnaire porteuse de l’avenir, ainsi des aristocrates qui ont rallié la cause de la révolution bourgeoise. Il explique aussi comment, à l’inverse, dans des périodes plus calme, celle du consensus flou et mou que nous avons connu ces dernières années en France par exemple, les classes dominées acceptent d’elles-mêmes les points de vue de la classe dominante. Non, il ne faudrait pas prendre tous ces discours au sérieux, ils ne servent qu’à masquer sous une forme rationnelle la terreur abyssale, intime, inavouable de Marx pour ses propres fantômes, ses propres idées :
« Car il faut y venir enfin, le revenant fut la persécution de Marx. Comme celle de Stirner. Ils n’ont cessé, tous les deux, de persécuter, ce qui est fort compréhensible, leur persécuteur, leur propre persécuteur, leur étranger le plus intime.[181] »
« Faire peur, se faire peur. Peur aux ennemis du Manifeste, mais peut-être à Marx et aux marxistes eux-mêmes. Car on pourrait être tenté d’expliquer tout l’héritage totalitaire de la pensée de Marx, mais aussi tous les autres totalitarismes qui n’en furent pas contemporains par hasard ou par juxtaposition mécanique, comme une réaction de peur panique devant le fantôme en général. Au fantôme que le communisme représentait pour les États capitalistes (monarchiques, impériaux et républicains) de la vieille Europe en général a répondu une guerre apeurée et sans merci au cours de laquelle seuls ont pu se constituer, durcis jusqu’à la monstruosité d’une rigueur cadavérique, le léninisme puis le totalitarisme stalinien. Mais l’ontologie marxiste se battant aussi contre le fantôme en général, au nom de la présence vivante comme effectivité matérielle, tout le processus « marxiste » de la société totalitaire répondait aussi à la même panique. [...] C’est comme si Marx et le marxisme s’étaient enfuis eux-mêmes, comme s’ils s’étaient fait peur à eux-mêmes. [...] comme s’ils avaient eu peur de quelqu’un en eux.[182] »
Le diagnostic est sans équivoque, implacable : Marx a peur du spectre du communisme qui hante son esprit parce qu’il a une peur panique du fantôme en général, alors il a tenté d’exorciser son obsession en réincarnant le fantôme dans le mouvement ouvrier, en le ligotant par-dessus le marché dans des organisations réelles, le parti communiste, l’Internationale. Mais c’est chose vaine. Par nature, le fantôme ne se laisse pas enfermer. Cette erreur, la tentation de l’ontologique, condamne Marx et les marxistes à s’enferrer sans fin et toujours davantage dans un système totalitaire. Il en va de même des autres tentatives totalitaires du vingtième siècle. C’est ainsi que Derrida nous livre la clé ultime pour comprendre les convulsions de l’histoire du vingtième siècle (et même d’une partie du 19e siècle), tout en la limitant éventuellement à la politique européenne :
« En un mot, toute l’histoire de la politique européenne au moins, et depuis Marx au moins, serait celle d’une guerre impitoyable entre des camps solidaires et également terrorisés par le fantôme, le fantôme de l’autre et son propre fantôme comme fantôme de l’autre.[183] »
En un mot, si l’on doit prendre Derrida au mot, libérez les hommes de la terreur du fantôme et nous réaliserons la paix éternelle sur terre ! Si le « traumatisme » spectral des hommes eût été moins profond, le monde aurait changé de face. Ah ! l’éternelle et irrésistible séduction du nez de Cléopâtre !
Il n’est même pas venu à l’idée de Derrida que les régimes communistes du 20e siècle, dans la mesure où ils se sont édifiés en réaction contre la répression exercée par, osons le mot, les dictatures bourgeoises, coloniales ou impérialistes, en ont dès le départ épousé les formes violentes, oppressives, sanglantes même, car ces formes de répression n’avaient rien de spectral ou de fantomatique. Il n’est même pas venu à l’idée de Derrida que dans cette confrontation sans merci, étant donné le déséquilibre accablant des forces en présence, la seule force du faible, c’est le nombre et l’organisation dans ses formes les plus élémentaires, les plus brutales, les plus implacables, l’organisation clandestine, militaire et pour finir totalitaire. Je ne dis pas que ce fut une inéluctable nécessité, car s’il en était ainsi, il n’y aurait aucun sens de discuter de responsabilité, je dis que la question mérite d’être posée et étudiée, surtout maintenant que la majorité de ces régimes ont implosé, se sont effondrés à travers ce qu’on pourrait qualifier de révolution la plus pacifique dans l’histoire de l’humanité. La ficelle est si grosse que même Derrida, à sa manière spectrale, ne peut s’empêcher de l’entrevoir :
« Voici notre hypothèse : bien au-delà d’un ‘dix-huit Brumaire’, cela n’a jamais cessé d’arriver à ce qu’on appelle le marxisme. Loin de le protéger du pire, ce retour de conjuration, cette contre-conjuration l’y aura plus sûrement précipité.[184] »
Nous sommes d’accord. Pas au sens spectral derridien. Dans un sens bassement matérialiste, nous parierons même que tous ceux qui, à travers le monde et tout au long du 20e siècle, ont eu à connaître, dans les bagnes et sous la torture, les effets rien moins que spectraux de la conjuration, ceux-là ont trouvé normal de s’y opposer dans les mêmes termes. La forme qu’à prise, au départ, le mouvement communiste du 20e siècle, à notre avis non performatif, a correspondu dans une certaine mesure au traitement que ses adversaires non spectraux lui ont fait subir : clandestinité, violence, etc. C’est, dira-t-on sans rire, la négation de la négation. Marx et Engels, comme Lénine d’ailleurs, n’ont jamais exclu a priori, dans l’absolu, d’un point de vue purement théorique, la possibilité d’une révolution non violente. Mais c’étaient tous des hommes d’action, et en cela des adeptes des XI Thèses sur Feuerbach. Face à la réalité des actions et des réactions de la classe dominante de leur époque, ils excluaient cette possibilité en leur temps. De même, De Gaulle n’était pas allé à Baden Baden en 1968 pour chercher l’appui de Massu contre le fantôme du communisme, mais bien pour contenir éventuellement l’action très réelle des millions de travailleurs grévistes dans les entreprises et des étudiants dans les facultés et dans les rues. De même, les communistes se sont donnés les moyens de résister, non contre un quelconque fantôme, ils avaient d’autres cauchemars en tête, mais bien contre la répression qui menaçait leurs vies, en forgeant les appareils propres à les en protéger : clandestins, disciplinés, exerçant la violence sans plus d’état d’âme que leurs adversaires. Que cette lutte ait abouti à l’instauration, au départ, de pouvoirs dictatoriaux, n’est pas pour nous surprendre. Néanmoins, que les communistes aient créé des systèmes totalitaires, après avoir conquis et consolidé leur pouvoir, voilà un phénomène qui, à notre avis, ne relève plus de la seule réaction contre les menaces exercées par les pays capitalistes à leur égard. C’est un problème toujours d’actualité de nos jours, qu’il faudra essayer d’analyser et de comprendre. Hannah Arendt nous en donne une superbe analyse. Bien qu’elle explique en final le phénomène par la séduction de la « logique d’une idée », fidèle en cela à une longue tradition idéaliste, elle se donne la peine d’analyser aussi les conditions socio-économiques dans lesquelles cette séduction exerce son charme. Mais ce n’est pas le lieu ici de discuter sa pensée. Nous nous contenterons de dire que si le marxisme conservait une valeur pour la compréhension de l’histoire contemporaine, il devrait aussi permettre non seulement d’en rendre compte, ce serait trop facile après coup, mais encore de prévoir cette possibilité. Marx avait d’ailleurs pressenti, nous le verrons plus tard, dès les Manuscrits de 1844, la possibilité d’une conception grossière du communisme qui, dans quelques aspects fondamentaux, ressemble étrangement au socialisme réel que les hommes ont instauré au vingtième siècle.
En bon psychanalyste, Derrida va chercher ses arguments aussi loin que possible dans l’enfance du malade, dans une dédicace que « le très jeune Marx[185] », celui d’avant les XI Thèses sur Feuerbach, a adressé à son futur beau-père (?) Ludwig von Wesphalen, où il se présente lui-même comme fils, introduisant ainsi la figure freudienne du Père :
« car c’est toujours le père, le secret d’un père qu’un enfant effrayé appelle au secours contre le spectre [...] quelqu’un devant qui ‘comparaissent tous les esprits du monde[186]’...[187] »
On a de la peine à imaginer justification plus frivole dans un sujet comme celui-ci, surtout quand l’auteur prétend jeter les fondements d’une nouvelle Internationale.
Et de citer Marx à l’appui :
« Les hommes font leur propre histoire (ihr eigenen Geschichte) mais ils ne la font pas de leur propre mouvement (aus freien Stücken), ni dans des conditions choisies par eux seuls, mais bien dans des conditions qu’ils trouvent, celles qui leur sont données et transmises (überlieferten Umständen). La tradition de toutes les générations mortes (aller toten Geschlechter) pèse (lastet) d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants [Marx dit ‘lastet wie ein Alp’, c’est-à-dire ‘pèse à la manière d’un fantôme’, un de ses êtres spectraux qui donnent des cauchemars...][188] »
Libre à Derrida de trouver cauchemardesque cette particularité des hommes de bénéficier des idées justes ou fausses de leurs prédécesseurs. J’en connais une foule que cet héritage n’empêche guère de dormir. Car les hommes ne font pas que l’histoire dans ces conditions. Ils font quasiment tout dans les mêmes conditions, ne serait-ce que lorsqu’ils mangent leurs steacks avec des couteaux et des fourchettes. Ainsi les fantômes de Pythagore, d’Archimède et d’Euclide pèsent-ils très lourds dans le cerveau de nos enfants quand ils préparent le bac. Ils ne semblent guère s’en soucier, ce qui les tracasse plutôt, c’est de savoir s’il vont ou non trouver du travail à la fin de leurs études.
Mais Derrida se rattrape vite. Si cette présence du fantôme est angoissante, c’est qu’elle ne se contente pas de « peser à la manière des fantômes », car
« Peser (lasten) c’est aussi charger, taxer, imposer, endetter, accuser, assigner, enjoindre. Et plus il y a de vie, plus s’aggrave le spectre de l’autre, plus il alourdit son imposition.[189] »
Diable ! Voilà qui mérite considération. Avis à ceux qui ne connaissent pas l’allemand : il y va de la bourse ! Il y va du tribunal !
L’affaire devient franchement angoissante lorsque l’assimilation des « esprits du passé » nous amène à
« une appropriation si vivante, si intériorisante, si assimilante de l’héritage et des ‘esprits du passé’ qu’elle n’est autre que la vie de l’oubli, la vie comme l’oubli même. Et l’oubli maternel pour faire vivre en soi l’esprit.[190] »
Quand on se rappelle le cri douloureux de Camus : « Entre la justice et ma mère, je choisis ma mère[191] », on mesure l’ampleur du drame et la profondeur du traumatisme.
Derrida cite alors le Dix-huit Brumaire... de Marx :
« C’est ainsi que Luther prit le masque de l’apôtre Jean, que la révolution de 1789 à 1814 se drapa successivement dans le costume de la République romaine, puis dans celle de l’empire romain, et que la révolution de 1848 ne sut rien faire de mieux que de parodier (parodieren) tantôt 1789, tantôt la tradition révolutionnaire de 1793 à 1795. C’est ainsi que le débutant qui apprend une nouvelle langue la retraduit toujours dans sa langue maternelle, mais il ne réussit à s’assimiler [à s’approprier : hat er sich nur en geeignet] l’esprit de cette nouvelle langue et à s’en servir [à y reproduire : in ihr reprozieren] librement quand il arrive à se mouvoir en elle sans se rappeler sa langue maternelle, et qu’il parvient même à oublier cette dernière.[192] »
« Et si l’oubli correspond au moment de l’appropriation vivante, Marx ne la valorise pourtant pas aussi simplement qu’on pourrait le croire. Les choses sont très compliquées. On doit oublier le spectre et la parodie, semble dire Marx, pour que l’histoire continue. [...] mais il faut se le rappeler en l’oubliant assez, dans cette mémoire même, pour ‘retrouver l’esprit de la révolution sans faire revenir son spectre’[193] ».
Pour faire dire à Marx, même avec la prudence d’un « semble dire », que l’histoire s’arrêterait si on n’arrivait pas à oublier le spectre et la parodie, il faut avoir l’aplomb magistral de Derrida. Mais qu’importe, l’essentiel n’est-il pas de nous ramener en pleine spectralité derridienne.
L’analogie de Marx est boiteuse comme toute analogie. Il est permis de la comprendre autrement. Lorsqu’on affronte un phénomène nouveau, absolument neuf ou qu’on n’a pas compris, souvent les mots, les concepts nous manquent pour en parler. On se débrouille alors avec les moyens du bord, avec le langage dont on dispose. Ce n’est que peu à peu, en pratiquant le nouveau (encore les XI Thèses sur Feuerbach) qu’on apprend à le connaître, à le comprendre, à en parler correctement, et le cas échéant, à créer le langage adéquat pour en parler.
Il en est ainsi non seulement des phénomènes sociaux, mais aussi des phénomènes physiques. Engels en a donné une belle illustration dans Dialectique de la Nature en analysant l’évolution de la notion floue de Force vers le concept plus précis d’Énergie. Il ne s’agit en aucun cas d’une incarnation du passé, même sous la forme d’une « reviviscence régénérante du passé » et encore moins d’une quelconque appropriation du passé. Pour rester plus terre à terre, rappelons-nous l’histoire du phlogistique, l’âme du feu. C’est bien un spectre qui a longtemps hanté le cerveau des chercheurs qui voulaient percer le mystère de la combustion. Cette quête révolutionnaire trouve sa conclusion pratique dans la découverte par Lavoisier du phénomène de la combustion. Ce qui permet d’abandonner une fois pour toute le phlogistique en tant que concept scientifique, mais pas en tant que curiosité conceptuelle dans une histoire de la pensée scientifique, car il n’y a pas lieu de mépriser ou d’oublier la passion, l’esprit de tous ceux qui, par leurs recherches, leurs questions, leur réflexions, par leurs erreurs mêmes, ont contribué à faire avancer la connaissance humaine sur ce sujet. Marx en donne maints exemples dans les appréciations qu’il porte sur les découvertes successives de ses prédécesseurs à propos de la valeur d’échange des marchandises, d’Aristote à Ricardo.
L’analogie est néanmoins boiteuse sur un point crucial : on n’apprend pas une langue comme on apprend l’histoire des sociétés. L’histoire des sociétés se rapporte à des faits passés. On peut les interpréter comme on veut, on ne peut les modifier. Dans la mesure où on les interprète, on se tient à distance d’eux. Le rapport de l’homme aux faits passés est un rapport « d’extériorité ». En cela, il permet l’attitude objective, l’objectivité des faits. Il en va tout autrement de l’apprentissage d’une langue : on ne l’acquiert que par la pratique, en la parlant, en l’écrivant, en pensant à travers elle, en devenant elle. On n’y parvient qu’en se changeant, en devenant autre que soi-même à travers les autres, tous les autres qui pratiquaient et pratiquent cette langue. Le rapport de l’homme à la langue est un rapport d’intériorité, un rapport de soi à soi à travers les autres. Il ne nécessite pas l’oubli de la langue maternelle. Il exige plus, il demande une renaissance à une autre culture. Dans la mesure où on y renaît, on contribue par contre à la transformer avec la singularité de notre histoire individuelle, ce que font tous les hommes vis-à-vis de toutes les langues, elles les forment et ils les transforment.
« Il croit à l’avenir et il veut l’affirmer, il l’affirme, il enjoint la révolution. Il déteste tous les fantômes, les bons et les mauvais, il pense qu’on veut rompre avec leur fréquentation. [...] Cette fatalité pesait sur les révolutions du passé. Celles qui viennent, à présent et dans l’avenir [...] doivent se détourner du passé, de son Geist comme de son Gespenst. En somme elles doivent cesser d’hériter.[194] »
Ce qui est non seulement une absurdité, mais encore une impossibilité, dans un certain sens. Dans la mesure où l’homme est un être historique, un produit de l’histoire, comme Marx ne cesse de le répéter à tout propos dans ses polémiques avec les penseurs de son temps, il en est toujours l’héritier, ne serait-ce qu’en tant qu’être pensant à travers un langage. La plupart du temps, il en hérite de manière inconsciente. Ainsi Marx s’est-il moqué du bourgeois qui se prend pour une simple incarnation de l’Homme en général et ne se rend compte, douloureusement, de son caractère bourgeois que le jour où la banqueroute l’assaille. Le problème n’est donc pas de savoir si on peut ou non, si on doit ou non hériter du passé, mais de savoir de quoi on veut hériter, comment on veut en hériter. Le livre de Derrida prouve d’ailleurs qu’il est possible de choisir son héritage et de la manière qui vous convient. Derrida ne pas veut pas hériter de tout le marxisme, mais d’un « certain esprit du marxisme » seulement, et à sa manière performative. Il en va de même pour Marx. Hériter de Hegel et Feuerbach, oui, en partie. De Proudhon et Stirner, non. Marx et Engels ne se privent d’ailleurs pas de revendiquer publiquement certains héritages et on peut penser qu’ils ont hérité de presque tout ce qu’il y avait de meilleur dans la civilisation européenne de leur temps dans de multiples domaines du savoir. C’est sans doute la raison pour laquelle ils ont eu tant d’influence sur leur siècle et le nôtre.
Parlant des révolutions passées, Marx remarque :
« La résurrection des morts (Die Totenerwerkung) dans ces révolutions, servit par conséquent à magnifier (verherrlichen) les nouvelles luttes, non à parodier (parodieren) les anciennes, à exagérer dans l’imagination (in der Phantasie) la tâche à accomplir, non à fuir sa solution, à retrouver l’esprit de la révolution et non à faire revenir son spectre.[195] »
Ce qui confirme ce que nous venons de dire sur l’idée attribuée par Derrida à Marx selon laquelle il faut oublier le spectre et la parodie pour que l’histoire continue. Il ne s’agit à aucun moment d’arrêter l’histoire, il s’agit au contraire de la faire en se vantant un peu et de travers.
Et Marx propose pour les révolutions à venir :
« La révolution sociale du XIXe siècle ne peut pas tirer sa poésie (ihre Poesie) du passé, mais seulement de l’avenir. [...] Les révolutions antérieures avaient besoin de réminiscences historiques pour se dissimuler à elles-mêmes leur propre contenu (um sich über ihren eigenen Inhalt zu betäuben). La révolution du XIXe siècle doit laisser les morts enterrer leurs morts pour réaliser son propre objet [son propre contenu de nouveau : um bei ihrem eignen Inhalt anzukommen]. Autrefois la phraséologie dépassait le contenu, maintenant c’est le contenu qui dépasse la phraséologie (Dort ging die Phrase über den Inhalt, hier geht der Inhalt über die Phrase hinaus).[196] »
Derrida se dépêche d’affirmer que « Les choses sont loin d’être simples.[197] »
Évidemment. Quand Marx cesse de se moquer de ses adversaires et de leurs fantômes, quand il expose tout de go ses idées, il n’est pas aisé de lui faire dire autre chose que ce qu’il a dit. Dans tout ce passage, une seule phrase mérite l’attention de Derrida, car c’est la seule qui lui permet de parler de fantômes, de spectres et de spectralité : « laisser les morts enterrer leurs morts ». Il prend Marx au mot, il interprète sa phrase, non dans son sens figuré comme le ferait n’importe quel lecteur ordinaire, mais au sens propre. Elle l’étonne alors : comment des morts peuvent-ils enterrer les morts ? Il se livre aussitôt à une savante et vertigineuse analyse de cet enterrement des morts par les morts pour conclure :
« Les Dieux n’enterrent jamais personne. Ni les morts en tant que tels, ni les vivants en tant que tels n’ont jamais porté personne en terre[198]. »
Le lecteur reste éberlué, béat d’admiration devant la rigueur incisive, décisive du raisonnement. Derrida n’aurait-il jamais assisté à un enterrement ? On connaît même des cas atroces où des vivants en tant que tels ont enterré tout vif des vivants en tant que tels et non seulement des morts. Le lecteur aurait tort. Le propos de Derrida est loin d’être aussi simple. Il veut nous démontrer que si cette phrase prise au sens propre n’a pas de sens, c’est que Marx, qui n’écrit jamais pour ne rien dire, voulait
« nous rappeler au se-faire-peur de cette peur de soi [...] L’esprit du passé la protégeait contre son ‘propre contenu’, il était là pour la protéger contre elle-même. Tout se concentre alors dans la question de ce ‘contenu’ et de ce ‘contenu propre’ auquel se réfère si souvent Marx [...][199]»
Et revoilà la terreur de Marx pour les fantômes. Mais cette terreur, à supposer qu’elle existe, ne peut effacer le contenu essentiel du texte de Marx : si la bourgeoisie éprouvait le besoin de magnifier sa lutte en évoquant l’histoire passée, c’est qu’elle devait masquer le contenu réel de sa révolution ; ce besoin n’a pas lieu d’être pour la révolution prolétarienne car elle n’a rien à cacher, à se cacher. Tout le problème est donc de savoir pourquoi il en est ainsi reconnaît Derrida. Nous nous attendons à ce qu’il nous livre son analyse et son appréciation des contenus des deux révolutions et le rapport entre ces contenus et les représentations qu’en donnent leurs acteurs. Nous resterons sur notre soif. Derrida est déjà parti discourir sur le nécessaire écart entre l’action réelle des hommes et la représentation qu’ils en font, peu importe qu’ils tirent leur inspiration des faits du passé ou des projets qu’ils font pour l’avenir. Nous avons parlé plus haut de ce qu’il y a lieu de penser à propos de l’écart entre un projet humain et sa réalisation, de l’importance de la pratique dans l’acquisition d’un savoir, nous n’y reviendrons plus. Cet écart nécessaire entraîne chez Derrida, sinon la nécessité, du moins la préférence à se cantonner dans le temps « out of joint », car :
« Dès qu’on identifie une révolution, elle commence à imiter, elle entre en agonie. [...] Voilà la différence de la poésie même entre le là-bas de la révolution politique d’hier et l’ici de la révolution sociale d’aujourd’hui, plus précisément de cet éminent aujourd’hui dont nous savons hélas, maintenant, aujourd’hui, qu’en son lendemain, depuis un siècle et demi, elle aura dû s’exposer indéfiniment, imperturbablement, parfois pour le meilleur, plus souvent pour le pire, ici plutôt que là-bas, à l’une des plus intarissables phraséologies de l’humanité moderne [...][200] »
En clair, c’est parce que Marx a voulu supprimer, pour la révolution sociale du XIXe siècle, l’écart observé entre la phraséologie des révolutions passés et leurs contenus propres, parce qu’il a appelé la révolution sociale de son temps à se contenter d’exprimer son contenu propre, que pendant un siècle et demi nous avons eu à subir l’intarissable phraséologie des marxistes et des communistes.
Marx déclinerait sûrement cet excès d’honneur que Derrida n’est ni le premier ni le dernier sans doute à lui décerner, non qu’il ait la capacité de prévoir les lectures performatives de ses thuriféraires du 20e siècle, mais simplement parce qu’il a toujours pensé que ce sont les hommes « présentement vivants » qui font leur histoire, en connaissant ou non, en comprenant correctement ou non sa pensée.
De quoi s’agit-il, dans le fond, dans ce passage des écrits de Marx ? Marx constate que la bourgeoisie aime se draper dans les oripeaux des révolutions passées pour magnifier ses luttes présentes. Il en donne une explication en long, en large, et en détail dans ses divers écrits : elle ne pouvait pas faire autrement, et ceci dans un triple sens.
1/ Dans un sens moral d’abord : on ne peut pas, ça ne se fait pas, ça ne se dit pas. Toute classe qui aspire à renverser la classe dominante pour s’installer à sa place en tant que nouvelle classe dominante et gouverner la société selon ses intérêts égoïstes et étroits de classe, ne peut se permettre de le crier sur les toits.
2/ Dans un sens philosophique ensuite : sauf à penser l’histoire comme l’histoire de la lutte des classes, à penser l’histoire selon le matérialisme historique donc, la classe ascendante, la classe porteuse d’avenir, ne pouvait pas avoir une claire conscience du contenu réel de son action, qui est d’asseoir sa domination sur les autres classes au sein de la nouvelle société, elle ne pouvait interpréter sa propre libération que comme libération de tous les hommes, du moins de tous les opprimés, puisqu’elle se voit elle-même comme une simple incarnation de l’homme opprimé en général.
3/ Dans un sens politique enfin : dans la mesure où la classe dominante de l’époque n’opprime pas que la bourgeoisie mais aussi toutes les autres classes de la société, toutes les classes opprimées ont objectivement un ennemi commun. En se présentant comme le porte-drapeau de la lutte commune contre l’oppression de la classe dominante, la bourgeoisie, non seulement s’aménage des alliances qui lui sont nécessaires pour vaincre la classe dominante, mais elle contribue aussi objectivement à libérer les autres classes de cette oppression, quitte à les soumettre plus tard à son oppression.
C’est en ce sens très concret que le contenu égoïste, mesquin des intérêts de classe de la bourgeoisie aime à se draper dans la toge des grands hommes du passé, surtout dans les périodes où ce contenu devient de plus en plus évident aux yeux de ceux qui subissent l’oppression bourgeoise, c’est-à-dire à des moments où, cessant d’incarner la révolte commune contre l’oppression de l’ancienne classe dominante, la bourgeoisie ne se préoccupe plus que de consolider sa propre domination. Il en était ainsi à certains moments de l’histoire passée de la bourgeoisie capitaliste d’Europe. Il en est encore ainsi de nos jours où on parle d’abondance, et toujours en général, de « l’économie de marché », des « marchés financiers » , de la « démocratie », etc., en évitant soigneusement d’appeler un chat un chat : l’économie de marché dans sa forme capitaliste, les capitaux financiers supranationaux, et, osons le nom, la démocratie bourgeoise, car il faut décidément être indécrottablement bourgeois, et bourgeois français, pour inscrire le droit de propriété (toujours en général bien sûr) comme un droit naturel et imprescriptible de l’homme dans le second article de la Déclaration des Droits de l’Homme, alors que le capital ne cesse d’exproprier à tour de bras une masse de plus en plus nombreuse d’hommes réels et « présentement vivants » de toute espèce de propriété, notamment et d’abord de la propriété des moyens de production, condition sine qua non du travail, donc de la vie même des gens.
Selon Marx, le développement du mode de production capitaliste aboutit en définitive à une simplification des contradictions de classes : il n’en reste plus que deux, la bourgeoisie et le prolétariat. Notre propos étant d’examiner la lecture performative et déconstructionniste de Marx par Derrida, nous nous abstenons de discuter de la thèse archi-galvaudée de la disparition du prolétariat en particulier et des classes en général au cours du 20e siècle, dans les pays capitalistes et dans le monde. Nous nous contenterons de signaler que si les prolétaires, les ouvriers de l’industrie du 19e siècle en Europe, incarnaient à juste titre le travail salarié dans sa contradiction avec le capital, ils l’incarnaient en tant que travail salarié, forme sociale du travail sans laquelle il n’existerait même pas de capital et partant de bourgeoisie capitaliste. Que le travailleur salarié de la fin du 20e siècle et dans les pays occidentaux ressemblent assez peu aux prolétaires des usines du 19e siècle, il n’y a pas lieu de s’en étonner, les forces productives et la mondialisation du marché capitaliste, comme dirait Marx, s’étant prodigieusement développées entre-temps. Il en va d’ailleurs de même pour les capitalistes de cette fin de siècle. Ils ressemblent d’assez loin aux petits sergents de l’industrie, de la banque ou des finances d’antan. Ceci n’empêche que restent face à face, détenteurs de capitaux et forces de travail privées des conditions mêmes du travail productif, travailleurs salariés. Selon Marx donc, cette simplification des rapports sociaux vient du fait que le capitalisme, dans son déploiement, provoquera une prolétarisation générale des hommes, il les transformera tous en salariés du capital.
Voici, un siècle et demi après les résultats, en pourcentage du nombre des salariés sur le nombre ses actifs :
|
1958 |
1981 |
France |
69 % |
83 % |
Italie |
57 % |
71 % |
Allemagne |
76 % |
86 % |
(Encyclopédia Universalis, Emploi)
Dans ce contexte, le renversement de la domination de la classe bourgeoise coïncide avec la fin de la domination d’une classe par l’autre, la fin de la lutte des classes comme moteur de l’histoire, et non la fin de l’histoire. Pour la première fois, il sera donné aux hommes de faire l’histoire autrement que par le passé, c’est-à-dire à travers une confuse et inconsciente lutte des classes, de la faire en tant qu’hommes libres et librement associés agissant en pleine connaissance de cause, de se réaliser pleinement, en tant qu’individu, comme être social, de se faire librement, comme le dirait Sartre, « Tout un homme fait de tous les hommes, qui les vaut tous et que vaut n’importe qui.[201] » C’est ce contexte, cette possibilité ouverte par la révolution bourgeoise elle-même, c’est ce contenu spécifique, qui font de la révolution prolétarienne un fait « unique » dans l’histoire, dans ce sens qu’il ne s’est jamais rien produit d’analogue dans le passé. C’est dans ce sens précis que la révolution prolétarienne ne peut pas trouver dans l’histoire passée des exemples propres à illustrer son contenu. Il lui faut, consciemment, en fonction de la réalité présente, inventer l’avenir et sa poésie.
Quant à la fameuse phrase : « laisser les morts enterrer leurs morts » qui passionne tant Derrida, nous nous contenterons de faire à son propos deux remarques :
1/ On peut l’enlever de ce texte sans que le contenu ait à en souffrir.
2/ Elle est donc à prendre pour ce qu’elle est, une figure de style, dans son sens figuré, justement : tout cela n’est que sornettes, laissons ceux qui ont intérêt à conserver le passé (leur domination de classe) s’y complaire, on a mieux à faire, occupons-nous de nos oignons.
Nous ferons grâce au lecteur de la longue psychanalyse que le docteur Derrida fait subir au malade Karl Marx à propos de sa polémique avec Saint Max. Nous relèverons simplement quelques passages éclairants sur « l’interprétation performative » et la lecture déconstructionniste de Derrida.
« Sous la discordance absolue, infinie, apparemment définitive, celle à laquelle Marx tient avant tout et qu’il ne cesse de rappeler comme si personne ne voulait le croire, une proximité se dissimule, voire une analogie redoutable. Entendons bien : redoutable pour Marx. Et s’il y a conciliabule, c’est qu’un enjeu commun suscite la polémique. Il s’appelle le spectre. Et Marx et Stirner veulent enfin en finir avec lui. Voilà l’axiome commun, il reste hors de discussion. Il faut avoir la peau du fantôme et pour cela, il faut l’avoir. Pour l’avoir, il faut le voir, le situer, l’identifier. Il faut le posséder sans se laisser posséder par lui, sans en être possédé...[202] »
Vous avez sans doute saisi toute la finesse de l’argumentation : dans l’expression « avoir la peau », il y a le verbe « avoir », « avoir » signifie aussi « posséder », « posséder » a un double sens, notamment celui qu’on entend dans « Les possédés » de Dostoïevsky. Cette expression indique donc un désir de possession qui répond lui-même à la peur d’être possédé. Le cas Karl Marx relève donc de la psychanalyse derridienne, sinon freudienne. Et Derrida de nous expliquer que c’est en vain qu’on cherche à se libérer de la peur d’être possédé par la possession, car on ne peut rien posséder sans en être possédé. Avoir la peau, donc avoir, donc posséder, donc possession, donc obsession, donc hantise, donc hantologie, donc spectralité, etc. C’est avec ce genre de jeu de mots que Derrida interprète performativement Marx et le déconstruit proprement sans y toucher, oserai-je dire.
À quoi peut bien aboutir cette lutte pour la possession du spectre ? Mais comme toutes les luttes pour la possession en général, à une sordide jalousie d’auteur :
« Je décris donc ce sentiment : celui d’un Marx obsédé, hanté, possédé comme Stirner, et peut-être plus que lui, ce qui est encore plus difficile à supporter. Or Stirner en a parlé avant lui, et si abondamment, ce qui est encore plus intolérable.[203] »
Donc Marx aurait écrit L’Idéologie allemande parce qu’il veut prouver aux lecteurs qu’il est
« un meilleur expert (un meilleur ‘savant’, un meilleur ‘scholar’ es fantômes) que Stirner.[204] »
Si tel était son but, on comprend mal qu’Engels et lui aient d’aussi bon coeur laissé l’oeuvre à la « critique rongeuse des souris », surtout quand on connaît l’importance qu’ils accordaient à leurs écrits dans la lutte révolutionnaire.
Remarquons que L’Idéologie allemande est l’oeuvre commune de Marx et Engels. En décrivant un « Marx obsédé, hanté, possédé » ect. etc., c’est aussi Engels que Derrida psychanalyse. Les Annales Internationales de l’Art Psychanalytique retiendront sans doute cette date mémorable où Jacques Derrida, le premier, a psychanalysé par procuration un patient, décédé.
De fait, les buts de nos auteurs étaient tout autre. Marx l’a explicitement dit dans sa célèbre préface à la Contribution à la critique de l’économie politique : confronté en sa qualité de rédacteur à la Rheinische Zeitung à un épineux problème économique et juridique, il a dû relire de manière critique la Philosophie du Droit de Hegel :
« Le premier travail que j’entrepris pour résoudre les doutes qui m’assaillaient fut une révision critique de la Philosophie du droit, de Hegel.[205] »
De ce travail de mise à plat de sa pensée, il a tiré les XI Thèses sur Feuerbach qui servirent de fil conducteur pour la rédaction de L’Idéologie allemande dont le chapitre premier traitait surtout du matérialisme métaphysique de Feuerbach et fort peu de fantômes. Marx y indiquait aussi que la critique des philosophes les plus célèbres parmi les jeunes hégéliens, et pas seulement de Stirner et de ses fantômes, à laquelle il s’est livré avec Engels, n’était, dans le fond, qu’un exercice pour mettre au clair l’antagonisme entre leur point de vue commun, déjà acquis, avec la conception idéologique de la philosophie allemande de son temps. C’est pour cela qu’ils n’avaient aucun regret à abandonner cette oeuvre à « la critique rongeuse des souris[206] ».
Derrida se rendrait-il compte de la légèreté spectrale, de son discours ? En tout cas il rajoute un argument autrement gravissime, la peur de la mort :
« Ils aiment tous les deux la vie, ce qui va toujours mais ne va jamais de soi pour des êtres finis : ils savent que la vie ne va pas sans la mort [...] Pour protéger sa vie, pour se constituer en unique moi vivant, pour se rapporter, comme le même, à lui-même, il est nécessairement amené à cueillir l’autre au dedans (la différance du dispositif technique, l’itérabilité, la non-unicité, la prothèse, l’image de synthèse, le simulacre, et ça commence avec le langage, avant lui, autant de figures de la mort), il doit donc diriger à la fois pour lui-même et contre lui-même les défenses immunitaires apparemment destinées au non-moi, à l’ennemi, à l’opposé, à l’adversaire.[207] »
En clair, c’est parce qu’il avait peur de la mort, cette mort que représenterait la présence de l’autre en lui, que Marx aurait inventé le marxisme tel qu’on le connaît, ou du moins tel que Derrida le connaît, avec son messianisme, son « ontologie », sa classe ouvrière, ses appareils de partis et l’Internationale... Quand on sait que le souci majeur et quasi-permanent de Marx pour « protéger sa vie » fut de la protéger de ses créanciers, quand on connaît le nombre invraisemblable de morts et de vivants – depuis la plus lointaine antiquité grecque à son époque –, les innombrables autres qu’il s’est permis d’accueillir avec l’hospitalité qu’on sait dans son esprit et dans son oeuvre, on n’a même plus envie de sourire de la psychose dont le docteur Derrida l’accable, post-mortem heureusement.
C’est à la fin du livre, dans la dernière moitié du dernier chapitre, que Derrida nous donne son interprétation performative d’un des deux piliers conceptuels de la théorie marxiste du mode de production capitaliste, autrement dit, de la société contemporaine : le concept de valeur d’échange des marchandises, élaboré dans la Contribution à la critique de l’économie politique, que Marx appellera plus tard « valeur » tout court dans Le Capital. En effet, l’apport spécifique de Marx à l’économie politique de son temps se concentre sur le concept de « valeur », pierre angulaire de toute production marchande, et le concept de « force de travail » en tant que marchandise, pierre angulaire du seul mode de production capitaliste.
S’agissant d’un point aussi crucial de la pensée de Marx, autrement plus important que les spectres de Stirner, s’agissant de la seule théorie économique qui, à ce jour, apporte quelques lumières sur ce phénomène apparemment paradoxal qu’est la monnaie, nous allons devoir examiner l’interprétation derridienne au plus près du texte, donc le citer longuement ainsi que Marx, que le lecteur nous en excuse.
Il y a aussi une autre raison, proprement philosophique, puisqu’il s’agit, entre autres, de philosophie ici. Derrida semble dédaigner la philosophie, le « scholar » es philosophie, il n’en dénonce pas moins avec hauteur une soi-disant tentation ontologique dans la pensée de Marx, dénonciation peut-être non philosophique en elle-même, mais qui ne nous met pas moins dans le cadre d’un débat philosophique, dans la mesure où, en dehors de ce genre de débat, personne ne s’amuse à parler d’ontologie.
Comme enfin il s’agit d’assumer l’héritage d’un « certain esprit du marxisme », l’interprétation du Capital n’est pas un sujet mineur. Elle porte sur un contenu essentiel du marxisme, sur la philosophie marxiste elle-même. Nous savons en effet que Marx avait l’intention, une fois la rédaction du Capital achevée, d’écrire un livre dédié à la dialectique, matérialiste bien sûr, Hegel ayant déjà, selon les dire d’Engels, donné les trois lois fondamentales de la dialectique. La mort l’en a empêché. Quant à Engels lui-même, il n’a pas eu le temps d’achever la rédaction de son oeuvre sur ce sujet. Il ne nous a laissé que les liasses de notes publiées sous le titre de Dialectique de la Nature. De la dialectique matérialiste[208] telle que le concevaient les deux fondateurs du marxisme, il n’y a donc pas un seul de leurs ouvrages qui en parle spécifiquement, de manière systématique et complète. Nous ne disposons que de notes, de remarques, de développements plus ou moins longs, souvent de circonstances, concluant souvent une analyse ou une polémique. Marx ne nous a pas laissé un exposé théorique de ce qu’il entend par dialectique matérialiste. Mais, il l’a souvent dit et écrit, il nous laisse l’exemple d’une mise en oeuvre de cette dialectique matérialiste dans l’analyse de l’économie marchande et de l’économie capitaliste. La manière dont on interprète Le Capital est donc capitale pour ce qui concerne la compréhension que nous avons de la pensée marxiste dans ce qu’elle revendique être son caractère propre.
Enfin, Le Capital est la première oeuvre qui mette à nu la logique interne du mode de production capitaliste :
« le but final de cet ouvrage est de dévoiler la loi économique du mouvement de la société moderne[209] ».
On peut sans exagération penser que l’oeuvre de Marx dormirait tranquillement dans les bibliothèques universitaires et les thèses académiques s’il leur manquait Le Capital. Elle aurait en effet quelque chance d’apparaître comme l’une des innombrables oeuvres polémiques d’un débat d’idées qui se cantonne dans le monde clos des idées. Il lui manquerait la base matérielle, objective, constatable et vérifiable sur laquelle elle prétend appuyer ses arguments : le mode de production capitaliste et les lois fondamentales de son mouvement.
Pour toutes ces raisons, l’interprétation que chacun donne de sa lecture du Capital, donne aussi la « nature » de l’héritage qu’il entend assumer ou rejeter dans la pensée de Marx.
Comme Derrida affectionne de commenter largement et longuement, avant de les citer ou de les résumer, les maigres extraits des écrits de Marx sur les marchandises (et sur d’autres sujets aussi d’ailleurs), pour aider le lecteur à avoir en tête ce dont il s’agit, nous allons commencer par mettre noir sur blanc le passage le plus important que Derrida a choisi de soumettre à son « interprétation performative » :
« La forme du bois, par exemple, est modifiée quand on en fait une table. La table n’en reste pas moins du bois, chose sensible ordinaire. Mais dès qu’elle entre en scène comme marchandise, elle se transforme en une chose suprasensible. Elle ne se tient plus seulement debout en ayant les pieds sur terre, mais elle se met sur la tête, face à toutes les autres marchandises, et sort de sa petite tête de bois toute une série de chimères qui nous surprennent plus encore que si, sans rien demander à personne, elle se mettait soudain à danser.
Le caractère mystique de la marchandise ne naît donc pas de sa valeur d’usage.[210] »
Derrida va directement (naturellement ?) à ce qui intéresse sa « théorie » de la spectralité, au sous-chapitre 4 du chapitre I, de la section I, du livre I du Capital, celui traitant du fétichisme de la marchandise. Pourquoi Derrida a-t-il allègrement sauté les trois quarts de ce premier chapitre fondamental ? Nous le verrons tout à l’heure.
Il prend « le risque d’une lecture ingénue[211] » :
« Essayons de voir ce qui se passe. Mais n’est-ce pas tout de suite impossible ? Marx nous en prévient dès les premiers mots. Il s’agit de se porter aussitôt, d’un seul coup, au-delà du premier coup d’oeil et donc de voir là où ce coup d’oeil est aveugle, d’écarquiller les yeux là où l’on ne voit pas ce qu’on voit. Il faut voir ce qui, à première vue, ne se laisse pas voir. Et c’est l’invisibilité même. [...] Pour nous préparer à voir cette invisibilité, à voir sans voir, donc à penser le corps sans corps de cette invisible visibilité – le fantôme déjà s’annonce –, Marx déclare que la chose en question, à savoir la marchandise, ce n’est pas si simple[212] [...] »
La première remarque qui nous saute aux yeux à nous, d’un seul coup et du premier coup d’oeil, sans nullement nous aveugler, et qui rend effroyablement visible l’invisibilité de la rhétorique derridienne, c’est que la lecture ingénue de Derrida n’est pas si ingénue que cela : elle ne commence pas par le début, par « les premiers mots » de l’analyse marxiste de la marchandise, elle commence par la fin, et qui plus est, une fin qui n’est même pas une conclusion à l’analyse marxiste de la marchandise sur le plan économique, matérialiste dialectique donc, de la valeur d’usage et de la valeur d’échange, mais une simple utilisation des résultats acquis à l’issue de cette analyse pour expliquer, tout en s’en moquant un peu, les idées des idéologues et économistes bourgeois qui, comme Hegel, pensaient la tête en bas, à propos de la marchandise ; elle commence au moment où Marx n’avait plus grand-chose à dire sur la « nature » même de la marchandise, au moment où, s’appuyant sur le dévoilement déjà exposé de son mystère, il entreprend d’expliquer non pas la marchandise elle-même, c’est déjà fait, mais la vision fantastique que ses contemporains ont de ce phénomène bizarre qui transforme des produits de l’activité humaine en marchandises et un bout de papier en monnaie, en forme équivalent universel de toutes les marchandises.
L’analyse systématique, détaillée, des processus qui transforment en marchandises les produits de l’activité des hommes vivant et produisant en société, et qui aboutissent à la formation de l’argent, équivalent universel de toutes les marchandises, a été exposée par Marx dans la Contribution à la critique de l’économie politique. Sur la base d’un savoir encyclopédique proprement effarant, Marx y déploie une puissance d’analyse méticuleuse et somptueuse à la fois, qui croisent et entrecroisent dans un enchevêtrement étourdissant les multiples déterminations matérielles, techniques, biologiques, humaines, sociales, toutes historiques, qui créent les conditions permettant à des produits de devenir, de se réaliser comme marchandises. C’est dans ce livre que Marx donne définitivement sa définition de la marchandise, de l’unité contradictoire en elle entre la valeur d’usage et la valeur d’échange, le travail concret et le travail abstrait, le travail individuel et le travail social, et de tout ce qui concerne la production marchande. Or, apparemment, Derrida n’a pas trouvé dans cet ouvrage un traître mot qui convienne à ses spectres et ses fantômes.
Comme d’une part la production marchande constitue la condition nécessaire, bien qu’insuffisante, de la production capitaliste, comme d’autre part, Marx, de son propre aveu, a quelque peu flirté avec le verbe hégélien dans la Contribution à la critique de l’économie politique, ce qui rend ardu la compréhension de ce texte au lecteur non averti, non habitué à cette forme d’expression, Marx a pris le soin de résumer de manière très dense ce qui est essentiel pour permettre la compréhension de « la loi économique du mouvement de la société moderne »[213], et dans un langage le plus accessible possible au commun des lecteurs :
« Afin de donner à ce livre un complément nécessaire, j’y ai fait entrer, en le résumant dans le premier chapitre, l’écrit qui l’avait précédé[214] [...] Un grand nombre de points, d’abord simplement indiqués sont ici développés amplement, tandis que d’autres, complètement développés d’abord, ne sont plus qu’indiqués ici. [...]
Dans toutes les sciences le commencement est ardu. Le premier chapitre, principalement la partie qui contient l’analyse de la marchandise, sera donc d’une intelligence un peu difficile. Pour ce qui concerne l’analyse de la substance de la valeur et de sa quantité, je me suis efforcé d’en rendre l’exposé aussi clair que possible et accessible à tous les lecteurs.[215] »
Or, c’est justement dans les trois premiers quarts du chapitre I, de la section I, du Livre I du Capital que Marx expose, en le résumant, toute son analyse, sur le plan économique du moins, de la marchandise et du « germe de la forme argent[216] » :
« I. – LES DEUX FACTEURS DE LA MARCHANDISE : VALEUR D’USAGE ET VALEUR D’ÉCHANGE OU VALEUR PROPREMENT DITE. (SUBSTANCE DE LA VALEUR. GRANDEUR DE LA VALEUR.) »
« II. – DOUBLE CARACTÈRE DU TRAVAIL PRÉSENTÉ PAR LA MARCHANDISE. »
« III. - FORME DE LA VALEUR. »
« IV. – LE CARACTÈRE FÉTICHE DE LA MARCHANDISE ET SON SECRET. »[217]
Ce n’est donc qu’après avoir dévoilé complètement les clés du mystère de la marchandise et de l’argent que Marx va utiliser les résultats de son analyse pour expliquer pourquoi elle se présente aux yeux des économistes bourgeois et du commun des mortels, et non à ses propres yeux, comme quelque chose de mystérieux, d’incompréhensible, voire de magique. C’est à partir de ce moment seulement qu’il s’amuse à utiliser les figures spectrales si chères à Derrida. On comprend dès lors que Derrida préfère commencer sa lecture ingénument performative de la définition marxiste de la marchandise par le sous-chapitre IV ci-dessus, plutôt que par le début, par les « premiers mots » du Capital, ou mieux encore par « l’écrit qui l’avait précédé », la Contribution à la critique de l’économie politique. C’est seulement ainsi qu’il a une chance de nous dire avec quelque succès :
« Il faut voir ce qui, à première vue, ne se laisse pas voir. Et c’est l’invisibilité même. [...] Pour nous préparer à voir cette invisibilité, à voir sans voir, donc à penser le corps sans corps de cette invisible visibilité – le fantôme déjà s’annonce – [218] » , etc. etc.
Car pour celui qui a lu la Contribution à la critique de l’économie politique ou Le Capital depuis son début, c’est quasiment tout vu.
Derrida a tort de ne pas se pencher un tout petit peu sur le début du Capital. On n’y parle guère de fantôme ou d’autres êtres spectraux de cet acabit, mais ce qui s’y dit n’est pas sans intérêt. Cela lui éviterait au moins de parler à tort et à travers du concept marxiste de valeur d’usage et de valeur d’échange comme dans les passages qui suivent.
« Ce bon sens phénoménologique[219] vaut peut-être pour la valeur d’usage, Peut-être est-il destiné à valoir seulement pour la valeur d’usage, comme si la corrélation de ces concepts répondait à une fonction : la phénoménologie comme discours de la valeur d’usage pour ne pas penser le marché ou en vue de se rendre aveugle à la valeur d’échange. Peut-être. Et c’est à ce titre que le bon sens phénoménologique ou la phénoménologie de la perception (à l’oeuvre aussi chez Marx quand il croit pouvoir parler d’une pure et simple valeur d’usage) prétendent servir les Lumières puisque la valeur d’usage n’a en elle rien de « mystérieux » (nichts Mystériöses en ihr). À s’en tenir à la valeur d’usage, les propriétés (Eigenschaften) de la chose, puisque c’est de propriété qu’il va s’agir, sont toujours très humaines, au fond rassurante même.[220] »
Il faudrait lire Marx à travers un kaléidoscope, derridien par-dessus le marché, pour imaginer Marx parlant d’une « pure et simple valeur d’usage » et des propriétés « toujours très humaines » d’une chose. Comme nous l’avons montré plus haut, le concept marxiste de valeur d’usage n’est pas aussi simple que semble l’imaginer, osons le dire, l’ontologie ou la phénoménologie propres à Derrida. La valeur d’usage marxiste n’est pas un être qui existe en soi et qui aurait à ce titre des propriétés, humaines ou non. Ce qu’on entend par ce concept, c’est un rapport entre l’homme et la nature. En tant que tel, ce rapport est :
1/ limité tout aussi bien par les propriétés physiques de l’objet soumis à usage que par les propriétés physiques et biologiques de l’être humain qui en use. Vous pouvez boire du whisky et même vous soûler avec, mais vous ne pourrez en aucun cas vous oxygéner les poumons avec du whisky ou un quelconque liquide, ce qu’un poisson peut très bien faire pour ses branchies avec de l’eau pas trop polluée.
2/ potentiel tant que l’être humain n’entre pas réellement en rapport avec l’objet. La pomme que vous laissez pourrir sur votre table ne deviendra jamais une valeur d’usage pour qui que ce soit malgré toutes les propriétés « toujours très humaines » qu’elle contient.
C’est pour cela que Marx écrit très explicitement :
« Les valeurs d’usage ne se réalisent que dans l’usage ou la consommation.[221] »
Évidemment, il s’agit ici encore d’une manière de parler. Sortez cette phrase de son contexte, elle n’aura plus de sens. Dans son contexte, elle signifie : Les valeurs d’usage des objets pour les hommes ne se réalisent que dans l’usage ou la consommation de ces objets par les hommes. Même dans son contexte, la phrase demeure imprécise, elle comporte même un petit relent ontologique, c’est toujours une certaine manière de parler qui est devenue si commune aux hommes qui parlent le français qu’elle fait partie de ce qu’il est convenu d’appeler le lieu commun, quelque chose qui tombe sous le sens, le sens commun très exactement. C’est ainsi qu’on peut dire, sans provoquer l’hilarité générale, d’un vin qu’il se boit jeune ou vieux bien que personne n’ait vu un vin, jeunot ou vénérable, se précipiter de lui-même dans l’hospitalité avide d’un gosier. Ce rapport potentiel entre l’homme et la nature ne devient donc un rapport réel qu’à travers l’action d’un être humain. Encore et toujours les XI Thèses sur Feuerbach.
Il faudrait aussi ignorer tout ce que Marx a écrit sur la « valeur d’échange » et croire qu’on peut tout expliquer par la psychanalyse – alors que personne n’est d’accord sur ce que cela signifie – pour affirmer tranquillement que Marx recourt à
« la phénoménologie comme discours de la valeur d’usage pour ne pas penser le marché ou en vue de se rendre aveugle à la valeur d’échange »
Marx aurait-il donc aussi peur du marché que nous, présentement vivants en France en 1996, qu’il cherche à se rendre aveugle à la valeur d’échange ?
Voici ce qu’il en dit en 1857, dix ans avant la publication du Capital :
« Par exemple la catégorie économique la plus simple, mettons par exemple la valeur d'échange, suppose la population, une population produisant dans des rapports déterminés; elle suppose aussi un certain genre de famille, ou de commune, ou d'État, etc. Elle ne peut jamais exister autrement que comme relation abstraite, unilatérale d'un tout concret, vivant, déjà donné. Comme catégorie, par contre, la valeur d'échange a une existence antédiluvienne.[222] »
Cette existence antédiluvienne, Marx est allé la traquer jusque dans la pensée d’Aristote et a essayé de répondre à la question sur laquelle Aristote butait et que Ricardo, comme Adam Smith, n’arrivait pas à résoudre. Et ce n’est que lorsqu’on ne comprend pas pourquoi les hommes peuvent, sans être lésés, échanger « une maison contre cinq lits », qu’on peut affirmer péremtoirement :
« Pas plus qu’il n’y a d’usage pur, il n’y a aucune valeur d’usage que la possibilité de l’échange et du commerce (de quelque nom qu’on l’appelle, le sens même, la valeur, la culture, l’esprit (!), la signification, le monde, le rapport à l’autre, et d’abord la simple forme et la trace de l’autre) n’inscrive d’avance dans un hors-d’usage – signification débordante qui ne se réduit pas à l’inutile.[223] »
Faut-il comprendre que c’est grâce au commerce que les valeurs d’usages deviennent des valeurs d’usage, parce que c’est finalement à travers l’échange qu’elles tombent entre les mains des consommateurs qui, en les consommant, les mettent définitivement hors d’usage ? Si c’était le cas, mais avec le verbe derridien on n’est jamais sûr de rien, Derrida aurait interprété de manière effectivement débordante l’analyse que Marx a fait des relations entre valeur d’usage et valeur d’échange dans une économie marchande. Car, autrement, il faudrait croire que dans les économies non marchandes, et il y en a eu à foison et pendant assez longtemps dans l’histoire de l’humanité, les hommes se nourrissaient uniquement d’idées pures comme par exemple « la valeur », « la culture », « l’esprit », « la signification », « le monde », « le rapport à l’autre », « la simple forme et la trace de l’autre », et non de pain, de riz ou de millet...
Ou bien faudrait-il comprendre que l’air que Derrida respire en se promenant sous les milles feux de la Ville Lumière devient irrespirable une fois que ses poumons l’ont transformé en gaz carbonique parce que le commerce l’a inscrit d’avance dans un hors-d’usage ?
« Sans disparaître, la valeur d’usage devient dès lors une sorte de limite, le corrélat d’un concept-limite, d’un commencement pur auquel aucun objet ne peut ni ne doit correspondre, et qu’il faut donc compliquer dans une théorie générale (plus générale en tout cas) du capital.[224] »
Voilà un monument d’interprétation performative d’un concept marxiste, et du plus bel effet ontologique d’un discours anti-ontologique. On part de la valeur d’usage d’un objet quelconque, une table en l’occurrence. On vide le concept de son contenu concret. Il devient de ce fait un mot vide de sens, un mot qui ne correspond plus à rien. On le transforme aussitôt en un « commencement pur », un commencement de rien en somme, dont on affirme magistralement qu’il « ne peut ni ne doit correspondre » à aucun objet, ce qui, par définition, oserai-je dire, est d’une implacable tautologie. De ce rien fantomatique on s’autorise pour « radicaliser », radicalement bien sûr, le marxisme et réclamer « une théorie générale (plus générale en tout cas) du capital ». Derrida semble ne pas avoir lu, du moins avec l’attention qu’elle mérite, la deuxième section du Capital, celle qui a pour titre : « La transformation de l’argent en capital ». Elle lui aurait appris que le capital en tant que tel, en tant que de la valeur qui engendre de la valeur avec une plus-value, phénomène mystérieux entre tous de l’argent qui fait des petits en dormant dont il aurait une intuition certaine s’il se donnait la peine de mettre un petit capital de côté dans le Livret A, le capital en tant que capital donc, n’a pas de valeur d’usage, du moins par rapport au besoin de consommation. On ne peut ni le manger, ni faire l’amour avec, ni même le balancer à la figure des experts en « économie de marché ». Tout ce qu’on peut en faire, c’est le vendre ou s’en servir pour extorquer de la plus-value, pour exploiter la force de travail. C’est la seule forme de valeur d’usage qu’il peut avoir dans l’économie capitaliste, et cette forme, de nouveau, est une détermination formelle caractérisée qui relève d’un mode de production et d’échange historique.
« Nous en tirerons ici une seule conséquence, parmi tant d’autre possibles : s’il garde lui-même quelque valeur d’usage (à savoir de permettre d’orienter une analyse du processus ‘fantasmagorique’ depuis une origine elle-même fictive ou idéale, donc déjà purifiée par une certaine fantasmatique), ce concept-limite de valeur d’usage est d’avance contaminé, c’est-à-dire pré-occupé, habité, hanté, par son autre, à savoir ce qui naîtra dans la tête de bois de la table, la forme-marchande et sa danse de fantôme. La forme-marchande, certes, ce n’est pas la valeur d’usage, il faut en donner acte à Marx et tenir compte du pouvoir analytique que cette distinction nous livre[225]. Mais si elle ne l’est pas présentement, et même si elle n’y est pas effectivement présente, elle affecte d’avance la valeur d’usage de la table de bois.[226] »
Étant donné que, d’après Derrida, « il n’y a aucune valeur d’usage que la possibilité de l’échange et du commerce [...] n’inscrive d’avance dans un hors-d’usage », étant donné que le vent est aussi une valeur d’usage pour l’homme puisqu’il lui arrive d’éprouver le besoin d’en prendre, nous attendrons le jour où Derrida achètera quoi que ce soit avec du vent pour examiner cette thèse plus en détail.
Il en est de même quand Derrida parle de la valeur d’échange ou valeur des marchandises. On épargnera au lecteur le détail de son discours. Rappelons néanmoins de quoi il s’agit. Le problème se présente ici de manière un peu plus compliquée que celui de la valeur d’usage, la valeur étant un concept qui fait référence à un rapport social. Le mieux serait de donner la parole à Marx.
« La valeur d’échange apparaît d’abord comme le rapport quantitatif, comme la proportion dans laquelle des valeurs d’usage d’espèce différente s’échangent entre elle [...]
1 quarteron de froment = a kilogrammes de fer. Que signifie cette équation ? C’est que dans deux objets différents, dans 1 quarteron de froment et dans a kilogrammes de fer, il existe quelque chose de commun. Les deux objets sont donc égaux à un troisième qui, par lui-même, n’est ni l’un ni l’autre. Chacun des deux doit, en tant que valeur d’échange, être réductible au troisième, indépendamment de l’autre.[227] »
Mais les valeurs d’usage sont toutes différentes entre elles par leur qualité, leurs propriétés. Aussi :
« La valeur d’usage des marchandises une fois mise de côté, il ne leur reste plus qu’une qualité, celle d’être des produits du travail.[228] »
Néanmoins, le travail concret du meunier et celui du forgeron n’est en rien comparable. Le travail générateur de valeur doit donc être ce qui est commun à tous les travaux concrets, utiles (qui crée une utilité particulière pour l’homme, qui crée la valeur d’usage d’un objet) :
« Il ne reste donc plus que le caractère commun de ces travaux ; ils sont tous ramenés au même travail humain, à une dépense de force humaine de travail sans égard à la forme particulière sous laquelle cette force a été dépensée.[229] »
Marx a par ailleurs baptisé ce travail de « travail en général », « travail simple », « travail humain général », « travail abstrait », et pour finir, dans une autre acceptation du mot « général » par opposition à « privé », « individuel », de « travail général abstrait » :
« Le travail créateur de valeur d ’échange est donc du travail général abstrait[230] ».
Ce choix de vocabulaire peut paraître « naturel », surtout au 19e siècle, dans la mesure ou ce travail en général ne peut s’observer qu’à travers un travail particulier, un travail concret, celui d’un forgeron par exemple. Néanmoins, il est, dans un sens, malheureux, car il n’est effectivement rien de plus concret, de plus physique, de plus matériel qu’une dépense d’énergie. Cette énergie, ce travail « coagulé » constitue la « substance sociale » de la valeur des marchandises :
« Il [le travail] ne devient valeur qu’à l’état coagulé, sous la forme d’un objet[231]. »
« En tant que cristaux de cette substance sociale commune, ils [les travaux] sont réputés valeurs.[232] »
Les mots « coagulé » et « substance » inciteraient probablement Derrida à soupçonner quelque sombre et sanglante conjuration qu’on chercherait à conjurer à travers une fuite éperdue dans la « passion inutile » de toute ontologie. Il en est ainsi si, d’une part, on conçoit le travail comme un rapport entre l’homme et la nature et en même temps un rapport entre les hommes et si, d’autre part, on crédite ce rapport d’une incertaine existence en soi dans le temps « out of joint ». Mais si on se contente de l’espace-temps banal dans lequel nous existons, nous pensons et nous agissons, tout rapport est toujours en final rapport entre quelque chose et quelque chose d’autre, tout rapport se réalise toujours en final à travers un échange d’énergie, quelle que soit la forme que prend cet échange dans la tête des hommes. Par ailleurs, au cours de ce rapport et dans ce contexte, les échanges d’énergie peuvent aboutir à une forme relativement stable des objets en rapport, une table par exemple. Une partie de l’énergie dépensée par l’homme pour façonner un objet « réside » effectivement dans l’objet façonné. Il en est ainsi même quand l’objet manipulé n’a apparemment pas changé de forme. Soulevez un poids d’un kilo à un mètre du sol. Lâchez-le. En retombant, il restitue, toutes conditions égales par ailleurs, exactement la même quantité d’énergie qu’il vous a fallu dépenser pour le soulever. Et si ce travail vous a permis de casser une noix, vous aurez fourni du travail utile, une valeur d’usage pour vous-même ou pour l’ami à qui vous offrez la noix. Si vous arrivez à vendre cette noix concassée, votre travail devient du travail socialement utile, du travail social, de la valeur, et votre noix concassée prend du coup la forme-marchandise, elle « a » une valeur d’échange.
La « substance sociale » constitutive de la valeur étant identifiée, reste à la mesurer :
« Comment mesurer maintenant la grandeur de sa valeur ? Par le quantum de la substance ‘créatrice de valeur’ contenue en lui, du travail. La quantité de travail elle-même a pour mesure sa durée dans le temps, et le temps de travail possède de nouveau sa mesure dans des parties du temps telles que l’heure, le jour, etc.[233] »
Mais, se demandera Marx, on en conclurait que, pour un fainéant qui met deux heures pour produire le même objet qu’un autre ferait en une heure, l’objet de sa paresseuse activité aurait deux fois plus de valeur que celui d’un travailleur zélé. Non, rétorque-t-il, de son temps individuel de travail la société ne retiendra que le temps moyen nécessaire pour produire l’objet dans des conditions de production historiquement déterminées :
« C’est donc seulement le quantum de travail, ou le temps de travail nécessaire, dans une société donnée, à la production d’un article qui en détermine la quantité de valeur.[234] »
Ce temps de travail, Marx le baptise « temps de travail socialement nécessaire ».
Nous sommes arrivés à la définition suivante de la valeur : elle représente du travail général abstrait (par opposition au travail individuel et au travail concret) coagulé dans l’objet produit par l’activité humaine et la quantité de valeur contenue dans la marchandise est la quantité socialement nécessaire pour la produire (par opposition au temps de travail individuel). Ce que Marx baptise : « temps de travail socialement nécessaire[235] ».
Reste enfin à voir le rapport qui, au sein de la marchandise en tant que telle, lie le travail concret créateur de valeur d’usage, au travail général, abstrait « créateur » de valeur.
« Pour produire des marchandises, il [l’homme] doit non seulement produire des valeurs d’usage, mais des valeurs d’usage pour d’autres, des valeurs d’usage sociales[236]. Enfin, aucun objet ne peut être une valeur s’il n’est une chose utile. S’il est inutile, le travail qu’il renferme est dépensé inutilement et conséquemment ne crée pas de valeur.[237] »
Donc, pour qu’un produit devienne réellement marchandise, pour qu’il acquière réellement de la valeur, il faut non seulement qu’il soit utile, mais encore qu’il soit socialement utile à travers l’échange. Et il le devient effectivement dans l’échange :
« Si l’on se souvient cependant que les valeurs des marchandises n’ont qu’une réalité purement sociale, qu’elles ne l’acquièrent qu’en tant qu’elles sont des expressions de la même unité sociale, du travail humain, il devient évident que cette réalité sociale ne peut se manifester aussi que dans les transactions sociales, dans le rapport des marchandises les unes aux autres.[238] »
La note d’Engels montre clairement qu’il n’en était pas ainsi de tout temps, dans toutes les formes de sociétés. C’est dans des conditions historiquement déterminées, dans certaines formes de division sociale du travail que cela se produit :
« À l’ensemble des valeurs d’usage de toutes sortes correspond un ensemble de travaux utiles également variés, distincts de genre, d’espèce, de familles – une division sociale du travail. Sans elle pas de production de marchandises, bien que la production de marchandises ne soit point indispensable à la division sociale du travail. [...] Il n’y a que les produits de travaux privés et indépendants les uns des autres qui se présentent comme marchandises réciproquement échangeables.[239] »
Ce n’est donc que dans des conditions historiques déterminées de production, ce n’est que lorsque s’est mise en place une division du travail « inconsciente », « naturelle », dans ce sens qu’elle ne résulte ni d’une concertation entre les producteurs ni d’une relation personnelle directe entre les hommes (comme les relations entre seigneurs et serfs, maîtres et esclaves, par exemple), ce n’est que lorsque le travail social se réalise comme son contraire dans l’éparpillement de travaux privés, indépendants, non concertés, qu’apparaît au sein du travail l’opposition antagonique, la contradiction entre travail concret et travail abstrait, travail individuel et travail social, etc. et, partant, la contradiction au sein de la marchandise entre la valeur d’usage et la valeur. Ces diverses déterminations ne sont en fin de compte que les formes à travers lesquelles se meut, se réalise un certain mode de division sociale du travail.
Cette contradiction est une contradiction au sens dialectique : identité et opposition des contraires. Marx prend le soin de l’expliciter :
« ... s’il n’y a pas, à proprement parler, deux sortes de travail dans la marchandise, cependant le même travail y est opposé à lui-même, suivant qu’on le rapporte à la valeur d’usage de la marchandise comme à son produit, ou à la valeur de cette marchandise comme à sa pure expression objective.[240] »
Il en découle qu’il n’y a pas, à proprement parler, deux sortes de valeur dans l’objet qui se présente comme marchandise. Quand on le rapporte à un besoin humain, il se présente, il prend la forme d’un objet utile. Plus exactement, l’homme le voit sous la forme d’un objet utile. Quand on le rapporte à une relation sociale, il se présente, il prend la forme de valeur d’échange, l’homme le voit sous la forme de valeur d’échange. Dans les deux cas, cela ne se réalise qu’à travers un acte humain, car l’homme seul peut prendre l’initiative et réaliser, rendre réel donc, ces rapports. La différence fondamentale, c’est que dans le cas de la valeur, il ne peut pas la réaliser seul, mais uniquement en relation avec un autre homme. En cela, la valeur exprime un rapport social qui se ne réalise qu’à travers une transaction commerciale. Toujours les XI Thèses sur Feuerbach !
« Si donc, au début de ce chapitre, pour suivre la manière de parler ordinaire, nous avons dit : la marchandise est valeur d’usage et valeur d’échange, pris à la lettre, c’était faux. La marchandise est valeur d’usage ou objet d’utilité, et valeur. Elle se présente pour ce qu’elle est, chose double, dès que sa valeur[241] possède une forme phénoménale[242] propre, distincte de sa forme naturelle[243], celle de la valeur d’échange ; et elle ne possède jamais cette forme, si on la considère isolément. Dès qu’on sait cela, la vieille locution n’a plus de malice et sert pour l’abréviation.[244] »
Marx nous donne ici un exemple « d’interprétation performative » et « déconstructioniste » qui vaut la peine d’être médité. Avant lui, les économistes avaient pris l’habitude de parler de « valeur d’usage » et de « valeur d’échange » et passaient leur temps à s’empêtrer dans le mystère de la valeur des marchandises. Est-elle valeur d’usage ou valeur d’échange ? Serait-elle valeur d’échange de la valeur d’usage ou valeur d’usage de la valeur d’échange, etc. ? Après lui, on pourrait simplement parler d’objet utile et de valeur.
Marx peut donc affirmer en toute justice :
« J’ai, le premier, mis en relief ce double caractère du travail représenté dans la marchandise[245]. »
Bien que toute analogie soit boiteuse, pour le lecteur non habitué aux catégories de l’économie politique classique, et dans la mesure où on parle ici moins d’économie que de matérialisme dialectique appliquée à l’étude des phénomènes économiques, je me permettrai d’exposer un exemple trivial illustrant les formes des rapports de l’homme aux choses et aux hommes. Supposez que vous soyez un grand philosophe français internationalement connu. Vous vous baladez dans les rues de Paris. Vous apparaissez à vos congénères sous la forme d’un badaud anonyme qui prend l’air et regarde distraitement les immeubles, les restaurants, les voitures, les gens, défiler. Présentez-vous maintenant devant la porte d’un restaurant. Le garçon voit immédiatement en vous un client potentiel, peut-être même le représentant d’un futur bon pourboire. Il vous sourit, il semble vous susurrer : « A votre service ». Il vous montre d’un geste plein d’attention et de discrète révérence une table qui n’attend que vous. Ayant confortablement déjeuné, sans abuser de la bouteille, vous vous présentez devant la salle de conférence d’un séminaire international de philosophie. Vous apparaissez du coup comme le philosophe français que tout le monde attend. Même les tables et les chaises de la tribune semblent vous attendre. Un petit carton devant une chaise vide vous glisse un clin d’oeil amical, chaleureux : « Venez donc, on n’attend plus que vous pour commencer ». Selon donc que vous êtes en rapport avec l’homme de la rue, le garçon de restaurant ou les participants du colloque, votre rapport au monde, les gens comme les choses, se réalise sous des formes tout à fait différentes : un quidam quelconque, un client auréolé par la virtualité d'un pourboire, un philosophe français. Dès que ces rapports cessent, vous cessez tout aussitôt d’en prendre la forme. Tout en restant un seul et même homme, vous « êtes » tout cela à la fois et vous « n’êtes » pas que cela, même réuni, tout en n’étant rien que cela, séparément, du moins dans le cadre et pour le temps que dure le rapport particulier que vous entretenez avec les gens ou les choses. Ainsi, à chaque instant dans votre évolution à travers le temps, vous êtes et vous n’êtes pas vous-même, tout en étant, tour à tour, tous vos possibles. En tant que badaud, vous « n’êtes pas » client, en tant que client, vous « n’êtes pas » philosophe, et en temps que philosophe discourant sur une tribune, vous « n’êtes pas » badaud. Vous avez néanmoins été tour à tour badaud, client, philosophe, et vous pouvez encore le redevenir tout en vous contentant de rester vous-même !
Collez maintenant le « concept » de « valeur culturelle » à la rue, au restaurant et au colloque tout en remarquant que la rue, le restaurant et le bâtiment où se tient le colloque sont au même titre des choses utiles, des valeurs d’usage, et vous aurez une petite idée du cauchemar qu’ont vécu et que vivent encore pas mal d’experts en économie de marché. Ce qui n’empêchera pas les experts de démontrer que le meilleur rapport performance / prix que vous offrez, c’est le billet du colloque ou l’inverse d’ailleurs.
Nous venons d’exposer longuement la théorie marxiste de la marchandise pour une bonne raison. Elle a été développée en détail par Marx dans la Contribution à la critique de l’économie politique, résumée au début du Capital, juste avant l’exposé sur le fétichisme de la marchandise. C’est donc en ayant à l’esprit cette théorie que nous sommes en mesure de comprendre l’analyse que Marx donne du phénomène et apprécier l’interprétation qu’en donne Derrida.
Derrida se place et nous entraîne d’emblée dans un lieu fort curieux :
« Plaçons-nous pour un instant en ce lieu où les valeurs de la valeur (entre la valeur d’usage et la valeur d’échange) du secret, du mystique, de l’énigme, du fétiche et de l’idéologique forment la chaîne dans le texte de Marx, singulièrement dans Le Capital, et tentons d’indiquer au moins, ce ne sera qu’un indice, le mouvement spectral de cette chaîne. Il est mis en scène là où il s’agit justement de former le concept de ce que la scène, toute scène, soustrait à nos yeux aveugles au moment de les ouvrir. Or ce concept se construit bien dans la référence à quelque hantise.[246] »
Il est clair que ce lieu étrange est sorti directement du temps « out of joint » et de l’espace out of text de Derrida.
D’une part, les valeurs de la valeur ne sont qu’une vieille confusion que Marx, justement, s’est efforcé d’éclaircir, de lever : restent un objet utile et sa valeur. Comme il l’a dit, s’il a continué de parler de valeur d’usage et de valeur d’échange, c’est « pour suivre la manière de parler ordinaire », pour se faire comprendre du public le plus large possible de son temps en utilisant les lieux communs du langage.
D’autre part, la valeur d’usage, l’utilité d’un objet dirait Marx, et sa valeur désignent deux types de rapport différents, tous deux potentiels, le rapport entre l’homme et la matière et le rapport social entre l’homme et l’homme. Entre ces rapports, il n’y a aucun espace puisqu’ils ne sont que potentiels, il n’y a donc pas lieu de parler de lieu. Ou bien ces processus sont indépendants, et on glissera ce qu’on voudra entre eux, ils resteront indépendants. Ou bien ils sont liés, alors ils ne constituent en fait qu’un seul et même processus que nous ne pouvons décomposer que mentalement pour faciliter notre étude. Tout au plus peut-on dire de ces rapports qu’ils peuvent se réaliser soit simultanément, soit en décalage dans le temps. Derrida le sent d’ailleurs fort bien, nous le verrons, car dès qu’il tente de se glisser dans ce lieu étrange, il se glisse effectivement dans les divers moments du processus d’évolution qui transforme un produit en marchandise.
Enfin, les concepts qu’il s’agit de former sont déjà tout formés avant l’analyse du fétichisme de la marchandise et sans que Marx ait manifesté la moindre hantise de quoi que ce soit.
« Grand moment au début du Capital, on s’en souvient [...][247] »
Nous dirions plutôt : petit moment à la fin de l’analyse de la « nature », ou plus exactement des déterminations formelles de la marchandise. Petit moment de détente où Marx se moque gentiment des économistes et des idéologues bourgeois qui, longtemps, se sont perdus dans la quête du « phlogistique » de la marchandise, tout en nous donnant une magistrale leçon de dialectique matérialiste.
Derrida se lance alors dans une paraphrase de haute volée, mais dans un ton grave, voire apocalyptique, de l’ironie marxiste. Relevons quelques perles :
« La marchandise hante ainsi la chose, son spectre travaille la valeur d’usage.[248] »
Il veut sans doute dire par là : « la valeur hante ainsi la chose », puisque c’est elle, du travail social coagulé dans la chose qui la transforme (lui donne la forme sous laquelle elle apparaît à l’esprit humain) en marchandise potentielle. En plus il confond la valeur d’usage d’une chose et la chose elle-même.
« Marx doit recourir au langage théâtral et décrire l’apparition de la marchandise comme une entrée en scène (auftritt). Et il doit décrire la table devenue marchandise comme une table tournante, certes, lors d’une séance de spiritisme, mais aussi comme une silhouette fantomale, la figuration d’un acteur ou d’une danse. Figure théo-anthropomorphe au sexe indéterminé (Tisch, pour table est un nom masculin), la table a des pieds, la table a une tête, son corps s’anime, il s’érige tout entier en une institution, il se dresse et s’adresse aux autres, d’abord aux marchandises, ses semblables en fantomalité, il leur fait face ou s’y oppose. Car le spectre est social, il est même engagé dans la concurrence ou dans la guerre dès sa première apparition. Il n’y aurait autrement ni socius ni conflit, ni désir, ni amour, ni paix qui tienne.[249] »
Admirez la toute puissance, la finesse, la transparence même, de « l’interprétation performative » de Derrida. Sous prétexte que « Tisch », nom masculin en allemand, est traduit par « table », nom féminin en français, voilà Marx soupçonné d’introduire une « Figure théo-anthropomorphe au sexe indéterminé ». On peut même présenter au tribunal des enfers une pièce à conviction :
« Les mots qui se trouvent sur la page de titre du Capital : ‘entièrement révisé par l’auteur’ ne sont pas une simple phrase, car j’ai un travail du diable avec cette traduction[250]. »
Non seulement Marx affirme avoir réécrit la traduction française, il évoque le diable en cette occasion !
Admirez surtout comme l’idée se coule dans le style même qui l’évoque : « la table » (féminin) a un corps (masculin), il (masculin) s’érige en une institution (féminin), il (masculin) s’adresse aux autres (masculin ou féminin ?), et d’abord aux marchandises (féminin), à ses semblables (indéterminé) en fantomalité (spectrale). Pas de doute possible, il s’agit bien d’un être au sexe spectral indéterminé.
La puissance performative de la paraphrase derridienne en éberluera plus d’un, car il y en a plus d’un, marxistes, anti-marxistes ou non marxistes, qui ont lu ou lirons Derrida : en un tour de main, sans raison apparente, nous voilà assiégés, sinon par tous les problèmes de l’humanité, du moins par quelques-uns d’entre eux, et non des moindres : le fantôme, l’art (du théâtre et de la danse), le sexe, l’androgynie, les institutions, l’autre, le social et la socialité, la concurrence, la guerre, le conflit, le désir, l’amour, la paix. Allemand et latin en sus. Excusez du peu.
Comment ne pas s’y résigner quand, selon Derrida, Marx lui-même doit...
Derrida ne se rend même pas compte qu’on peut supprimer du Capital les maigres citations qu’il en a tirées sans pour autant perdre un iota de l’éclairage que Marx nous donne de la production marchande et du mode de production capitaliste. Il n’a même pas remarqué que l’analyse de la marchandise a été, pour l’essentiel, pour la définition des principaux concepts, systématiquement développée avec un luxe inouï de détail dans la Contribution à la critique de l’économie politique où Marx ne parle guère de fantômes. À moins que, traitant de la théorie marxiste de la marchandise, il n’ait pas éprouvé le besoin de lire ou de relire l’ouvrage principal de Marx où cette catégorie « élémentaire » de l’économie marchande a été disséquée, analysée, expliquée et dont la première partie du Capital donne, selon Marx, un résumé, dont le plan d’exposition est, il est vrai, modifié.
« Le bois s’anime et se peuple d’esprits : crédulité, occultisme, obscurantisme, immaturité d’avant les Lumières, l’humanité puérile ou primitive. Mais que seraient les Lumières sans le marché ? Et qui progressera jamais sans valeur d’échange ?
Contradiction capitale. À l’origine même du capital.[251] »
Ainsi ce sont les esprits qui ont créé le marché, et c’est le marché qui crée, ou du moins encourage le développement des Lumières (vu le style elliptique qu’affectionne Derrida, nous sommes condamnés nolens volens à une interprétation performative, quelle qu’elle soit par ailleurs). Et c’est la valeur d’échange qui constituerait l’unique moteur du progrès dans l’histoire humaine. Admirez par ailleurs la puissance du Verbe derridien : pour expliquer comment de la marchandise est né le capital, il lui suffit d’un mot plus une poussière de mot, un imperceptible « e » muet. La marchandise étant une contradiction capitale, elle est à l’origine même du capital. De quoi faire crever de jalousie Adam Smith, Ricardo, Keynes, et quelques prix Nobel de moindre envergure.
Derrida semble tenir pour rien les progrès accomplis par l’humanité dans des civilisations où la production marchande était d’une importance secondaire, dérisoire, voire quasi-inexistante, l’antiquité égyptienne ou l’antiquité grecque et romaine par exemple, sans laquelle on a quelque peine à imaginer la civilisation française elle-même.
De la contradiction capitale qu’il a imaginée si élégamment, et qui n’est capitale que dans sa tête, il tire l’origine même du capital. Derrida a sans doute arrêté sa lecture du Capital au chapitre sur le fétichisme de la marchandise avant de faire son discours. S’il s’était donné la peine d’aller tout juste un peu plus loin, de lire la section II du Livre I où Marx traite de la transformation de l’argent en capital, il saurait que l’économie marchande est une condition nécessaire mais non suffisante pour cette transformation. Il faudrait en plus que le détenteur de l’argent ait l’heureuse surprise (eh oui, il n’y personne de plus ouvert à « l’événementialité de l’événement » que le capitaliste dès qu’il flaire la « virtualité » irréductible d’une plus-value à extorquer, cf. sa course effrénée, indécente, aux profits vers les pays du déni des droits de l’homme, la Chine et le Vietnam par exemple) de trouver sur le marché une marchandise particulière dont l’usage crée plus de valeur qu’elle n’en contient. Il apprendra aussi, incidemment, les raisons pour lesquelles, bien que l’économie marchande ait existé, à des degrés divers, depuis des millénaires dans les diverses civilisations du passé, ce n’est que tout récemment qu’elle a donné naissance au capitalisme.
Mais il suffit. Maintenant que le lecteur est bien convaincu, à force de le pratiquer tout au long de plus de deux cents pages, qu’il y a du fantomal dans cette histoire, qu’un spectre rôde quelque part, il ne reste plus à Derrida qu’à le glisser dans ce lieu « entre la valeur d’usage et la valeur d’échange ». Voyons comment il s’y prend.
Comme de juste, Derrida nous apprend qu’en fin de compte, il ne s’agit pas d’un lieu, mais d’un moment, et même d’un moment dans une temporalité des plus triviales, avec un avant, un pendant et un après.
« Deuxièmement : dire que la chose, la table de bois par exemple, entre en scène comme une marchandise, après n’avoir été qu’une chose ordinaire dans sa valeur d’usage, c’est donner une origine au moment fantomal. La valeur d’usage en était, semble sous-entendre Marx, intacte. Elle était ce qu’elle était, valeur d’usage, identique à elle-même. La fantasmagorie, comme le capital[252], commencerait avec la valeur d’échange et la forme-marchandise. C’est alors seulement que le spectre ‘entre en scène’. Auparavant, selon Marx[253], il n’était pas là[254]. Pas même pour hanter la valeur d’usage[255]. Mais d’où vient la certitude concernant le stade préalable, celui de cette prétendue valeur d’usage, justement, une valeur d’usage pure[256] de tout ce qui fait la valeur d’échange et la forme-marchandise ? Qu’est-ce qui nous assure de cette distinction[257] ? Il ne s’agit pas ici de nier l’existence d’une valeur d’usage ou la nécessité de s’y référer. Mais de douter de sa rigoureuse pureté. Si celle-ci n’était pas assurée, alors il faudrait dire que la fantasmagorie a commencé avant ladite valeur d’échange[258], au seuil de la valeur de valeur en général[259] ou que la forme-marchandise a commencé avant la forme-marchandise, elle-même avant elle-même.[260] »
Passons sur la manie derridienne de mélanger torchons et serviettes, marchandise et capital. Passons aussi sur cet être purement et ontologiquement derridien qui s’appelle « valeur d’usage pure » qui n’a rien à voir avec l’oeuvre de Marx. Passons enfin sur « la valeur de valeur en général » qui n’a aucun sens ni dans la théorie économique de Marx, ni dans aucune autre théorie économique au monde. Examinons le fond du procès. Selon Derrida, Marx « semble sous-entendre » que dans le processus qui transforme un produit en marchandise, il y a plusieurs moments distincts :
Temps 1 : l’objet est ce qu’il est, un objet utile, une valeur d’usage donc, parce que ses propriétés répondent à un besoin humain, il n’y a en lui pas la moindre trace de valeur d’échange.
Temps 2 : Subitement, et comme miracle, le voilà hanté par une valeur d’échange : « C’est alors seulement que le spectre ‘entre en scène’. Auparavant, selon Marx, il n’était pas là.»
Et Derrida de se demander ingénument : comment expliquer cette génération spontanée ? On ne peut tout de même pas tirer la valeur d’échange du néant, d’autant plus qu’il y va de la bourse. Et de conclure : pour qu’il puisse en être ainsi, il faudrait que la « valeur d’usage pure » ne soit pas si pure que ça, qu’elle soit dès avant l’apparition en scène de l’objet en tant que marchandise, contaminée, affectée, hantée en quelque sorte, par « quelque chose » qui la fasse apparaître comme une valeur d’échange et que, par conséquent, la forme-marchandise de l’objet soit déjà là avant même qu’il se présente comme objet destiné à l’échange, comme marchandise.
Diable ! L’objection est de taille et mérite considération. Marx, ce logicien si rigoureux, si méticuleux, ne se serait-il pas aperçu de cette faille énorme, « Kolossale » même, dans son raisonnement ? Serions-nous obligé d’admettre la théorie de Derrida sur la marchandise, ce problème sur lequel se sont cassés les dents tant de prestigieux économistes, d’abandonner l’analyse matérialiste dialectique de la marchandise, « l’ontologie marxiste », pour nous rallier à l’hantologie derridienne ?
« La forme-marchande, certes, ce n’est pas la valeur d’usage, il faut en donner acte à Marx et tenir compte du pouvoir analytique que cette distinction nous livre[261]. Mais si elle ne l’est pas présentement, et même si elle n’y est pas effectivement présente, elle affecte[262] d’avance la valeur d’usage de la table de bois. Elle l’affecte et l’endeuille[263] d’avance comme le fantôme qu’elle deviendra, mais c’est là que commence justement la hantise. Et son temps, et l’impestivité de son présent, de son être ‘out of joint’. Hanter ne veut pas dire être présent, et il faut introduire la hantise dans la construction même d’un concept. De tout concept, à commencer par le concept d’être et de temps[264]. Voilà ce que nous appellerions, ici, une hantologie. L’ontologie ne s’y oppose que dans un mouvement d’exorcisme. L’ontologie est une conjuration.[265] »
Comme je suis sans doute aussi hanté que Derrida par « un certain esprit » du marxisme, comme le spectre du génial barbu me visite chaque fois que j’affronte un texte en économie ou en philosophie, je suspendrai ma décision un bref moment, le temps de relire Marx :
« Jusqu’ici, nous avons considéré la marchandise à un double point de vue, celui de la valeur d’usage et celui de la valeur d’échange, et dans les deux cas, de manière unilatérale. En tant que marchandise, cependant, elle est, de façon immédiate, unité de la valeur d’usage et de la valeur d’échange ; en même temps, elle n’est marchandise que par rapport aux autres marchandises. Le rapport réel des marchandises les unes aux autres est leur procès d’échange. C’est un procès social dans lequel entrent les individus, indépendamment les uns des autres, mais ils n’y entrent qu’en tant que possesseurs de marchandises ; leur existence réciproque les uns pour les autres, c’est l’existence de leurs marchandises, et ils n’apparaissent ainsi, en fait, que comme des supports conscients du procès d’échange.
La marchandise est valeur d’usage, froment, toile, diamant, machine, etc., mais en même temps, en tant que marchandise, elle n’est pas valeur d’usage. Si elle était valeur d’usage pour son possesseur, c’est-à-dire un moyen immédiat pour satisfaire ses propres besoins, elle ne serait pas marchandise. Pour lui, elle serait bien plutôt non-valeur d’usage, elle est simplement le support matériel de la valeur d’échange ou simple moyen d’échange ; en tant que support actif de la valeur d’échange, la valeur d’usage devient moyen d’échange. Pour son possesseur, elle n’est plus valeur d’usage qu’en tant que valeur d’échange[266]. Il faut donc d’abord que la marchandise devienne valeur d’usage, en premier lieu pour d’autres.[267] »
Et si tel est le cas, elle s’échangerait effectivement contre une autre marchandise, mais alors :
« Pour devenir valeurs d’usage[268], les marchandises doivent être universellement aliénées, entrer dans le procès d’échange, mais leur existence pour l’échange est leur existence comme valeurs d’échange. Pour se réaliser comme valeur d’usage, il faut donc qu’elle se réalise comme valeur d’échange. [...] D’autre part, la marchandise est bien valeur d’échange, pour autant qu’elle renferme un quantum déterminé de temps de travail mis en oeuvre pour la produire et qu’elle est ainsi du temps de travail matérialisé. Mais, telle qu’elle est de façon immédiate, elle est seulement du temps de travail individuel matérialisé, ayant un contenu particulier et non du temps de travail général. Elle n’est donc pas immédiatement valeur d’échange, mais doit tout d’abord le devenir[269]. »
Ouf ! Ce n’était qu’un mauvais rêve. Le texte de Marx se passe de commentaire. Quand il ne s’amuse pas des fantômes qui hantent la tête des économistes et des idéologues bourgeois, malgré les limites du langage dont il a hérité et en dépit de ses clins d’oeil au verbe hégélien, Marx reste clair et précis dans son exposé. Il dit ce qu’il a à dire. Il ne « semble sous-entendre » rien du tout. Les sous-entendus sont de Derrida. La dissociation entre valeur d’usage et valeur d’échange, si elle existe bien sur le plan de l’exposé (il faut bien en parler, l’une après l’autre, séparément, méthodiquement, sans tout mélanger tout le temps pour tout brouiller comme aime le faire Derrida), n’existent en réalité que dans l’imaginaire derridien, sans doute comme produits spécifiques de son interprétation performative et déconstructioniste des textes de Marx. On peut, sans état d’âme, les renvoyer là d’où elles viennent : dans le temps « out of joint » et l’espace out of text de l’univers out of logic de Derrida.
Ne vous affolez donc pas en apprenant :
« que la fantasmagorie a commencé avant ladite valeur d’échange, au seuil de la valeur de valeur en général ou que la forme-marchandise a commencé avant la forme-marchandise, elle-même avant elle-même. »
La phrase n’est mystérieuse que par son manque de contenu. Par sa forme, elle rappelle étrangement le jargon de Hegel. Derrida n’est ni le premier ni le dernier à s’en inspirer. Dans le domaine économique, il a au moins un prédécesseur français illustre :
« ... les matériaux de M. Proudhon, ce sont les dogmes des économistes. Mais du moment qu'on ne poursuit pas le mouvement historique des rapports de la production, dont les catégories ne sont que l'expression théorique, du moment que l'on ne veut plus voir dans ces catégories que des idées, des pensées spontanées, indépendantes des rapports réels, on est bien forcé d'assigner comme origine à ces pensées le mouvement de la raison pure. Comment la raison pure, éternelle, impersonnelle fait‑elle naître ces pensées ? Comment procède‑t‑elle pour les produire ?
Si nous avions l'intrépidité de M. Proudhon en fait d’hégélianisme, nous dirions: Elle se distingue en elle-même d'elle‑même. Qu'est‑ce à dire ? La raison impersonnelle n'ayant en dehors d'elle ni terrain sur lequel elle puisse se poser, ni objet auquel elle puisse s'opposer, ni sujet avec lequel elle puisse composer, se voit forcée de faire la culbute en se posant, en s'opposant et en composant — position, opposition, composition. Pour parler grec, nous avons la thèse, l’antithèse et la synthèse. Quant à ceux qui ne connaissent pas le langage hégélien, nous leur dirons la formule sacramentelle: affirmation, négation et négation de la négation. Voilà ce que parler veut dire. Ce n'est certes pas de l’hébreu, n'en déplaise à M. Proudhon; mais c'est le langage de cette raison si pure, séparée de l'individu. Au lieu de l'individu ordinaire, avec sa manière ordinaire de parler et de penser, nous n'avons autre chose que cette manière ordinaire toute pure, moins l'individu.[270] »
Au lieu d’essayer de comprendre l’analyse marxiste du processus historique qui transforme un objet de l’activité productrice des hommes en marchandise, Derrida s’accroche à « la valeur d’usage » et « la valeur d’échange », catégories qui furent des dogmes des économistes du XIXe siècle et tente de dépasser leur contradiction en sautant dans son temps « out of joint », en les liant par son spectre. Il n’est pas étonnant qu’il aboutisse au même résultat que Proudhon :
« Il veut être la synthèse, il est une erreur composée.[271] »
Derrida a donné au chapitre où il traite du fétichisme de la marchandise le titre : « Apparition de l’inapparent : l’ « escamotage » phénoménologique ». De quel escamotage s’agit-il à propos de la marchandise ? De l’escamotage de l’inapparent, du spectre qui hantait la marchandise avant même qu’elle se présente comme marchandise sur la scène. Marx ayant peur de tous les fantômes en général, a escamoté celui-ci en particulier pour réduire la marchandise à ses formes phénoménales de valeur d’usage pure et de valeur d’échange.
Sartre l’a déjà remarqué, ce qui frappe dans les critiques qu’on adresse à Marx, c’est que, sous une forme ou une autre, elles ne font que reprendre des idées anciennes auxquelles Marx a déjà répondu. De ce fait, Marx semble doté de ce pouvoir étrange de répondre par avance à ses contradicteurs. Voyons comment Marx a répondu d’avance à Derrida dans ses notes à propos du Traité d’économie politique d’Adolphe Wagner :
« De prime abord, je ne pars pas de « notions », donc pas non plus de la « notion de valeur », et je n’ai donc pas par conséquent à la « diviser » en aucune manière. Ce dont je pars, c’est la forme sociale la plus simple, sous laquelle se présente dans la société actuelle, le produit du travail, et c’est la « marchandise ». C’est elle que j’analyse, et, je le fais d’abord sous la forme sous laquelle elle apparaît. Or, je trouve ici, qu’elle est d’une part sous sa forme naturelle un objet d’usage, alias [en d’autres mots] une valeur d’usage, d’autre part, le soutien de valeur d’échange, et sous ce point de vue, « valeur d’échange » elle-même. Une analyse plus poussée me montre que la valeur d’échange n’est qu’une « forme phénoménale », une représentation caractérisée de la valeur contenue dans la marchandise, et ensuite je passe à l’analyse de la valeur. [...]
« seul un vir obscurus [homme obscur] qui n’a pas compris un traître mot du Capital peut conclure que : [...] la valeur d’usage ne joue aucun rôle chez lui. Elle ne joue naturellement pas le rôle de son opposé, la « valeur », qui n’a rien de commun avec elle, si ce n’est que le mot « valeur » se trouve dans l’expression « valeur d’usage ». Il eut aussi bien pu dire que la « valeur d’échange » est écartée par moi, parce qu’elle n’est que forme phénoménale de la valeur mais non la « valeur », puisque chez moi, la « valeur » d’une marchandise n’est ni sa valeur d’usage, ni sa valeur d’échange. »
On ne peut pas être plus clair. Marx part de la forme phénoménale, la forme sous laquelle une chose se présente dans notre entendement, une marchandise, l’unité contradictoire entre valeur d’usage et valeur d’échange, pour retrouver grâce à son analyse, le contenu réel du phénomène : du travail social coagulé. Ce contenu réel, il l’appelle « valeur ». Derrida lui reproche de faire le contraire et l’accuse d’escamotage phénoménologique ! Il ne s’est même pas aperçu que ce qu’il appelle pompeusement « spectre », ce n’est rien d’autre que la valeur. Cette valeur est évidemment invisible et, ceci, pour une double raison. La première est qu’on ne peut pas plus voir le travail incorporé dans un objet que le poids de cet objet, parce que « travail » et « poids » ne sont pas des choses, mais des rapports, entre objets pour le poids, entre l’homme et la matière pour le travail. La seconde, puisqu’il s’agit ici de travail social, c’est-à-dire d’un rapport social qui prend le travail humain pour contenu, il ne peut se manifester comme tel qu’à travers une transaction sociale, à travers l’échange, entre des hommes, des objets dans lesquels ce travail s’est matérialisé. C’est la raison pour laquelle on le saisit d’abord dans sa forme phénoménale de valeur d’échange. D’une manière générale, tous les rapports quels qu’ils soient, ne peuvent être saisis au départ que sous l’apparence, sous la forme phénoménale des objets en rapports. Ainsi, le rapport amoureux s’annonce d’abord sous la forme de deux corps enlacés par exemple. Ce n’est que lorsque ce rapport réel a lieu ou s’annonce, et à l’intérieur de ce rapport réel ou potentiel, qu’on peut, si on veut, conformément aux cultures dont on est le sous-produit, chercher à y retrouver le Pater, la Mater, tous les ancêtres réels ou littéraires, nationaux ou internationaux, qu’il vous plaira de convoquer.
Sachant que, pas plus que le capital, il n’est éternel, Marx a même pris le soin de répondre à Derrida sur le mode fantomal :
« Il n’y a d’opposition « logique » ici que chez Rodbertus et ses proches, les professeurs-maîtres d’école allemands, qui partent de la « notion » de valeur et non de la « chose sociale », la « marchandise », et laisse cette notion se scinder en deux, pour se quereller ensuite quand il s’agit de savoir lequel des deux fantômes est notre homme ![272] »
Entre la publication en 1848 de Travail salarié et Capital et celle, en 1859, de Contribution à la critique de l’économie politique, Marx a dû passer plus de dix ans à critiquer quasiment tous les auteurs importants en économie politique pour pouvoir élaborer le concept de « valeur » d’une marchandise. Il lui faudra encore près de dix ans de labeur pour élaborer en 1967, avec la publication du Capital, le concept de « force de travail ». Il n’est donc pas surprenant que la lecture en diagonale (?) du Capital par Derrida soit fatalement et abusivement « performative ». Le plus comique, c’est qu’il nous livre dans la foulée une illustration époustouflante de « l’escamotage phénoménologique » et du naufrage « ontologique ». Parce que les économistes du dix-neuvième siècle parlaient de valeur d’usage et de valeur d’échange, parce que Marx utilisait ces expressions « pour suivre la manière de parler ordinaire » et se faire comprendre du commun des mortels de son temps en utilisant les lieux communs du langage, avant d’en montrer la fausseté tout en expliquant le pourquoi de cette erreur, parce que le mot « valeur » se retrouve dans les deux expressions ci-dessus, Derrida nous invite à méditer gravement, sous le poids d’une responsabilité historique et au nom des Lumières pour le siècle à venir, sur « la valeur des valeurs », « au seuil de la valeur de valeur en général », là où « la forme-marchandise a commencé avant la forme-marchandise, elle-même avant elle-même ». Il prend ses vessies pour des lanternes, et il les baptise « spectralité ».
« ...là où manquent les idées
se présente à point un mot.[273] »
Encore qu’ici, ce n’est pas l’idée qui manque, c’est sa compréhension.
Puisque nous avons suivi Derrida jusqu’ici, essayons au moins de comprendre, autant que faire se peut, ce qui n’est pas une mince aventure largement ouverte sur la « virtualité » de « l’événementialité de l’événement », la mésaventure qui lui est arrivée.
Marx, en dialecticien matérialiste, décrit un processus social qui n’existe que dans le cadre d’une certaine forme de division sociale du travail, processus au cours duquel des hommes entrent en relation en tant que possesseurs d’objets qu’ils ont produits indépendamment dans le but de les échanger contre d’autres objets répondant à leurs besoins et qu’ils ne possèdent pas. C’est ce processus qui transforme les objets en marchandises, les font apparaître aux échangeurs comme « dotées » d’une valeur d’échange dont la grandeur est déterminée de fait et à leur insu par la quantité de travail général abstrait socialement nécessaire pour produire ces objets dans des conditions de production historiquement déterminées. Le concept de valeur (d’échange) fait référence à au moins trois niveaux de réalité :
1. Une réalité matérielle : l’objet contient bien du temps de travail humain abstrait. Ce travail humain abstrait, pour le moment individuel, a potentiellement la possibilité de se réaliser comme travail social. Il lui suffit, pour cela, de trouver preneur.
2. Une réalité psychologique : le producteur produit l’objet dans le but de l’échanger. Dès la production de l’objet, il vise à travers l’objet sa valeur d’échange. Elle est réelle pour lui en tant que telle.
3. Une réalité sociale : en échangeant effectivement l’objet qu’il a produit contre un autre, il réalise effectivement la valeur d’échange qu’il visait (avec éventuellement un écart quantitatif qui lui rappelle de facto, avec une contrainte d’acier – les lois du marché, comme on dit aujourd’hui – , qu’il n’est pas seul à décider du quantum de travail général contenu dans sa marchandise), et son travail individuel ne se réalise effectivement comme partie intégrante de la division sociale du travail, comme travail social, que pour la partie reconnue par ses congénères comme socialement nécessaire,.
Ce que Marx décrit donc, c’est un mouvement, car toute réalité est mouvement, à travers lequel les hommes en tant qu’individus se réalisent comme des êtres sociaux et vice versa. Que dans ce processus social, une chose serve de médiation entre l’homme et l’homme, il n’y pas lieu de s’en étonner, nous dirons tantôt pourquoi. Que cette chose prenne la forme-marchandise, c’est le propre d’un mode de production et d’échange particulier, historiquement déterminé.
Derrida, malgré le dédain hautain qu’il semble éprouver pour l’ontologique, a pris la description des formes de mouvements, la description de rapports dynamiques complexes, pour la description de choses et, qui plus est, de choses en soi. D’une part, derrière des substantifs comme « la marchandise », « la valeur d’usage », « la valeur d’échange », qui désignent des rapports dynamiques variés et complexes, il a cru voir des êtres simples, plus ou moins massifs, plus ou moins fantomatiques. D’autre part, il découpe le temps sans lequel il ne saurait y avoir de mouvement réel en rondelles de saucisson. Les deux opérations sont d’ailleurs intimement liées, car c’est seulement dans cette espèce de temporalité que pourraient exister des êtres en soi, figés dans la présence à soi et l’éternelle contemporanéité à soi du présent tel qu’il l’imagine. Enfin, ce « système » étant mortellement immobile, pour le faire bouger, il faut bien, comme en cosmologie, recourir à une impulsion initiale, le coup de pouce du bon Dieu. C’est l’affaire du spectre. Derrida le case entre deux rondelles, en déployant un discours confus, platement scolastique sur le jeu de mécano qu’il a créé : il transforme les rondelles de saucisson en tréteaux de théâtre, sur le premier il pose une table en bois, sur le suivant il la fait danser, entre-temps il a convoqué son spectre, et il « démontre » : pour que la table danse, il faut qu’elle soit hantée, mais comme elle ne l’était pas avant son entrée en scène comme marchandise, sa mise en vente pour parler prosaïquement, il faudrait que le spectre hante déjà la valeur d’usage. Ce qui suppose que le temps « entre deux » rondelles soit hors du temps ordinaire. La preuve ? Eh bien, on n’est pas assuré que la valeur d’usage soit pure. Si on n’en est pas sûr, c’est qu’elle est hantée, donc la forme-marchandise a commencé avant la forme-marchandise, donc le spectre convoqué par Derrida existe sans exister, donc la théorie de la spectralité de Derrida tient la route, voire c’est elle qui mène le monde.
Ontologique et scolastique, Derrida s’échappe des limites de l’ontologique et des contraintes de la scolastique (car même la scolastique exige un minimum de rigueur formelle, le moindre curé vous l’apprendrait) par la poésie, chez Hamlet et Shakespeare. Il aurait dû y rester. Cela lui aurait évité de s’égarer dans les obscurités de l’économie politique bourgeoise d’avant Le Capital.
Qu’un rapport social se réalise à travers des rapports matériels n’a rien d’exceptionnel en soi. Il en est ainsi de tous les rapports humains réels sans exception. L’homme ne peut avoir de rapport avec son prochain, son autre, oserai-je dire, qu’à condition d’être, entre autres, un être matériel et un être biologique. Ainsi, les sentiments que j’éprouve pour une femme lui seront à jamais inaccessibles, ils resteront à jamais des sentiments en moi, par moi, pour moi, à travers mes élucubrations imaginaires, si je n’avais pas un corps pour les exprimer. Ce n’est que lorsque je l’enlace dans mes bras ou que je lui balance une gifle, qu’ils se réalisent, qu’ils deviennent réels en ce monde, de ce monde. Pour elle comme pour moi. Il en est de même des rapports « présentement présents » que j’entretiens avec Derrida ou que le lecteur entretient avec moi. Sans son bouquin, sans le mien, sans les signes cabalistiques à l’encre noire sur le blanc papier, il ne saurait y avoir aucun rapport entre nous. Je n’entends évidemment pas réduire les rapports humains à des rapports uniquement matériels. J’entends affirmer que le rapport matériel, la matérialité des rapports entre les hommes, constitue la condition sine qua non de toute espèce de rapports, y compris les rapports biologiques et spirituels. C’est un malheur, c’est une chance, c’est notre humanité. Car sur cette base matérielle nécessaire, peuvent se greffer d’autres niveaux de rapports, biologique par exemple quand je fais l’amour à la femme que j’aime ou que je n’aime pas, et spirituel enfin, par exemple quand je lis Derrida. Qu’il soit nécessaire à l’esprit humain de se matérialiser, notamment sous forme biologique, pour se réaliser, et qu’il ne puisse le faire que par un acte en définitive matériellement constatable, tombe aussi sous le sens commun qu’exprime de manière magistrale les XI Thèses sur Feuerbach. Sartre en a donné une magnifique illustration dans L’Être et le Néant quand il fait la distinction entre le corps et la chair. Le corps, en tant qu’être matériel, voire biologique, est purement instrumental. C’est un outil dont l’homme, en tant que conscience, se sert (le verbe réfléchi exprime bien l’unité en lui de la matière, de la vie et de l’esprit) pour réaliser ses projets. Ce n’est que lorsque la conscience s’incarne, transforme le corps en chair, se fait chair, qu’elle peut espérer séduire, captiver la conscience d’autrui, qu’elle est en mesure d’établir un rapport spirituel avec autrui à travers un rapport biologique et donc, en définitive, matériel. Et si finalement ce rapport devait avoir lieu, devait se réaliser, il se réalisera, il deviendra réel, de ce monde, nécessairement sous la forme d’un rapport de chair à chair et de corps à corps, corps charnel et spirituel tout à la fois. Car la conscience a beau se faire chair, pur appel, pure attente, pure passivité, tant qu’elle voudra, pour faire l’amour enfin, il faut bien qu’elle maîtrise si peu que ce soit la mécanique de son corps. Mais Sartre, qui croit en la transcendance de l’ego, s’en détourne, déçu : ce n’est donc que cela ! Pourquoi en est-il ainsi, pour lui, serait un sujet passionnant, instructif, l’occasion d’une lecture « déconstructioniste » de son oeuvre, comme la lecture qu’il donne de tant d’autres oeuvres, une lecture dans une attitude d’empathie. Car si le philosophe de l’Être et le Néant bute devant un mur, l’écrivain met le doigt dans la plaie :
« Goetz. – Je voudrais que tu sois une bête pour te monter comme une bête.
Hilda. – Comme tu souffres d’être un homme ! »
L’art serait-il, dans son essence, féminin ? Peut-être. Dans ce sens : dans le rapport au féminin des humains.
« Dans son rapport à l'égard de la femme, proie et servante de la volupté collective, s'exprime l'infinie dégradation dans laquelle l'homme existe pour soi-même, car le secret de ce rapport trouve son expression non équivoque, décisive, manifeste, dévoilée dans le rapport de l'homme à la femme et dans la manière dont est saisi le rapport générique naturel et immédiat. Le rapport immédiat, naturel, nécessaire de l'homme à l'homme est le rapport de l'homme à la femme. Dans ce rapport générique naturel, le rapport de l'homme à la nature est immédiatement son rapport à l'homme, de même que le rapport à l'homme est directement son rapport à la nature, sa propre détermination naturelle. Dans ce rapport apparaît donc de façon sensible, réduite à un fait concret, la mesure dans laquelle, pour l'homme, l'essence humaine est devenue la nature, ou celle dans laquelle la nature est devenue l'essence humaine de l'homme. En partant de ce rapport, on peut donc juger tout le niveau de culture de l'homme. Du caractère de ce rapport résulte la mesure dans laquelle l'homme est devenu pour lui-même être générique, homme, et s'est saisi comme tel; le rapport de l'homme à la femme est le rapport le plus naturel de l'homme à l'homme. En celui-ci apparaît donc dans quelle mesure le comportement naturel de l'homme est devenu humain ou dans quelle mesure l'essence humaine est devenue essence naturelle, dans quelle mesure sa nature humaine est devenu pour lui la nature. Dans ce rapport apparaît aussi dans quelle mesure le besoin de l'homme est devenu humain, donc dans quelle mesure l'homme autre en tant qu'homme est devenu pour lui un besoin, dans quelle mesure, dans son existence la plus individuelle, il est en même temps un être social. [...][274] »
Remplacez la plupart des mots « homme » par « humain », le sens de ce texte apparaîtra de manière lumineuse. Si cela est vrai, les relations entre les humains peuvent aussi devenir art, pas seulement à travers la peinture, les sculptures et les livres.
Notre rapport au langage est tel qu’il n’est pas possible de lire un auteur sans l’interpréter, sans transformer dans une certaine mesure sa pensée. Par ailleurs, nous barbotons tous depuis si longtemps dans un consensus mou, gluant, déliquescent, nous vivons tous dans un tel cul de sac sur tous les plans politique, philosophique, idéologique, économique, social, culturel, et j’en passe, que notre soif d’idées neuves semble inextinguible. C’est donc avec chaleur et confiance que nous accueillons toutes les interprétations performatives de la pensée de tous nos prédécesseurs, qu’ils soient illustres ou non. Néanmoins, lorsque la performance « performative » dépasse la mesure au point de faire dire à un auteur l’exact contraire de ce qu’il a écrit, nous ne pouvons nous empêcher d’éprouver une certaine gêne. Ainsi, la citation de Marx par Derrida :
« J’appelle cela fétichisme de la marchandise, fétichisme qui adhère (anklebt) aux produits du travail comme marchandises, et qui, partant, est inséparable de la production marchande. Ce caractère fétiche du monde des marchandises, notre précédente analyse vient de nous le montrer, provient du caractère social propre du travail qui produit des marchandises.[275] »
Et son interprétation :
« Autrement dit [sic, NdR], dès qu’il y a production, il y a fétichisme : idéalisation, autonomisation et automatisation, dématérialisation et incorporation spectrale, travail du deuil coextensif à tout travail[276] » etc. etc.
Dans ce cas flagrant d’interprétation abusivement « performative », on ne peut tout de même pas nous faire croire que Marx a pensé le contraire de ce qu’il a écrit par quatre fois en deux phrases, noir sur blanc. Il ne dit jamais fétichisme des produits (de l’activité de production) ou des objets, il insiste lourdement sur la forme marchande de ces produits. D’autant plus que dans le même passage, à peine trois pages plus loin, il écrit :
« Si donc nous envisageons d’autres formes de production, nous verrons disparaître aussitôt tout ce mysticisme qui obscurcit les produits du travail dans la période actuelle.[277] »
Et de nous donner dans la foulée quatre exemples dont deux réels de modes de production non marchands où les produits ne prennent pas pour l’homme la forme marchandise.
Qu’importe, Derrida sait comment accommoder sa citation. Il lui suffit d’affirmer et de condamner de la manière magistrale qu’on lui connaît dorénavant :
« Marx croit devoir limiter cette coextensivité à la production marchande. C’est à nos yeux un geste d’exorcisme dont nous avons parlé plus haut et au sujet duquel nous laissons ici encore notre question suspendue.[278] »
Nous nous permettrons de croire, comme il se doit, que c’est plutôt Derrida qui, de son propre chef, impose à Marx ce « croit devoir ». Cet homme a beau être mort et son oeuvre cuisinée à toutes les sauces, on lui doit le respect, ne serait-ce que pour ce qu’il a écrit à ses risques et périls qui n’étaient pas négligeables.
Cette sensation désagréable nous incite à risquer à notre tour une interprétation peut-être performative du livre de Derrida intitulé Spectres de Marx. Derrida a envie de développer une grande théorie de la spectralité. Grand bien lui fasse. On l’invite à une conférence sur Marx. Il extrait à la va-vite quelques maigres citations des écrits de Marx où figurent des mots ayant un air de famille avec son sujet. Et il s’en sert pour illustrer sa théorie. Malheureusement Marx, quand il s’y met, est un auteur horriblement précis dans son langage. Alors quand le texte du spectre barbu ne colle pas avec ce que Derrida en attend, il n’hésite pas à le tirer par les cheveux. C’est dommage. Nous aurions apprécié sa théorie de la spectralité sans ses références fantaisistes à Marx. Son verbe ample, impétueux, flamboyant, avec ses glissements de mots, de phrases, d’images, de sens, avec ses méandres, ses boucles, ses bonds, etc. peut nous inspirer bien des réflexions et, du moins, donné bien du plaisir – littéraire. Mais il nous a lancé sur une fausse piste. Nous nous sommes épuisés à chercher à la loupe un nouvel éclairage de l’oeuvre de Marx. Pour rien.
Dans un problème aussi important pour l’existence quotidienne des hommes « présentement vivants » que celui des marchandises et de l’argent, face à une approche aussi riche, puissante, profonde et féconde de la réalité humaine dans sa triple détermination matérielle, biologique et spirituelle, que nous dit, quant au fond, Derrida ? Attention, vous ne l’avez sans doute pas remarqué, mais cela n’a pas échappé à ma vigilance : Marx est un penseur hanté par des fantômes. La preuve ? La première image qui apparaît dans le Manifeste du Parti Communiste c’est celle d’un spectre : « Un spectre hante l’Europe... » Il y revient même à plusieurs reprises. Ensuite, lisez L’Idéologie allemande, c’est bourré de spectres, ceux de Stirner bien sûr, mais des spectres tout de même. Enfin, le fameux paragraphe sur le fétichisme de la marchandise dans Le Capital – notez qu’il s’agit du tout premier chapitre – avec sa diablesse de table envoûtée. Cela ne vous met-il pas la puce à l’oreille ? Pour qu’un homme parle tant de spectres, même s’il s’agit de ceux des autres, il faut qu’il en soit lui-même hanté. Essayons de voir ce qui le hante. Et de nous donner sa brillante théorie de la spectralité en invoquant Shakespeare et Freud à la rescousse.
On pourrait remarquer sans drame que :
1. Il n’est pas extraordinaire que Marx utilise cette figure de style lorsque son propos est de dénoncer la tentation des philosophes de substantialiser les concepts qui traînent dans leur tête en les déconnectant de la réalité qui les a fait naître, à en faire des êtres autonomes, d’où leur caractère fantomatique !
2. Il est tout naturel qu’il commence l’analyse du mode de production capitaliste par l’analyse de la marchandise puisqu’il considère, comme bien d’autres de ses prédécesseurs en ce domaine, que « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une ‘immense accumulation de marchandises’. L’analyse de la marchandise, forme élémentaire de cette richesse, sera par conséquent le point de départ de nos recherches.[279] ».
3. Marx utilise fort peu cette image dans son oeuvre. Il suffit de parcourir les index dans les diverses publications de ses textes pour s’en rendre compte. Si un jour le mot « spectre » doit y figurer, ce sera sans doute à cause de Derrida et avec le soutien de ce qu’il appelle la « culture savante ou académique ».
4. Il n’y a aucun spectre dans les XI Thèses sur Feuerbach, notes qui ont servi de point de départ à l’élaboration de L’Idéologie allemande. Il n’y en a pas non plus dans Contribution à la critique de l’économie politique qui contient l’analyse systématique que Marx a faite de la marchandise et de l’argent. Je n’ai rien remarqué de bien saillant dans Misère de la philosophie que Marx considère comme le premier exposé, « quoique sous forme polémique », de la nouvelle manière de voir qu’il partage avec Engels.
Au total, Derrida a pris quelques passages de Marx comme prétexte pour développer sa théorie de la spectralité. C’est son droit, son livre est même agréable à lire et parfois intéressant, mais il ne nous apprend pas grand-chose sur la pensée de Marx. Derrida n’a pas « déconstruit » Marx, il ne s’est même pas « déconstruit », il a fait un discours confus sur les obscurités des langues humaines en s’appuyant sur les obscurités des économistes du 19e siècle. Mais il faut l’en remercier, car il nous donne l’occasion de revisiter Marx, de comprendre en quoi la critique marxiste est radicale, pourquoi aujourd’hui encore on peut l’opposer à des tas de théories dans les « sciences humaines ». Mieux que quiconque Marx savait que les mots trahissent. Nous peinons pour leur faire dire ce que nous voulons dire, surtout si nous avons quelque chose de neuf à dire. C’est que leur sens ne dépend pas que de nous, il dépend aussi des hommes passés qui nous les ont légués et des hommes à venir qui les interpréteront à leur convenance, sans compter les hommes présents qui croient inventer une idée en déformant un mot ou en lançant un slogan. Faites un tour dans un séminaire de « human management », vous en serez immunisé à vie. C’est pour cela qu’en fin de compte, c’est la pratique des hommes qui tranchent en la matière. Heureusement, les hommes restent des êtres matériels, biologiques et spirituels, historiques et sociaux. Ils peuvent bien faire et penser n’importe quoi, ils ne peuvent rigoureusement pas le faire en dehors du contexte historique dont ils héritent et qui les a faits. C’est dans ce contexte qu’ils deviennent des humains, qu’ils sont nos contemporains, qu’ils sont libres parce qu’ils affrontent des hommes libres, vous, moi, tous les autres, eux-mêmes. Il leur arrive parfois de révéler, à travers l’usage qu’ils font du langage, bien des choses sur nous-mêmes dont nous ne sommes même pas conscients. Aussi lorsque Marx s’attaque à un auteur, il s’attache d’abord, au-delà des mots et des images, à reconstituer la logique d’une pensée, son cheminement, ses stratagèmes... Sur cette base, il met en évidence les nouveautés, les vieilleries, les avancées, les reculs... C’est ainsi qu’il lui arrive de répondre « d’avance », comme nous l’avons montré, aux critiques de Derrida. Heureux Stirner ! Heureux Proudhon ! Heureux Dühring ! Heureux tous les auteurs qui ont eu l’honneur de subir la critique de Marx et d’Engels ! Ils resteront dans les mémoires, ne serait-ce qu’à titre d’erreur ou d’illusion, de phlogistiques iconoclastes, car ils auront contribué, même malgré eux, à développer l’intelligence des hommes.
Fermant le livre intitulé Spectres de Marx, que pourrait-on en retenir d’autre, à propos du marxisme, que le dédain hautain de Derrida ?
Pour peu qu’on se dégage de l’ouragan de son vocabulaire et du sortilège de son phrasé, pour peu qu’on se concentre sur ce qu’il dit d’intelligible de Marx, on voit sa lecture performative et déconstructioniste réduire les textes de Marx à une peau de chagrin spectrale, la sienne. Du coup, sa « responsabilité historique » dégringole dans la sagesse populaire la plus plate.
Que sera sera
Whatever will be will be
The future’s not ours to see
Que sera sera
What will be will be
J’ai dit dans l’avertissement que Derrida est un auteur qui ne se résume pas. Pour illustrer les trois lois de la dialectique de Hegel résumées par Engels, je tenterai de résumer son hyper-critique du marxisme en une phrase : Marx aimait la vie, donc il avait peur de la mort et des fantômes, y compris celui du communisme, alors, pour se libérer de sa hantise, il a incarné le fantôme dans le prolétariat de son temps, il l’a enfermé dans des appareils idéologiques avec les conséquences qu’on sait au 20e siècle; néanmoins, ce n’était pas, dans le fond, un mauvais bougre, il nous appelait malgré tout à tout critiquer et à croire en l’émancipation prochaine des hommes sans nous obliger de croire en lui, c’est cet esprit du marxisme dont nous devons hériter.
Puisque nous jouons aux héritiers, assumons l’héritage jusqu’au bout et examinons Spectres de Marx d’un point de vue marxiste.
Derrida écrit : « Shakespeare qui genuit Marx qui genuit Valéry (et quelques autres) ». Il fait sans doute partie, à sa manière, de ces quelques autres, Marx ayant été pour lui « une figure quasiment paternelle ». Le « meurtre » quasi obligatoire[280] du quasi-père aboutit à qualifier le marxisme d’insuffisance, d’escamotage phénoménologique, de fuite ontologique et d’exercice d’exorcisme. Il ne serait peut-être pas excessif de notre part, du moins l’espérons-nous, nous qui n’avons pas l’habitude de voir un philosophe en quasi-père et n’éprouvons donc pas le besoin de nous livrer à cette cérémonieuse immolation, d’essayer de qualifier la pensée de Derrida selon les ... vieux critères des fondateurs du marxisme eux-mêmes.
Le questionnement philosophique (et non l’existence des philosophies) commence avec la prise de conscience par l’homme d’une différence fondamentale, essentielle, « de nature » comme on dit, entre le monde objectif et sa conscience de soi. Le monde est visible, palpable, il existe, il est. La conscience de soi n’est ni visible, ni palpable, on peut même se demander si elle existe vraiment, pour de bon, du moins si elle existe indépendamment de notre corps et même de notre corps vivant. D’où vient notre conscience, qu’est-elle, quels sont ses rapports avec le monde, etc. ? Face à ces dilemmes, les philosophies se regroupent en deux grandes familles fondées sur deux prises de position contraires : les idéalistes et les matérialistes.
Les idéalistes affirment la préexistence et/ou la prééminence de l’esprit par rapport à la matière, les matérialistes croient le contraire.
Le problème se pose alors de comprendre le rapport de l’être (l’existence, la matière, les corps, etc.) à l’esprit (la conscience et tous les « objets de conscience », etc.). Comment se fait-il que nous puissions comprendre le monde ? Ce serait, pour Einstein, le plus grand des mystères : ce qui est le plus incompréhensible dans l’univers, c’est qu’il soit compréhensible[281].
Les deux familles de pensées se scindent en deux sous-familles selon leur fidélité ou infidélité au choix premier entre idéalisme et matérialisme.
Les idéalistes comme les matérialistes conséquents postulent l’unité des deux « mondes ». C’est cette unité qui permet à l’esprit de comprendre le monde. Les idéalistes et les matérialistes inconséquents escamotent le dilemme en les laissant exister indépendamment.
Dans chacun de ces sous-familles, les philosophes se distinguent entre eux par leur manière de raisonner : la manière « métaphysique » et la manière dialectique. Marx et Engels désignent par « métaphysique » tous les modes de raisonnement non dialectiques, de la magie à la logique formelle, du moins sous la forme que lui a donné Kant. Notons qu’il s’agit ici de comprendre les fondements d’un mode de raisonnement et non de sous-estimer la logique formelle. Elle constitue une des plus grandes conquêtes de l’esprit humain, mais elle n’est adaptée qu’au monde physique. Dans le monde physique, serait-elle valable en tout domaine et à toutes les échelles est, à mon avis, une question ouverte[282]. En tout cas, la logique formelle n’est pas applicable à la totalité du monde vivant et encore moins à la totalité du monde spirituel.
Nous obtenons, pour les philosophes matérialistes, quatre sous-groupes :
1. Les matérialistes conséquents métaphysiciens
2. Les matérialistes conséquents dialecticiens
3. Les matérialistes inconséquents métaphysiciens
4. Les matérialistes inconséquents dialecticiens
Pour Marx et Engels, Feuerbach est le meilleur représentant du matérialisme conséquent. Mais n’étant pas dialecticien, il appréhende mal le rapport de l’esprit au monde. Aussi, lorsqu’il aborde le monde spirituel, il bascule dans l’idéalisme : la religion est bien un produit de l’esprit humain, mais elle serait le résultat d’une activité purement spirituelle, déconnectée des conditions matérielles de la vie humaine. Feuerbach n’a pas su concevoir le sens, ne serait-ce que dans la signification de sensation, comme activité humaine sensible, pratique, qui, bien entendu, est un processus dialectique. Voir les XI Thèses sur Feuerbach, notamment celle-ci :
« Feuerbach, que ne satisfait pas la pensée abstraite, veut l’intuition; mais il ne saisit pas le sensible en tant qu'activité sensible de l'homme »
Le lien intime entre matérialisme conséquent et dialectique est clairement établi par Marx dès ces thèses. Dès qu’on sort du monde physique, le matérialisme est intenable si on ne l’associe pas à un mode de raisonnement dialectique. Le rapport de l’homme à la nature est un rapport pratique. En tant que rapport, il se développe dialectiquement. La compréhension du monde physique suppose elle-même un rapport pratique de l’homme à ce monde. C’est pour cela que la pensée humaine se développe de manière dialectique et que la logique formelle, dans ses divers développements historiques, constitue des moments du développement de cette pensée.
Engels remarque, dans Dialectique de la Nature, que les scientifiques de son époque se comportent souvent comme des matérialistes inconséquents, voire « honteux ». Ils sont matérialistes dans leurs sciences quand ils affirment que Dieu n’est pas une hypothèse nécessaire à leur compréhension de l’univers, mais idéalistes dans leurs convictions spirituelles. Par ailleurs, ils n’hésitent pas, quand les conditions sont mûres, d’effectuer des bonds nodaux, passant d’un concept à son contraire pour, d’une part, conserver les connaissances acquises et, d’autre part, les intégrer dans d’autres relations qui les englobent, leur permettant une connaissance plus complète, plus précise de la réalité. On peut ainsi être matérialiste en semaine dans son laboratoire et aller à la messe le dimanche matin, défendre en semaine un type de vérité et, le dimanche suivant, défendre un autre type de vérité, le monde matériel et le monde spirituel n’ayant rien de commun. Sinon nous-mêmes ! Ah, « l’homme, cet inconnu » !
La plupart des idéologues communistes du vingtième siècle feraient d’excellents modèles pour le sous-groupe des matérialistes inconséquents et métaphysiciens. Pour eux, le monde spirituel se « déduirait » du monde matériel. Alors, quand ils n’arrivent plus à convaincre, ils basculent dans l’idéalisme, figent le langage dans du bois, transforment la philosophie en magie et transfigurent le marxisme en religion, d’État par-dessus le marché.
Pour les philosophes idéalistes, nous avons :
1. Les idéalistes conséquents métaphysiciens
2. Les idéalistes conséquents dialecticiens
3. Les idéalistes inconséquents métaphysiciens
4. Les idéalistes inconséquents dialecticiens
Berkeley et Hegel sont les deux représentants les plus conséquents de la famille idéaliste. Ils ne diffèrent que dans la manière dont ils traitent le rapport entre les mondes matériel et spirituel.
Pour Berkeley, les seules certitudes que nous ayons, ce sont celles de nos propres représentations. La table que je vois, il n’est pas certain qu’elle existe hors de moi puisque je ne la vois plus dès que je sors de cette pièce. Je ne peux rien connaître des êtres, à supposer qu’ils existent, que ce que j’en perçois. Pour Hegel, l’univers entier résulte du développement de l’Idée. Chez ces deux auteurs, il y a donc unité de l’esprit et du monde, qu’il soit réel ou fait de représentations, et le rapport de la conscience au monde réel ou représenté est un rapport interne de la conscience à elle-même.
Berkeley traite ce rapport interne sur le mode métaphysique. Hegel le traite de manière dialectique, ce qui lui permet, grâce à ses bonds nodaux, de passer de l’Esprit à la matière, de la matière à la vie, de la vie à la conscience, de la conscience à l’Esprit, bouclant la boucle avec... son système.
Notons que la plupart des religions monothéismes font partie de ces sous-groupes.
Le problème majeur pour les idéalistes inconséquents, dans la mesure où il faut bien vivre et vivre dans ce monde-ci, c’est d’établir le lien entre ce monde et celui de l’esprit.
Sartre, dans un certain sens, illustrerait assez bien le sous-groupe des idéalistes inconséquents et dialecticiens. Il admettrait la dialectique pour le monde humain, mais pas pour le monde physique, et tente de résoudre le dilemme que pose leur relation par, entre autres, son concept de « liberté en situation », concept qui exprime un rapport dialectique, mais sans médiation, entre la conscience et l’être, l’être englobant chez lui non seulement le monde matériel mais aussi tout ce qui « est été », l’ensemble du passé des hommes. L’homme est ainsi à la fois absolument libre et historiquement déterminé, difficulté de pensée qu’il a reproché à Camus de fuir[283], mais qu’il n’a pas réussi à surmonter dans son oeuvre philosophique, et dont il a esquissé des solutions à travers la littérature. Le problème reste ouvert tant qu’on n’a pas réussi à prouver le passage dialectique réel de la matière à la vie, de la vie à la conscience. Mais il n’est pas extraordinaire qu’en ce domaine Sartre en arrive à une conclusion qui, dans le fond, rejoint les XI Thèses sur Feuerbach : l’homme est ce qu’il se fait de ce qu’on a fait de lui. C’est que Sartre est dialecticien.
On pourrait ranger dans le sous-groupe des idéalistes inconséquents et métaphysiciens toutes les sectes religieuses et les écoles de pensées qui cherchent à unifier ces mondes par un principe supérieur unique qui les dépassent tout en les conservant, qui allierait le matérialisme inhérent aux sciences à la foi inhérente aux religions. Cela va de la « scientologie », science des sciences comme pourrait le dire Derrida, au Principe de Vie, à l’Âme universelle, etc. qui se retrouverait identique à elle-même partout, dans un caillou, un animal ou l’esprit d’un homme, voire à la poésie.
Où ranger la pensée de Derrida dans ce tableau ? C’est ici peut-être que le marxisme est « insuffisant ». Derrida récuse le matérialisme, la dialectique. Il rejette le messianisme hégélien. Mais il refuse de « soupçonner en elle-même l’idée du juridique », et se réfère à un monde des esprits où se baladent depuis toujours des fantômes, des spectres, la Justice, la loi de la loi, etc. Il ne veut néanmoins pas ignorer le monde « effectif », il veut même agir sur lui. On serait assez tenté de le classer parmi les idéalistes inconséquents et métaphysiciens, mais il semble récuser tout principe premier d’explication et, pour relier ces deux mondes, il invente à la volée et selon les besoins, l’hantologie, la spectrologie, une nouvelle pensée de l’événement et de l’histoire, etc. Bref, c’est un homme libre, il invente ou choisit, sans trop d’angoisse, semble-t-il, ce qui lui convient. C’est, disons, un idéaliste inconséquent qui fait feu de tout bois. Quand il décrit la transformation de l’espace public et de son concept sous l’effet de la télévision, il se montre matérialiste et dialecticien, vulgairement. Quand il critique Fukuyama et Marx, il emprunte ses concepts à Platon, et sa rhétorique à la logique formelle de Kant. Quand il nous invite à le rejoindre dans le temps hors du temps, au royaume des spectres, « au seuil de la valeur de valeur en général », pour nous expliquer comment un objet de l’activité productive des hommes en arrive à se présenter à notre entendement comme une marchandise, il est, poétiquement, freudien, tout en flirtant avec la phrase hégélienne. Enfin, quand il fourre dans le même sac, sans s’expliquer autrement qu’en collant l’étiquette « énigmatique » au « coup marxiste », et Marx, et Darwin, et Freud, et la cosmologie moderne, il est ... Jacques Derrida, tel qu’en lui-même son Verbe déjà le change.
Bien sûr, en ces temps d'apocalypse douce, de « fin des idéologies », de « fin de l’histoire », voire de « fin de l’homme », cette classification sèche, sans finesse, mais non sans rigueur, fera rire plus d’un. Encore un ayatollah des « ismes » assaisonnés de quatre sous de combinatoire ! Nous sommes déjà si résignés à notre radicale impuissance face à l’évolution du monde que nous tenons d’avance pour mensonges tout ce que nos hommes politiques racontent. Le moment de déception passé, nous revotons pour les mêmes ou pour leurs opposants qui ne valent guère mieux. C’est qu’il nous reste encore un zeste de dignité : ils ne sont que les reflets tonitruants de notre propre impuissance. Une si fidèle résignation n’est pas sans raison. Elle s’enracine dans notre renoncement à comprendre le monde que nous créons, à penser les actes que nous faisons, à donner un sens aux mots que nous disons. Dans notre tête, tout est devenu si « relatif » que nos paroles et nos écrits s’évaporent comme des mirages dans les sables mouvants de l’universel désert. Nous en accusons l’image. C’est que nous-mêmes, nous sommes en train de devenir des images. Avec la « fin des idéologies », la passion de penser le monde se transforme en son contraire, la résignation à ne plus le penser ou, ce qui n’en est qu’une forme, la prétention de le comprendre « incompréhensiblement ».
Nul ne peut penser le monde sans « ismes », la pensée n’étant rien d’autre qu’un processus d’abstraction à plusieurs qui se manifeste par des mots communs, qu’ils riment ou non avec « isme ». Hannah Arendt qui dénonce si vigoureusement le danger de se laisser séduire par l’idéologie, « la logique d’une idée », se donne la peine d’exprimer de manière remarquablement claire la logique de sa pensée. Et n’allons pas couper les cheveux en quatre en dissertant doctement sur la différence entre la logique mortelle d’une idée et la logique salvatrice des idées. Les idées sont par nature grégaires, elles vivent en tribus et chassent en meutes. Si on a pris l’habitude de désigner par « marxisme », non une idée mais une oeuvre, c’est que cette oeuvre fourmille de tant d’idées – parfois complexes, jamais disparates – que le plus commode est de les rassembler sous le nom d’un homme.
Les abstractions successives que nous faisons du monde ne pourront jamais en rendre compte de manière ni exhaustive ni exacte. D’une part parce que :
« Le concret est concret parce qu'il est le rassemblement de multiples déterminations, donc unité de la diversité. [284] »
C’est pour cela que le monde des concepts est toujours si grisâtre.
D’autre part, l’abstraction elle-même est un processus temporel. Le temps de former un concept, la réalité qui l’a fait naître a déjà changé. Aussi, si l’on considère le monde dans son « identité à soi » à travers l’« enchaînement successif de présents identiques à eux-mêmes et d’eux-mêmes contemporains[285] », les pensées que nous formons à son propos se transforment en bulles de savon à mesure que nous les formulons, et nos jeux de mots deviennent des jeux de foire. Jeux d’autant plus vertigineux que la vitesse des transformations du monde impulsées par la science et la technologie de notre époque est plus étourdissante.
Pour que « penser le monde » ait un sens, il faudrait que sa figure si neuve à chaque instant s’inscrive dans l’histoire d’un visage, bref que le monde soit historique et que cette histoire soit intelligible. Mais il en découle aussitôt que notre pensée elle aussi est historique et n’a de chance d’être intelligible que si l’histoire du monde l’est. Dans ce cas, nos concepts eux-mêmes doivent évoluer avec le monde dont nous faisons partie. Cette évolution n’a de chance d’être intelligible que si elle colle à l’évolution réelle du monde. Pour s’en convaincre, il suffit de recenser les spectres qui hantent le cimetière mondial des « concepts » de ces dix dernières années. Ils naissent et meurent en foule tous les jours dans tous les médias de tous les métiers. Néanmoins, cette chance, nous l’avons de facto car, que nous le voulions ou non, ce monde est notre oeuvre et nous ne pouvons le faire sans, à un niveau ou un autre et d’une manière ou d’une autre, le penser. En un mot, notre pensée aussi est de ce monde. C’est le niveau sur lequel nous le pensons qui sert à distinguer les divers domaines de la connaissance, leurs objets, leurs instruments d’observation et de mesure, leurs méthodes d’investigation, d’interprétation, de vérification... C’est la manière de penser qui distingue les faiseurs de concepts des promoteurs de mots. Les mots, y compris les mots « porteurs », naissent et meurent avec l’écume des jours. Les concepts évoluent et demeurent avec les marées des civilisations. Le marxisme est né des profondeurs de la marée capitaliste, il ne mourra pas avant elle.
Il y a, oserai-je dire, plus d’une manière d’en finir avec Marx et sa pensée, plus d’une, il le faut, parce qu’il faut ce qu’il faut, toujours, sans trêve, sans fin, dans l’itérabilité infiniment infinie de tout « il faut », s’il faut qu’il y ait enfin un « il faut » dans la non-présence à soi, la non-contemporanéité nécessaire, irrémédiable, définitivement définitive du temps « out of joint » de ce qu’il faut à tout « il faut », quel qu’il soit, dans l’indétermination, l’inter-démination même du « il faut », du contenu du contenu d’un « il faut » sans contenu.
La première, et non la moindre, ni la dernière, pas plus que l’avant-première, c’est cette cérémonie funèbre incessante, obsédée et obsédante, jubilatoire, jubilante même, cette cérémonie du deuil médiatique et médiatiquement profitable, sans parler du profit tout court que les médias en tirent à court, moyen et long terme, indécente jusqu’à l’indécence, obscène comme toute mise en scène, toute mise en bierre, avec ou sans bière, voire avec whisky ou vodka de marché ou de contrebande, à la rigueur avec champagne de la vraie de vraie campagne franco-française, des funérailles solennelles hebdomadaires sinon quotidiennement quotidiennes d’un mort vieux de plus de cent cinquante ans.
La seconde, et elle nous importe ici, parce qu’il nous importe d’importer dans ce débat important vu l’importance secrète, conspiratoire, conjuratoire, conjurente même, qui le suscite, la seconde manière donc, qui, tout en étant moins médiatiquement médiatique que l’autre, tout en étant, pour ainsi dire, mais oserai-je le dire, plus confidentielle, plus intime, plus intimiste, plus intimement intime en tout cas, et par conséquent plus profondément profond, plus irrémédiablement irrémédiable, plus fantomatiquement fantomal enfin, dans la mesure où elle n’est présente à aucun présent présentement présent et présentement vivant, dans cette mesure même, elle n’en est pas moins plus radicalement radicale, au-delà de toute radicalité connue d’un messianisme avec ou sans messianisme, puisqu’elle ne s’en-racine dans aucun ici-bas, ni même dans un au-delà de l’ici-bas qui ne serait somme toute qu’un autre ici-bas de l’ici-bas, une ontologie de l’ontologique dont on ne peut par conséquent parler en terme radical qu’en s’émancipant par une promesse émancipatrice de tout radicalisme, qu’il soit ontologiquement et eschatologiquement de droite ou de gauche, qu’il soit rouge de peau et blanc de chair comme le radis, le radical, les radicaux de gauche, de droite, d’ailleurs et de nulle part, ou rose de chair et d’esprit, d’actes et de paroles, publiques ou sous-entendus, sous table même, c’est la dissolution dissolvante, encore qu’insaisissable, dissolvante parce qu’insaisissable comme le dis-paraître de l’apparaître, la dissolution, oserai-je enfin le dire après tant d’hésitations, de tensions, de cauchemars et d’obsédantes obsessions, la dissolution donc, fumante, fumeuse, fumigène, voire fumiste, fulminante, fulmique, pour ne pas dire fulminogène, de « l’interprétation performative » d’une lecture déconstructive, déconstructiviste, déconstructioniste même, des textes de Marx, qui réussit ce tour de force historique, ce miraculeux miracle pour ainsi dire, de réduire le marxisme à un incertain certain esprit du marxiste qui l’enfonce tout de go dans le monde obscurément obscur de « l’esprit de l’esprit » pour le propulser d’un coup de langue, et à travers les méandres néo-néon-techno-électro-télé-médiatiques éblouissants, glissants, sinueux, labyrinthiques même, d’une critique hyper-critique de la critique de la critique, de cette obscure clarté qui tombe des étoiles dans la lumière des Lumières du siècle des siècles à-venir.
Il faut malgré tout remercier Derrida. Il ne nous a rien dit de neuf sur le marxisme. Ce dont il veut hériter, ce sont ses propres promesses à venir, sa théorie de la spectralité, son hantologie, etc. Il nous a néanmoins donné l’occasion de nous rappeler le vrai visage du monde contemporain et de revisiter, avec l’estime qu’on éprouve pour tous les militants de la libération des humains, les écrits de Marx et d’Engels.
Derrida donne dix raisons qui rendent le monde contemporain détestable. Elles sont de bon sens. Il n’y a là rien de très nouveau. De nombreux intellectuels de tous les horizons qui refusent de se soumettre au terrorisme intellectuel ambiant condamnent les mêmes faits. Mais il n’est pas superflu de le redire.
Ce monde déplaît à Derrida tout autant que le monde où il vivait déplaisait à Marx. Là s’arrête l’entente entre nos deux auteurs, et c’est dommage, car cela réduit le problème au mieux à un choix moral ahistorique, au pire à une affaire de goût.
Marx ne se contentait pas de détester le monde où il vivait. Il essayait de le comprendre pour le changer et de le changer pour le comprendre conformément aux fameuses XI Thèses sur Feuerbach. De ses analyses, il concluait que les maux qui accablaient son monde ont pour origine un mode de production historiquement déterminé, le mode de production capitaliste. Il eût été intéressant, plus de cent ans après sa mort, de le relire pour voir en quoi et dans quelle mesure ses analyses sont fausses, exactes, insuffisantes et, le cas échéant, de les approfondir, de les développer, de les transformer au besoin, ne serait-ce qu’au niveau du langage, en intégrant les expériences sociales et les connaissances acquises grâce au développement des diverses sciences au cours des cent dernières années du développement du capitalisme. Ce n’est pas le propos de Derrida. Il se contente de condamner d’une part, et de philosopher d’autre part. Le lecteur peine à détecter des liens logiques entre ses prises de position et ses pensées philosophiques, si philosophie il y a, car Derrida semble mépriser la philosophie ou du moins les « scholars » es philosophie.
Il est impossible de penser le monde contemporain sans faire référence de manière explicite ou implicite à la pensée de Marx, surtout de la part d’un Européen. Sartre l'a expliqué de manière beaucoup plus claire que Derrida, dans l'idée du « devenir monde de la philosophie ». Marx, comme nous tous, est un produit du monde capitaliste. Son oeuvre constitue la critique la plus profonde, la plus radicale qu’on ait connu de ce monde. Tant que ce mode de production durera, sa pensée continuera de « hanter » ceux qui veulent le comprendre pour s’en libérer ou pour le maintenir. Dans la mesure où le capitalisme domine le marché et que le marché est devenu mondial, cette nécessité s’impose aussi à tout le monde.
Sur le plan proprement philosophique, Derrida est parti d’une intuition juste, quoique pas très neuve : nul ne peut penser le monde et soi sans être du coup hanté par la pensée des hommes qui l’ont précédé sur terre. Ce fait évident n’empêche pas grand-monde de dormir en peuplant les esprits de fantômes plus ou moins sympathiques. Au lieu de nous expliquer pourquoi il en est ainsi, d’analyser, d’approfondir la contradiction simple à constater mais difficile à comprendre : tout homme pense le monde par lui-même mais à travers un langage créé et recréé par les autres, notamment les morts – par conséquent, penser, c’est toujours penser avec et contre les autres, c’est-à-dire, finalement, en présence de l’Autre en tant que mon autre, penser en même temps et à la fois en tant que moi comme Autre (avec ces mots qui me viennent des autres) et moi comme autre (différent, libre) de l’Autre – il se dépêche de :
A/ faire de longues digressions poético-philosophiques sur le temps en l’agrémentant de Shakespeare, notamment sur la pseudo-contradiction entre une temporalité réduite par ses soins à « l’enchaînement successif de présents identiques à eux-mêmes et d’eux-mêmes contemporains » et une autre temporalité où s’exprimerait la« non-contemporanéité à soi du présent vivant » comme présence du passé et appel d’avenir. Ayant ainsi établi par un coup de baguette linguistique une différence irréductible, « de nature » pour ainsi dire, entre le temps et le « temps hors de lui-même », le temps hors du temps, il n’a plus qu’à classer ses concepts en fonction de leur appartenance à ces temps.
Ainsi, la justice en tant que telle, parce qu’elle ne se conçoit que dans le temps hors du temps, est toujours passée et à venir, mais jamais présente. Elle est purement spectrale, elle hante le monde des hommes à la manière des fantômes, en y étant sans y être, dans l’évanescence de toute apparition fantomale. On ne peut pas la voir de face, on ne peut que l’entrevoir de biais, furtivement. La loi par contre est un être bizarre qui a un pied dans le temps et un autre pied dans le temps hors du temps. En tant que loi, elle est dans le temps, elle fait partie de ce monde-çi, c’est ce que nos parlementaires votent au jour le jour dans les enceintes du Parlement. En tant que « loi de la loi », elle vient du monde des spectres, du temps hors du temps. Le droit enfin, fait pleinement parti du temps, de ce monde-çi. Ce n’est que la pratique brutale que les hommes tirent de leur interprétation du texte de la loi. Le Père, le Fils et le Saint-Esprit.
Justice, loi et droit. Le premier bachelier nous dirait qu’il ne s’agit pas de la « même chose ». La justice est une aspiration morale, donc une relation spécifiquement humaine, sociale en fin de compte, non réalisée. Dieu est une des formes religieuses censées la réaliser au ciel. La loi est une des formes politiques censée la réaliser sur terre. Le droit est la forme juridique permettant l’application pratique de la loi. Le décalage, le « disjointement » entre ces notions n’ont rien de mystérieux ni de scandaleux si l’on se donne la peine de distinguer ces diverses « catégories ».
Question philosophique : comment se fait-il que l’homme ait un sens « inné » de la justice ? Pourquoi ce sens de la justice s’est-il traduit par des aspirations et des croyances différentes à travers l’histoire, à travers les cultures, notamment par des textes de loi ou par la coutume ? Pourquoi toujours ce divorce entre désir et réalité ?
Question politique : la loi, telle qu’elle est conçue, est-elle juste envers les hommes qui, actuellement, la subissent ?
Question juridique : le droit tel qu’on l’applique actuellement traduit-il fidèlement l’esprit de la loi ?
Ces trois questions sont évidemment liées. L’étude de ces liens relève en partie des « sciences » humaines, histoire, sociologie, économie, droit, linguistique, voire de la littérature... en partie de la philosophie. On admet sans peine que le droit ne traduit pas nécessairement l’esprit de la loi – c’est-à-dire l’esprit du législateur, ce qu’il voulait exprimer à travers le texte de la loi qu’il a rédigé et non ce que d’autres en ont tiré à travers leurs interprétations –, que la loi ne traduit pas nécessairement l’exigence de justice. Pour faire plaisir à Derrida, on peut même souscrire à l’intuition d’un droit du droit, de « la loi de la loi » et pour finir de « l’esprit de l’esprit », y compris en jouant sur le double sens du mot « esprit », ce qui a l’avantage assez douteux de parer d'une historicité fantomatique toutes les formes que prend le rapport dialectique complexe de l’homme à la matière, à la vie, à l’homme, à la société, à l’histoire et, en définitive, à soi. Néanmoins, on ne peut s’arrêter là et se complaire à jongler avec les mots. Le droit du droit, « la loi de la loi » et « l’esprit de l’esprit » ne font pas avancer la réflexion philosophique ou non d’un seul pouce.
B/ introduire en sous-main et sans aucune justification la psychanalyse. Partant d’une intuition juste – le langage est hanté par les morts – il glisse sans crier gare à la hantise et de la hantise à la peur[286], de la peur à la conjuration, au serment, etc. pour finalement aboutir au travail de deuil, deuil du père d’abord, du Père ensuite, ce qui permet d’ouvrir en douce la porte au docteur Freud. Le tout s’achève dans des spectacles peuplés de fantômes variés pour justifier le nouveau concept fumant et fumeux de « spectralité ». Si l’on s’en tient aux prémisses qui président à la naissance de ce concept de « spectralité », on retrouve des questions simples à poser mais difficiles à résoudre – comme toute interrogation philosophique : pourquoi et en quoi sommes-nous libres si dès que nous pensons, nous pensons avec les mots, le langage des morts, des autres ? Pourquoi la majorité des penseurs sombrent-ils rapidement dans les profondeurs « abyssales » des Bibliothèques Nationales alors que d’autres, comme Descartes et Marx par exemple, continuent de hanter la culture longtemps après leur mort ? C’est à l’intérieur de ce genre de questions que la psychanalyse peut trouver sa place, car c’est dans ce contexte seulement qu’elle rejoint les autres dimensions de l’être humain, comble une « lacune » du marxisme, mais elle ne peut y parvenir qu’à condition de se libérer du déterminisme ambigu de Freud, du linguistisme formel de certains de ses disciples, des élucubrations littéraires de quelques autres. Si on suit Derrida dans sa pente psychanalytique et littéraire, on tombe dans des batailles homériques, bibliques de concepts creux qui nous donnent l’occasion d’apprécier sa glissante virtuosité dans l’usage de la langue française, de ses nuances, de ses ambiguïtés, de ses obscurités. C’est plaisant, intéressant même, tant qu’il déploie son verbe dans le domaine littéraire, chez Hamlet et Shakespeare, ennuyeux au-delà et ridicule quand il se mêle d’économie politique, car il faudrait beaucoup d’imagination pour déceler dans son discours quelque chose de neuf en ce domaine, les figures de styles tendant même à se répéter.
Il faut tout de même essayer de comprendre pourquoi, à partir d’une intuition juste, Derrida aboutit à une digression longue, ennuyeuse, pauvre en contenu. Malgré l’apparence mystérieuse et paradoxale de son langage, Derrida reste dans la tradition de l’idéalisme classique et dans le cadre de la logique formelle appliquée aux relations humaines. Cela se comprend aisément, car il n’est rien de plus conforme à celui qui croit en l’existence de la Justice en général, en soi, que l’axiome de base de la logique formelle : A c’est A, une chose est ce qu’elle est pour l’éternité. Ses choix de valeurs, sont diamétralement opposés à ceux d’autres adeptes de ce genre de logique, mais le cadre et la logique des raisonnements sont les mêmes. Derrida méprise le matérialisme et la dialectique, partant, le matérialisme dialectique et le matérialisme historique. À partir de là, évidemment, des concepts comme le droit, la loi, la justice, cessent de renvoyer à des rapports, à des processus historiques réels, pour faire référence à des « choses » qui n’existent pas, ce qui donne un aspect fantomatique à ces substantifs qui ne désignent rien tout en évoquant « quelque chose » : « la loi de la loi », « l’esprit de l’esprit », « La Chose de la chose » [sic]. Et comme tout cela continue de ne pas dire grand-chose à grand-monde, on invente des néologismes, on écrit les mots en italique pour signifier qu’on les utilise dans un sens qui n’est pas leur sens courant, des lieux communs en somme, masquant ainsi l’incapacité de dire clairement l’intuition qu’on a pressentie. La déconstruction – nécessaire – du langage, notamment du langage philosophique, sombre dans des jeux de mots, d’écriture, dans des figures de style.
Dans la mesure où l’homme ne peut penser qu’à travers un langage, il est juste de l’interroger sur son langage, d’interroger son langage pour essayer de comprendre ce que penser veut dire. Dans la mesure où ce langage lui vient d’un passé immémorial, de lieux et d’époques qui diffèrent de son lieu, de son époque, la nécessité se pose à lui de déconstruire le langage par le langage, de se déconstruire en construisant son langage, le langage adapté à son temps avec ce qu’il lui a apporté de connaissances, d’expériences et de vécus nouveaux, bref à réinventer son héritage. Dans la mesure où il n’y a pas de pensées écervelées, que le langage n’existe nulle part indépendamment des cerveaux qui le réalisent, qu’il n’existe pas plus de cerveaux pensants en dehors des êtres vivants qu’il n’existe d’êtres vivants immatériels, une déconstruction radicale du langage est en définitive liée à l’évolution de nos connaissances en physique et en biologie, bien qu’il soit hors de question de la limiter à ces domaines puisqu’en fin de compte ce dont on veut rendre compte, c’est de l’homme en tant qu’esprit. Mais c’est pure illusion, jeux de mots gratuits, de vouloir en rendre compte indépendamment de sa matérialité, de son être-vivant, de son être-social, de son être-historique. Parce que l’univers est toujours en mouvement, parce que tout ce qui y arrive arrive toujours pour la première et la dernière fois, l’homme est constamment un commencement et son langage est constamment à déconstruire et à construire, bref à évoluer ! Cette évolution serait illusoire (car vide de contenu) sans une conception totalisante de l’homme à travers l’ensemble de ses relations à la matière, à la vie et aux autres hommes, vivants ou morts. La dialectique marxiste est toujours d’actualité car elle est la seule à tenter de répondre à cette exigence. Aujourd’hui, on est en droit de la questionner sur des sujets qui commencent depuis peu à se préciser, à s’enrichir des dernières découvertes de la physique et de la biologie, de même que sur des questions qu’elles se posent, et que Engels a d’ailleurs posées en son temps : comment concevoir dialectiquement le passage de la matière à la vie, de la vie à la conscience, de la conscience à la culture, de la culture à son évolution, etc. Et si on n’arrive pas à voir clair dans l’unité manifeste de la matière, de la vie et de l’esprit en l’homme, on peut au moins essayer de discerner ce qui différencie et caractérise ces trois formes de mouvement, le mouvement physique, le mouvement vivant, le mouvement spirituel, et détecter ou suggérer d’éventuels liens entre eux, bref de reprendre le chantier abandonné par Sartre : existe-t-il une logique dialectique ? Sur quoi se fonde-t-elle ? La formulation même de ces deux questions montre à quel point notre langage est peu adapté pour aborder le sujet puisque l’objet même de notre réflexion n’en est pas un, il n’a pas d’existence propre et par conséquent pas de fondations au sens matériel du terme. C’est à ce niveau, avec les moyens et les langages du bord, qu’il faut déconstruire, philosopher. Autrement, on chancelle sans cesse entre Kant et la poésie.
On pourrait essayer de formuler ces questions différemment : « Peut-on raisonner dialectiquement sur tel ou tel sujet ? Comment ? Comment vérifier que nous raisonnons alors valablement ? » Cela nous amènerait à questionner chacun des mots que nous utilisons, à les « cerner », à les redéfinir sans tomber dans la fiction de l’Être, ce qui est actuellement quasi impossible d’un seul coup avec la langue française. Qu’on songe à la difficulté de Sartre pour distinguer l’être qui est ce qu’il est de l’être qui n’est pas ce qu’il est tout en ayant à l’être, l’être qui est ce qu’il est sur le mode du n’être pas ce qu’il est, etc. Sartre réservait, sous condition de preuve à fournir, la dialectique au monde humain. Il restait cohérent avec L’Être et le Néant où il condamnait l’Être à être pour toujours ce qu’il est, réservant à la conscience ce mode curieux d’être où elle a à être ce qu’elle est sur le mode du n’être pas, bref sur le mode dialectique. Il adhérait donc au matérialisme historique, non au matérialisme dialectique. Cela simplifiait énormément son exposé. Mais du coup il s’enfermait dans le dualisme intenable de Descartes. Entre L’Être et le Néant, il manque une médiation : le vivant. Mais pour que le vivant devienne médiation entre la matière et l’esprit, il faudrait qu’il participe des deux et pour qu’il puisse en être ainsi il faudrait que matière et esprit « soient » également dialectiques (se meuvent également selon les lois de la dialectique). Comment ? Le problème est immense. C’est probablement la raison pour laquelle plus de dix ans de labeur n’ont pas permis à Engels de terminer Dialectique de la Nature. L’Être et le Néant ne pouvait trouver son achèvement ni dans les Carnets pour une Morale ni dans la Critique de la raison dialectique. Sa seule issue se trouve dans Le Diable et le Bon Dieu, dans la littérature, un chef d’oeuvre de la littérature « religieuse » et « athée », une ouverture à la littérature dialectique, un nouvel humanisme. Ce n’est pas par hasard que Sartre a exercé une telle influence sur son époque et la nôtre.
Dans le monde du savoir morcelé, « expertisé » qu’est devenu le nôtre, il peut sembler étrange de parler philosophie à partir d'un texte de « science » économique. Néanmoins, du point de vue de Marx, Derrida a raison de le faire. En écrivant la Contribution à la critique de l'économie politique et Le Capital Marx proclamait clairement son ambition de porter ce domaine du savoir à la dignité d'une science. Ce qui signifie qu'à ses yeux les théories économiques sur le mode de production capitaliste qui préexistaient n'étaient pas scientifiques. En quoi ? Qu'est-ce qui différencie Marx de ses prédécesseurs en ce domaine ? Marx et Engels ont maintes fois expliqué qu'il existe fondamentalement deux méthodes pour appréhender la réalité, qu'elle soit matérielle, biologique ou humaine, et chercher à la comprendre, la méthode « métaphysique » et la méthode dialectique. À leurs yeux, seule la méthode dialectique permet de comprendre la réalité, elle seule est scientifique. Ce choix maintes fois revendiqué se retrouve au coeur de toute l'oeuvre de Marx quel que soit l'objet de ses analyses. C'est dire que sa philosophie sert de fondement à toutes ses analyses dans tous les domaines du savoir et que tous les concepts qu'il propose sont à prendre dans le sens qu'il donne au mot dialectique. Derrida a parfaitement raison de parler philosophie en partant des concepts marxistes de « marchandise », de « valeur d'usage », de « valeur d'échange ». Encore faudrait-il qu'il n’interprète pas ces concepts à sa manière qui nous ramène à des concepts anti-dialectiques, pré-marxistes, métaphysiques ou idéologiques dirait Marx, des concepts de logique formelle, dirions-nous aujourd’hui avec tout le respect qu’elle mérite lorsqu’on l’applique à un certain domaine de la physique et tout l’amusement qu’elle procure lorsqu’on tente de lui soumettre l’appréhension du vivant et de l’esprit.
La puissance, la radicalité, mais aussi l'étrangeté, l'apparence complexe, voire « obscure » de la critique marxiste de l'économie politique de son temps découlent directement de ce choix fondamental : Marx a été le premier auteur à analyser le mode de production capitaliste d'un point de vue dialectique et matérialiste. La gageure n'était pas évidente à tenir, non que les connaissances requises soient hors de portée d'une seule vie. Sans compter les statistiques et l’observation directe des événements de son époque, Marx avait sous la main, au British Museum de Londres, tout ce qui s'était écrit de valable sur le problème depuis Aristote jusqu'à ses contemporains. À lire les commentaires qu’il en faisait, il semblerait qu'il les a pratiquement tous lus, tous sucés jusqu’à la moelle, tous digérés. La difficulté était ailleurs, dans l'inadéquation du langage dont il avait hérité avec la pensée qu'il voulait promouvoir. Pour la surmonter, il avait dû bousculer le langage, et il s'exprimait sous une forme plus ou moins inhabituelle qui déroutait le sens commun. En cela, pour faire plaisir à Derrida, on peut le cataloguer de philosophe « déconstructioniste » ou, comme y condescend Derrida, de philosophe « pré-déconstructioniste ». Avant de le déconstruire à son tour, il conviendrait de voir comment il s'y était pris pour déconstruire ses prédécesseurs et de comprendre ce qu’il tentait d’exprimer de neuf.
On peut grossièrement résumer le point de vue philosophique de Marx en citant quelques principes de pensée énoncés par Engels (Je sais qu’il y a eu une abondante littérature tentant de dissocier la pensée de ces deux auteurs. Il est néanmoins indéniable que les écrits d’Engels sont intimement liés à ceux de Marx, que ce dernier les a presque tous lus et discutés avant leur publication, que parfois l’un écrivait sous la signature de l’autre, leur énorme correspondance l'atteste) :
A. Pour ce qui concerne la prise de position matérialiste :
1. « Il n'y a pas de matière sans mouvement. »
2. La matière préexiste à l'esprit humain et se meut selon ses propres lois indépendamment de ce que nous pouvons en penser (en langage moderne nous parlerons de l'hypothèse de l'objectivité, fondement des sciences).
B. Pour ce qui concerne la prise de position dialectique :
La dialectique est la science des lois les plus générales du mouvement, lois que Hegel a décrites et que Engels résume au nombre de trois :
1. La transformation de la quantité en qualité
1. L’interpénétration des contraires
2. La négation de la négation
Il va sans dire qu'aux yeux de ces deux auteurs, ces lois s'appliquent à toutes les formes de mouvement, ceux de la matière, ceux de la vie, ceux de l'esprit. Ce qui les amène à qualifier de penseurs dialectiques quasiment tous les savants qui, dans leur domaine, ont contribué à faire avancer le savoir d’un pas décisif. Le catalogue qu'en donne Engels dans Dialectique de la Nature est impressionnant pour les sciences physiques. Il s’arrête pratiquement à Darwin pour les sciences du vivant, Engels refusant de s'aventurer au-delà des connaissances de son époque. L’oeuvre de Darwin contiendrait selon Marx les fondements biologiques de leur philosophie. Pour ce qui concerne ce que nous appelons aujourd'hui « sciences humaines », Marx et Engels se considèrent évidemment comme les porte-drapeaux de la dialectique et du matérialisme tout en proclamant leurs dettes et leurs désaccords vis-à-vis de leurs prédécesseurs, Hegel et Feuerbach.
Ces prises de positions philosophiques ne vont pas sans poser quelques problèmes de langage dès le niveau le plus rudimentaire, celui du monde physique. Affirmer qu'il n'y a pas de matière sans mouvement, c'est décréter que « l'être en soi », « l'être qui est ce qu'il est » ... n'existe pas ! La stabilité apparente des choses n'est qu'une illusion d'optique, ce n'est qu'une des formes provisoires de la matière dans le devenir universel et éternel. Aujourd'hui, avec le développement prodigieux de la physique théorique, nous ne sursautons plus en entendant parler de l'espace-temps, même si nous n’en avons qu’une notion confuse qui n’est pas celle que les physiciens utilisent dans leurs équations. Nous acceptons sans frémir le fait que la matière-mouvement dans son devenir n'acquière des formes stables que dans certaines échelles de température, que la vie n'y apparaît que dans des échelles de température encore plus restreintes... Cela dit, dans ces échelles, nos yeux voient effectivement des objets immobiles ou en mouvement qui semblent être ce qu'ils sont. Nous les nommons en créant des substantifs. Ces mots désignent par conséquent des choses, des objets qui, pour le sens commun, sont ce qu'ils sont. Cela nous suffit pour communiquer entre nous, pour nous dire le monde que nous voyons, où nous vivons, pensons, agissons. Mais à y regarder de près, notre langage devient rapidement un charabia. Examinons par exemple l’axiome de base de la logique formelle, le principe d’identité et de non contradiction qu’on nous inculque dès l’école primaire :
A c’est A. Ce qui n’est pas A n’est pas A.
En langage moderne, on écrirait :
A = A
Ce qui représente déjà une certaine simplification, car le concept d’être n’est réductible au concept d’égalité à soi que sous une certaine condition, nous dirons laquelle.
Tout raisonnement qui nous conduirait au résultat A = C serait, selon cet axiome, illogique.
Dans ce cadre, une phrase comme « La matière est mouvement », qui tenterait d'exprimer l'unité contradictoire d'un être-en-mouvement, est incompréhensible. Si la matière est ce qu'elle est, elle ne peut pas être autre chose que ce qu'elle est, elle ne peut pas être mouvement. Si le mouvement est ce qu'il est, il ne peut pas être autre chose que ce qu'il est, il ne peut pas être matière. Dire que « La matière est mouvement » revient à proférer une contradiction dans les termes. En inventant les substantifs « matière » et « mouvement » qui, en tant que tels ne correspondent à rien de réel, nous enfermons la pensée dans un carcan, un cul-de-sac, car nous avons artificiellement imaginé, sous l'effet d'une illusion d'optique, deux « êtres » qui n'existent pas en tant qu’êtres identiques à soi, voire qui n’existent pas du tout. Bref, nous avons fait disjoncter « l'identité et la lutte des contraires » qui nous aurait peut-être permis de comprendre cet être étrange qui est à la fois matière et mouvement et qui n'est ni l'un ni l'autre, pour nous enfermer soit dans une tautologie paralysante, soit dans une confusion inextricable de langage. Le verbe « être » et son cousin ontologique « l'Être » devient ainsi le nec plus ultra de toute réflexion philosophique. Nous ne sommes guère plus avancés en disant : « Il n'y a pas de matière sans mouvement » ou « Il n'y a pas de mouvement sans matière ». Néanmoins, on ne doute plus aujourd'hui du bien fondé de l'assertion d’Engels : « Il n'y a pas de matière sans mouvement ». On peut dès lors tenter de s'exprimer autrement pour dire cet être bizarre de matière-mouvement : « la matière se meut », phrase qui peut apparaître encore plus hermétique pour le sens commun que « La matière est mouvement ». L'usage des substantifs pour désigner quelque chose en tant qu'il est ce qu'il est, et non un processus, un rapport dynamique est la marque traditionnelle d'un mode de penser métaphysique qui nous est légué de manière quasi « naturelle » par les hommes qui nous ont précédés sur terre et qui ont créé, construit, forgé le langage. Comme nous ne pouvons réfléchir autrement qu'à travers un langage, le « déconstruire » devient une nécessité qui conditionne notre capacité d'aller de l'avant dans la compréhension des phénomènes qui s’offrent à notre investigation. Ce que font parfois à bon escient des poètes et des écrivains qui ont réellement quelque chose de neuf à dire, du moins dans leur domaine. Ainsi le fameux « Je est un Autre » de Rimbaud n’était pas une nouveauté pour Engels, mais il suffisait à ouvrir un monde à la poésie et à la littérature françaises du vingtième siècle.
Avant d'aller plus loin, essayons de comprendre pourquoi, dans certains domaines et à condition d’en sortir, l’axiome précédent est efficient, constitue pendant longtemps la base d’un prodigieux développement de la science et de la technologie.
1. A = A
Il s'agit là d'une indiscutable et puissante tautologie, si puissante qu'elle paralyse l'esprit qui s’y laisse enfermer ! Pour parler comme monsieur La Palice, tant qu’on y est, on y reste. Et pour pas mal de temps. Il faut donc en sortir si on n’a pas envie d’y rester pour l’éternité. Comment en sort-on ? En lui associant un second axiome :
2. A = B et B = C A = C
ou, ce qui revient au même :
A = B et B # C A # C
Avec ce couple d’axiomes, on dispose déjà d’un instrument puissant pour raisonner.
D'où viennent leur puissance, mais aussi leur limite ? Leur puissance vient de la reconnaissance d'une certaine réalité : « l'équivalence », « l'égalité », voire « l'identité » entre toutes choses vues sous un certain angle, nous dirons lequel. Leur limite vient de la « paralysie » du temps, de la suppression du caractère temporel de toute réalité. Pour sortir de la tautologie paralysante du A = A tout en s’y accrochant, il faut réintroduire d'une manière ou d'une autre le temps, tout en l'occultant.
A = B est formellement une contradiction dans les termes, formellement contradictoire avec le principe d'identité : A = A. Pour que l’axiome 2 soit recevable sur la base du premier axiome, il faudrait convenir que A et B ne désignent en fait strictement rien. Auquel cas, on a rien = rien. En appliquant la même convention à B = C, on peut sans contradiction tirer comme conclusion A = C, puisque
rien = rien et rien = rien rien = rien
Cette formule est loin de ne rien signifier ! Elle exprime exactement le temps, mais un temps vide de tout contenu, un mouvement immatériel, le Temps comme abstraction philosophique.
Établir une égalité revient à mettre en rapport deux êtres ou un être avec lui-même, dans l’espace et à travers le temps. Le rapport est un processus qui réalise l'identité mouvante de toute réalité. Il requiert toujours du temps. Il est médiation. Cette nécessité, nous la retrouvons masquée, annihilée, mais toujours inexpugnable dans le second axiome où B est lui-même en tant qu'il est à la fois A et C, c'est-à-dire lui-même et autre chose que lui-même. B est la médiation de A vers C, c'est le temps nécessaire pour que A devienne C, se transforme en C, et plus exactement pour qu'un être-mouvement passe de la forme A à la forme C. Par ce stratagème, nous créons des vérités formellement immobiles, atemporelles. Ainsi, on pouvait se permettre d’écrire que dans certaines conditions de température et de pression :
a) 2H2 + 02 = 2H20
Mais pour que deux molécules d'hydrogène se combinent avec une molécule d'oxygène pour former deux molécules d'eau, il faut du temps. Telle est la relation de la matière à elle-même. On écrit donc plus justement :
b) 2H2 + 02 2H20
où signifie : entraîne après un certain temps.
La formulation b) décrit un processus réel, temporel donc, au cours duquel deux molécules d’hydrogène se combinent avec une molécule d’oxygène pour former deux molécules d’eau. Évidemment, la nouvelle forme « molécule d’eau » de la matière est formellement différente de celles de ses éléments constitutifs. On pourrait paraphraser Derrida en disant que dès son apparition la molécule d’eau est hantée par les spectres de l’oxygène et de l’hydrogène. C’est plus poétique mais moins précis que la formule lapidaire de Spinoza : « Toute détermination est négation. » Marx et Engels ne disent d’ailleurs pas autre chose lorsqu’ils parlent de négation.
La formulation a) ne décrit aucun processus réel. Elle est pure abstraction parce qu’elle est atemporelle. Elle est l’expression purement quantitative d’une relation. Elle a autant de sens que l’expression (vulgaire) suivante :
1kg de plomb = 1 kg de coton
Elle signifie : peu importe les formes sous lesquelles apparaît la matière dans son mouvement, une quantité de matière est toujours égale à la même quantité de matière. Bref, du rapport réel existant entre les êtres matériels, elle ne retient que la dimension quantitative : 1 kg = 1kg. Ce rapport purement quantitatif peut s’exprimer dans diverses unités de mesure, c’est-à-dire sous diverses formes (poids, longueur, etc.), en fonction de leur adéquation à la forme concrète des objets matériels mis en rapport. Mais quelle que soit l’unité de mesure utilisée, elle exprime toujours la même relation quantitative entre les êtres mis en rapport. C’est la raison pour laquelle en physique, on peut toujours en fin de compte ramener toutes les mesures à une seule unité de mesure, celle de l’énergie, de la quantité de mouvement par exemple. Tout homme qui pose une équation sur le papier ou dans sa tête, est nécessairement amené soit à supprimer le temps dans les rapports entre les choses, soit à le réduire au temps de la physique qui est loin de représenter toutes les perceptions possibles du temps, ne serait-ce que parce qu’il exclut la mémoire sans laquelle je ne serais pas en train d’écrire ce texte ni vous en train de le lire ! C’est pourquoi, tout mystérieuse qu’elle soit, une expression comme « le temps de la mémoire » ne nous choque pas. Elle manisfeste l’intuition d’une autre forme du temps qui n’existe que chez les êtres vivants dotés d’un système nerveux minimum.
Ce qui importe ici, c’est de comprendre qu’une unité de mesure quelle qu’elle soit, le gramme ou le kilogramme par exemple, ne désigne pas un objet, un être matériel quelconque, mais un rapport quantitatif entre les choses. Pour parler comme Derrida, ce rapport est « la mesure de la mesure », ce « quelque chose » au-delà de toutes les choses qui les rend toutes tout chose et nous permet d’affirmer sans sourciller :
2H2 + 02 = 2H20
ou
1kg de plomb = 1 kg de coton
Marx a utilisé une image pour expliquer la non visibilité de la valeur dans la marchandise. Tout objet a un poids, mais quand vous le regardez, vous ne voyez pas son poids. Ce qui n’empêche pas les hommes de le mesurer pratiquement longtemps avant que les physiciens aient établi la formule permettant de calculer le poids d’un objet quelconque en fonction de sa masse.
Cette image est exacte dans ce sens : le poids et la valeur ne représentent pas des choses, mais des rapports quantitatifs entre les choses considérées sous un certain angle. Là s’arrête l’analogie. Dans un cas, il s’agit d’un rapport physique. Dans l’autre, il s’agit d’un rapport social réduit à un rapport physique. Faute de le comprendre, les économistes classiques se sont noyés dans d’insurmontables contradictions en essayant d’établir la valeur du travail. De nos jours on parle toujours de « valeur du travail », de « coût horaire du travail », ce qui interdit toute explication rationnelle de l’argent et du capital. Je dirai :
« De même que la pesanteur, rapport physique constitutif du poids, n’a pas de poids, de même le travail, rapport social constitutif de la valeur, n’a pas de valeur. »
Il est clair que la pesanteur ne désigne aucun objet particulier, ni même une masse matérielle quelconque. Elle exprime sous une forme particulière, dans une unité de mesure particulière, un rapport purement quantitatif entre objets. L’analogie utilisée par Marx nous incite donc à comprendre que le travail dont il parle ici ne désigne pas un travail particulier (travail concret), ni même seulement ce qu’il appelle le travail abstrait (une certaine dépense d’énergie humaine), mais un rapport entre les hommes exprimé dans la seule dimension quantitative de leurs travaux (valeurs). Et il le confirme clairement lorsqu’il précise que le travail dont il s’agit ici, c’est du travail général abstrait en quantité socialement nécessaire pour produire un objet socialement utile dans des conditions historiquement déterminées de production, et que son unité de mesure c’est le temps de travail socialement nécessaire. La « qualité » de rapport de ce qu’on appelle la valeur d’une marchandise est clairement indiquée par les termes « socialement nécessaires », et sa dimension strictement quantitative est indiquée par le « temps de travail ». Sous cet angle :
1 h de travail au smic d’un routier = 1 h de travail au smic d’un cheminot
n’est pas plus inconcevable ni plus idiot que :
1kg de plomb = 1 kg de coton
En tout cas, la valeur ainsi définie sert très réellement d’unité de mesure dans toutes les comptabilités du monde et de fondement à la « science » de tous les « experts » es « économie de marché », de tous les « managers » es entreprise. Supprimez ce qu’on appelle aujourd’hui le « coût horaire du travail », et vous n’aurez plus de théories économiques, même bourgeoises.
Lorsqu’on tente de comprendre une pareille phrase, on mesure le tâche prométhéenne qui s’impose à Marx quand il veut mettre en pratique sa philosophie pour analyser un « être » apparemment aussi prosaïque qu’une marchandise, la cellule élémentaire de l’économie marchande. Il lui faut pratiquement réinventer le langage ! Quand on pense au temps qu’il a fallu aux Français pour créer la langue de Voltaire à partir de celle de Rabelais, la tâche est immense, irréalisable à l’échelle d’une génération, envisageable seulement à l’échelle des siècles. Aujourd’hui encore, d’une part, des substantifs comme « la pesanteur », « l’élément », « le poids », « la substance » ... nous entraînent assez « naturellement » à imaginer des choses et non des rapports, encore moins des rapports dynamiques complexes, aux déterminations multiples, ce qui ouvre rapidement la voie à une interprétation « métaphysique » de la pensée de Marx. Sans parler du fameux verbe « avoir » qui, selon le cas, dans le domaine économique et pour le commun des mortels, évoquent assez spontanément soit une relation d’extériorité, une possession, soit une propriété, un attribut associé à un être. Ce qui est aussi le cas pour le verbe « être » qui évoque soit l’existence matérielle d’une chose soit une propriété associée à une chose. D’autre part, dès qu’on veut se libérer de cette chosification de la pensée, à chaque mot on bascule dans une affreuse confusion et l’on parle sans frémir de la pesanteur de l’histoire, du poids des mots, du choc des photos, de capital de confiance, de crédit intellectuel, voire de capitaux symboliques.
Notons en passant – car le problème mérite une analyse plus approfondie et autrement complexe – que l’analogie employée par Marx est peut-être boiteuse dans la mesure où elle réduit un rapport social à un rapport matériel. Cette réduction, si réduction il y a, n’est pas entièrement injustifiée car il va sans dire que tout rapport humain (avec la matière, la vie, l’esprit des autres humains, soi-même) présuppose l’homme en tant qu’être matériel. Si nous ne sommes pas entre autres des corps, nous irions ipso facto discutailler, bouffer et faire l’amour au Nirvana où rien n’existe, même pas la philosophie et encore moins des philosophes. Mais si l’aspect matériel est indiscutablement présent dans les rapports humains, on ne saurait le comprendre qu’à l’intérieur d’une relation plus globale qui intègre les autres dimensions de l’homme, et il n’est pas évident qu’à l’intérieur de cette relation globale, le côté matériel soit déterminant, même en dernière analyse. J’ai dit « si réduction il y a » parce que l’analyse marxiste de la valeur ne se résume nullement à ce dont nous venons de parler, voire à ce qui en reste dans Le Capital. L’essentiel se trouve dans ce monument de logique dialectique appliquée à l’économie politique qu’est la Contribution à la critique de l’économie politique. Or ce livre est particulièrement difficile d’accès. Une relecture « déconstructioniste » de cette oeuvre nous apprendrait peut-être à mieux cerner la pensée de Marx en ce domaine.
Si nous faisions l’effort de lire Marx en tentant constamment de donner à ses concepts une signification conforme à ses prises de position philosophiques, alors nous aurions une chance de critiquer sa pensée et non celle d’un autre. Qu’en est-il du fétichisme de la marchandise ?
L’analyse de la « forme marchandise » des objets produits par les hommes constitue le sujet principal, on pourrait même dire unique, de la Contribution à la critique de l’économie politique. Elle met en lumière la genèse (logique et non historique[287]) de l’argent. Elle démonte les relations de base de l’économie marchande qu’il ne faut pas confondre avec l’économie capitaliste. Notons ici que si Marx a constaté que l’économie capitaliste est née à l’intérieur de l’économie marchande, que s’il affirme même que ce mode de production ne pouvait surgir et se développer ailleurs et qu’il serait amené à élargir la sphère de l’économie marchande au monde entier, il n’a jamais assimilé économie marchande à économie capitaliste, pour la bonne raison que l’économie marchande a existé bien longtemps avant le mode de production capitaliste. Par conséquent, parler comme vient de le faire un homme politique français d’une « économie sociale de marché » ou comme les idéologues vietnamiens d’une « économie de marché orientée vers le socialisme » n’est pas en soi une incongruité théorique tout en étant une impossibilité pratique dans un marché capitaliste. Si le mode de production socialiste vise en final une économie planifiée, ce type d’organisation est inconcevable, du point de vue marxiste, sans un développement prodigieux des forces productives et de leur degré de socialisation. Entre ce point final et le point de départ, des types d’organisation mixte où dans le même marché le secteur privé tient une part plus ou moins importante face à un secteur public plus ou moins développé et soumis à une planification plus ou moins volontariste, sont non seulement concevables, mais ils ont bel et bien existé sans nuire au développement de la production ; dans certain cas ils ont même apporté une impulsion efficace à la production. L’assimilation de l’économie capitaliste à l’économie de marché est le fait d’hommes politiques, d’experts économiques ou d’intellectuels qui n’ont pas le courage de leurs convictions. Ils se rallient au capitalisme en se voilant la face sous le masque du marché. La raison en est simple : l’économie marchande ne présuppose pas nécessairement l’exploitation capitaliste de l’homme par l’homme sous la forme de l’extorsion de la plus-value, sous forme de travail salarié. Ainsi des échanges de marchandises entre des communautés tribales, patriarcales. Les produits échangés sont bien des marchandises. À ce titre ils ont bien une valeur d’échange, mais ils ne sont en rien une forme du capital.
L’analyse marxiste de la marchandise part d’une constatation et d’un dilemme sur lequel Aristote a buté (c’est dire si l’économie marchande a existé avant le mode de production capitaliste !) : lorsque deux hommes échangent leurs produits, par exemple une maison contre cinq lits, ils établissent de facto une équivalence :
5 lits = 1 maison[288]
Cette égalité suppose la commensurabilité, donc l’identité de « nature » des deux produits. Qu’est-ce qui rend commensurable une maison et des lits ? A priori rien. Cette contradiction qui se réalise des milliards de fois par jour à travers le monde, Marx va la traquer jusqu’au bout tout au long de la Contribution à la critique de l’économie politique. Je ne reproduirai pas ici cette analyse. Il nous suffit de savoir qu’elle a donné naissance aux deux concepts dialectiques de « valeur d’usage » et de « valeur d’échange ». J’insiste lourdement sur le caractère dialectique de ces deux concepts marxistes car les notions de valeur d’usage et de valeur d’échange étaient déjà couramment utilisées dans les théories économiques bourgeoises de l’époque jusqu’à devenir des lieux communs. Si Marx a consacré tant d’années de lecture et de réflexion à redéfinir ces mots et finalement les éliminer, c’est qu’il entend leur donner une signification conforme à ce qu’il entend par dialectique matérialiste. De ce point de vue, la valeur d’échange n’indique aucun objet, aucune chose, mais un type (ou en langage marxiste une forme) de rapport social et même une forme de rapport social historiquement déterminée car cette forme de rapport ne peut exister que sous certaines conditions qui ne sont apparues qu’à un certain moment du développement des sociétés humaines. Citons parmi ces conditions :
1. Un certain degré de développement des forces productives qui autorise à un homme ou à une communauté humaine de produire certains objets en nombre supérieur à leurs propres besoins, voire leur capacité de consommation, ce qui les autorise et les incite à échanger le surplus contre d’autres objets qu’ils ne produisent pas ou qu’ils produisent en quantité insuffisante.
2. La libre disposition des produits échangés, ce qui suppose la propriété des échangeurs sur ces produits.
3. Une forme de division sociale du travail qui déconnecte la production de la consommation, les objets étant produits non pour être consommés par leurs producteurs mais pour être échangés, ce qui donne naissance à une certaine forme de relation entre les hommes.
Etc.
Ainsi, à l’intérieur d’une exploitation patriarcale, il n’y a pas de production de marchandises, pas d’échange de marchandises, pas de valeur d’échange. Les besoins de la communauté sont évalués par elle-même sous l’autorité du patriarche qui organise la division du travail en fonction des capacités de chacun des membres de la communauté. Les objets produits sont consommés par les producteurs eux-mêmes selon une répartition établie sans aucun rapport avec une quelconque valeur d’échange. Aucun d’entre eux ne peut disposer librement de ces produits. Seul le surplus peut être échangé avec d’autres communautés, devenir des marchandises, mais alors en dehors de la communauté, car hors de ce cadre, les trois conditions énoncées ci-dessus sont réalisées.
Ce qui nous importe ici, ce n’est pas d’examiner la validité de la théorie économique de Marx, mais la logique qui la sous-tend pour comprendre ce qu’il entend par marchandise. Nous allons l’examiner à travers la troisième condition, l’unité contradictoire entre l’acte de produire et l’acte de consommer car elle est liée à la conception même que Marx se fait de l’homme en tant qu’être humain. Comme on sait, pour Marx, l’homme se distingue des animaux par le fait qu’il produit les moyens de son existence.
« On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion et par tout ce que l'on voudra. Eux‑mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu'ils commencent à produire leurs moyens d'existence, pas en avant qui est la conséquence même de leur organisation corporelle. En produisant leurs moyens d'existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle‑même.[289] »
L’homme produit ce qu’il consomme, il est l’être en qui et par qui produire et consommer se réalisent comme un seul et même processus contradictoire. Qu’il y ait un décalage dans le temps entre l’acte de produire et celui de consommer, un « disjointement » comme dirait Derrida, rien d’extraordinaire : toute réalité est temporelle. Il ne s’ensuit pas du tout que produire et consommer deviennent « indépendants ». Simplement, dans des conditions déterminées, ce processus se développe, se réalise (devient réel) sous des formes variées. Mais vérifions d’abord dans le texte l’interpénétration des contraires dans le couple production et consommation, selon Marx.
« La production est médiatrice de consommation, dont elle crée les éléments matériels et qui, sans elle, n'aurait point d'objet. Mais la consommation est aussi médiatrice de la production en procurant aux produits le sujet pour lequel ils sont des produits.[290] »
La consommation
« pose idéalement l'objet de la production, sous forme d'image intérieure, de besoin, de mobile et de fin.[291] »
Mais la production en créant un certain produit crée non seulement le besoin pour ce produit mais encore la manière de le consommer :
« La production crée donc le consommateur.[292] »
Et Marx conclut:
« Chacune apparaît comme le moyen de l'autre ; elle est médiée par l'autre ; ce qui s'exprime par leur interdépendance, mouvement qui les rapporte l'une à l'autre et les fait apparaître comme indispensables réciproquement, bien qu'elles restent extérieures l'une à l'autre.[293] »
« En fait, chacune d'elle n'est pas seulement immédiatement l'autre, ni seulement médiatrice de l'autre, mais chacune d'elle en se réalisant crée l'autre ; se crée sous la forme de l'autre.[294] »
Mais voici le plus important à mon avis:
« Elles apparaissent en tout cas comme les moments d'un procès[295]... »
Si l'on considère ce procès dans son unité dialectique, dans la continuité du temps à travers la discontinuité des actes qui le meublent, il est clair qu'il y a simultanément et tout le temps interpénétration des contraires, médiation et, au sein même de la négation, négation de la négation, ce qui me semble le fondement même d'une médiation.
Ce qui nous incite à découpler, à « disjoindre » ces moments d’un seul et même processus, c'est l'apparence matérielle discontinue du devenir. En effet, cette fameuse médiation se présente sous la forme d'objets observables: l'objet fabriqué et l'homme (qui fabrique ou qui consomme). On peut donc observer séparément les deux moments, dans l'acte de fabriquer et dans l'acte de consommer. Ce faisant, on a perdu de vue l'interpénétration des contraires et réduit la médiation à un phénomène hasardeux : c'est par hasard que l'objet consommé fut celui qu'on a fabriqué. Comme de juste, le hasard se venge toujours avec une féroce nécessité : les crises économiques et sociales. Car, ce dont il s'agit ici, ce n'est pas de fabriquer n'importe quoi ni de consommer n'importe quoi, mais de fabriquer intentionnellement un objet destiné à la consommation et de consommer un produit (objet fabriqué pour être consommé).
Il en est bien ainsi dans les phénomènes naturels observables où tout est contingent et explicable. Il en est encore ainsi dans les relations économiques entre les hommes d’aujourd’hui car, actuellement, les hommes se conduisent toujours, dans certains domaines et notamment dans la gestion socio-économique, comme des êtres naturels. La seule vraie loi du sacro-saint Marché dont on nous rebat les oreilles, c'est la loi de la nature, la loi de la jungle et non une quelconque rationalité !
Cette « identité des contraires », pour employer le jargon dialectique, ne choque personne lorsqu’elle n’est pas masquée, lorsque les hommes peuvent l’observer pour ainsi dire à l’oeil nu. Ainsi, dans la division du travail à l’intérieur de la communauté patriarcale, chacun sait pourquoi et pour qui il produit tel ou tel objet et quand il consomme ce qui lui revient, il sait aussi qui l’a produit pour lui. Cette forme d’échanges de travaux, car il y a effectivement échanges de travaux, chacun travaillant pour lui-même et pour les autres membres de la communauté qui en font de même, ne présente aucun mystère. Ils sont évidents pour tous parce qu’ils sont transparents à tous, de bout en bout.
Il en va tout autrement dans l’économie marchande. Le producteur ne sait jamais pour qui effectivement il produit. Il arrive même qu’il ne produise pour personne et que son acte se réalise comme une gesticulation vaine et insensée. Il en va de même pour le consommateur. Cette déconnexion, qui n’est plus seulement un décalage dans le temps comme le banal décalage entre le moment où vous mettez un poulet au four et celui où vous le dégustez à table, mais une rupture irrationnelle entre l’acte de produire et celui de consommer, ne se produit que dans des conditions déterminées. Il n’en reste pas moins que les hommes travaillent pour pouvoir satisfaire leurs besoins de consommation et qu’en consommant ils recréent des hommes capables de produire.
L’analyse marxiste de l’économie marchande nous donne ainsi une illustration particulière (dans un domaine particulier, le domaine économique) de la conception marxiste de l’homme comme unité contradictoire de la matière, du vivant et de l’esprit. Néanmoins, comme d’une part, si nous voulons nous faire comprendre, nous ne disposons pour nous exprimer que de la manière ordinaire de parler, comme d’autre part il n’est donné à personne de pouvoir créer tout seul le langage des hommes, la lecture des textes marxistes, malgré les efforts de clarification de l’auteur, présente toujours une certaine difficulté d’interprétation. Il nous faut constamment avoir présent à l’esprit les XI Thèses sur Feuerbach par exemple. Ainsi, lorsque nous lisons les phrases suivantes :
« La valeur d’usage n’a de valeur que pour l’usage, ne se réalise que dans le procès de consommation[296] » ...
« Toutefois, la totalité de ses emplois possibles se résume dans son existence d’objet, ayant des propriétés définies[297] »
Il faut comprendre :
La valeur d’usage (l’utilité d’un objet) n’a de valeur (pour l’homme) que pour l’usage (que dans ses relations avec la nature, matérielle ou biologique), ne se réalise (ne devient réelle) que dans le procès de consommation (qu’à travers un acte). C’est pour cela que « la totalité de ses emplois possibles se résume dans son existence d’objet, ayant des propriétés définies », car l’action de l’homme sur la nature obéit nolens volens aux lois de la nature.
Il serait donc faux de penser que la valeur d’usage d’un objet est l’ensemble de ses propriétés physiques, chimiques, etc.
Il est clair que la valeur d’usage n’est pas ceci ou cela. Ce concept exprime un rapport potentiel entre l’homme et la nature, rapport qui se réalise, devient réel à travers un acte. Ce rapport n’est possible qu’à la condition que l’homme soit entre autres un être matériel et biologique, mais l’étant, l’ensemble de ses rapports concrets à la nature sont soumis aux lois de la nature. Il ne peut pas plus s’envoler sur une chaise que faire l’amour avec une table. Aussi son rapport potentiel à un objet est limité par les propriétés physiques et biologiques de cet objet. La définition que donne Marx de la valeur d’usage est à la fois matérialiste et dialectique, conforme aux XI Thèses sur Feuerbach.
En ces temps de la « science » triomphante et de la méfiance généralisée, où le premier venu, comme le dernier arrivé, a tout intérêt à se draper dans la toge magistrale de la science avant d’exprimer ses idées pour espérer quelque crédit, pourquoi parler d’économie politique alors que partout au monde les universités affichent le label de sciences économiques ?
Du temps de Marx, les plus prestigieux théoriciens bourgeois de l’économie, dont les oeuvres inspirent encore certains maîtres à penser de notre époque au point qu’on les qualifie de néoclassiques, ne se gênaient guère de qualifier d’« économie politique » leurs théories. C’est justement Marx qui prétendit faire de cette science empirique une science véritable, c’est-à-dire une science dont la validité peut être vérifiée par la pratique. Ne serait-il pas plus juste alors, parlant des théories économiques de Marx, de parler de « sciences économiques », d’autant plus qu’aujourd’hui certaines universités l’enseignent, ne serait-ce que du bout des lèvres. Oui, par conviction, dialectique s’entend. Non, par principe, au nom même du principe de validation du savoir édicté par Marx : le verdict de la pratique.
Il en va des vérités scientifiques en ce domaine comme dans tous les autres domaines. Tant que la pratique ne les a pas validées, parfois jusqu’à en faire des lieux communs, elles restent, dans la mesure où elles continuent d’intéresser, des théories, c’est-à-dire des hypothèses argumentées.
Dans les sciences physiques, la validité dans certaines limites d’une théorie, peut dans certain cas être vérifiée à travers un nombre limité d’expérimentations. Ainsi, une théorie de l’existence de l’antimatière peut être confirmée par quelques expérimentations alors que l’hypothèse du Big Bang a encore de beaux jours devant elle.
La biologie, science plus complexe à définir et moins bien maîtrisée actuellement, demande plus de peine et de temps. Ainsi il faut plusieurs années, voire des dizaines d’années, de multiples et longues études statistiques, avant d’avoir une idée plus ou moins précise, encore que jamais absolument certaine, des effets secondaires d’un médicament. Que dire alors d'une théorie de la vie !
Dans le domaine socio-économique, les problèmes sont encore plus complexes, et les théories plus ardues, plus longues à vérifier qu’en biologie. Pour s’en faire une idée, il suffit de se souvenir des tribulations des théories économiques les plus prestigieuses de notre siècle. D’après un article paru dans Le Monde (1995), tous ou presque tous les prix Nobel en économie ont émis des prédictions, et à relativement court terme, qui se sont révélées fausses. Ainsi de Samuelson, encore gourou des facultés de sciences économiques à la fin des années soixante, qui a estimé que l’économie mondiale mettrait au moins trente ans pour revenir à son niveau de production d’avant la deuxième guerre mondiale. Tout au long de ce siècle, keynésiens et néoclassiques ont eu tour à tour leurs heures de gloire et de pouvoir. Personne n’a réussi à juguler les crises du système capitaliste. Aujourd’hui encore, (Le Monde, 1-1996) on se demande si on sait vraiment ce qu’est la monnaie.
La pensée économique de Marx et d’Engels comporte d’une part une théorie économique largement développée, quoique inachevée, du mode de production marchand dans sa forme capitaliste. Elle comporte d’autre part quelques principes généraux devant servir de base à l’édification d’une économie socialiste qui est supposée s’édifier à partir d’une économie capitaliste développée jusqu’à son terme. Dans le dernier texte en économie politique qu’il a écrit, Marx récuse l’idée selon laquelle il aurait construit un « système socialiste » :
« D’après M. Wagner, la théorie de la valeur de Marx est « la pierre angulaire de son système socialistes » (P. 45). Comme je n’ai jamais construit un « système socialiste », c’est là une fantaisie des Wagner, Schaeffle, e tutti quanti [et autres].[298] »
Nous ne traiterons donc pas de cette deuxième partie, non qu’elle soit inintéressante, bien au contraire. Mais elle ne concerne que de fort loin les théories économiques de Marx. Vu l’interprétation que les partis communistes au pouvoir au 20e siècle en ont donnée et le désastre humain qui en est résulté, ce sujet mérite à lui seul une étude approfondie. Notre idée en la matière est : ou bien cette partie des oeuvres de Marx et d’Engels est bonne pour la poubelle et elle y restera puisqu’elle y est pratiquement déjà, ou bien, si elle a encore quelque valeur, malgré la maigreur des écrits de ces auteurs sur ce sujet, nous devrions trouver dans leur vision matérialiste et dialectique de l’histoire non seulement des éléments aidant à comprendre a postiori le phénomène du totalitarisme communiste, car s’il ne s’agit que de cela, on risquerait de s’enfermer dans la parlotte, mais aussi de quoi prévoir l’éventualité d’un tel phénomène. Ce qu’en dit Marx dès les Manuscrits de 1844 nous incite à suspendre notre jugement pour l’instant :
« Le communisme, enfin, est l'expression positive de la propriété privée abolie, et en premier lieu de la propriété privée générale. En saisissant ce rapport dans son universalité, le communisme
1. n'est sous sa première forme qu'une généralisation et un achèvement de ce rapport; en tant que rapport achevé, il apparaît sous un double aspect : d'une part la domination de la propriété matérielle est si grande vis-à-vis de lui qu'il veut anéantir tout ce qui n'est pas susceptible d'être possédé par tous comme propriété privée ; il veut faire de force abstraction du talent, etc. La possession physique directe est pour lui l'unique but de la vie et de l'existence; la catégorie d'ouvrier n'est pas supprimée, mais étendue à tous les hommes; le rapport de la propriété privée reste le rapport de la communauté au monde des choses. [...]
Ce communisme – en niant partout la personnalité de l’homme – n’est précisément que l’expression conséquente de la propriété privée, qui est cette négation. L’envie générale et qui se constitue comme puissance est la forme dissimulée que prend la soif de richesse et sous laquelle elle ne fait que se satisfaire d’une autre manière. L’idée de toute propriété privée en tant que telle est tournée tout au moins contre la propriété plus riche, sous forme d’envie et de goût de l’égalisation, de sorte que ces derniers constituent même l’essence de la concurrence. Le communisme grossier n’est que l’achèvement de cette envie et de ce nivellement en partant de la représentation d’un minimum. Il a une mesure précise, limitée. À quel point cette appropriation privée est peu une appropriation réelle, la preuve en est précisément faite par la négation abstraite de tout le monde de la culture et de la civilisation, par le retour à la simplicité [IV] contraire à la nature de l’homme pauvre et sans besoin, qui non seulement n’a pas dépassé le stade de la propriété privée, mais qui n’y est même pas encore parvenu.[299] »
Ce texte mériterait une longue analyse sous l’éclairage des oeuvres ultérieures de Marx puisque, selon ses propres affirmations, il appartient au tournant essentiel de sa pensée. Ne dirait-on pas qu’il décrit à l’avance quelques uns des traits fondamentaux des régimes communistes du 20e siècle ? Comment a-t-il fait pour prévoir cette possibilité ?
Ce texte remarquable jette une lumière intéressante sur la méthode matérialiste et dialectique de Marx. Prise isolément, la XIe des Thèses sur Feuerbach pourrait nous inciter à ranger Marx parmi les penseurs empiriques, « réalistes », pragmatiques. Ce que semblerait confirmer de surcroît ses attaques contre l'idéalisme, notamment celui de Hegel. Mais par ailleurs, en maints endroits, Marx et Engels ont affirmé non seulement la supériorité de l'approche théorique sur l'empirisme, mais encore sa nécessité pour accéder à la connaissance de la réalité. Ces deux points de vue apparemment inconciliables ont donné naissance à deux modes d'interprétation de sa pensée tout aussi inconciliables. On a souvent remarqué que la plupart des communistes se montrent souvent tour à tour idéalistes, voire carrément religieux, et grossièrement matérialistes, « réalistes ». Est-il nécessaire de dire que leurs adversaires en font de même, qualifiant tour à tour le marxisme de religion, d’idéologie, ou de matérialisme sommaire ? C'est qu'ils ont tous cru que Marx et Engels concevaient la pensée comme le résultat d'un rapport physique entre le monde matériel et le cerveau qui est lui-même un objet matériel. De là, ou bien la pensée d’un homme particulièrement doué devient la religion de tous parce ce qu’elle reflète plus complètement, plus précisément la Vérité des faits, ou bien tout est permis, explicable et justifié par les circonstances quelles qu’elles soient. Les termes de « reflets », d' « images » du monde dans le cerveau humain, qu'employait Engels les inclinaient à le comprendre dans ce sens. Engels pouvait d'ailleurs difficilement s'exprimer autrement, vu l'état des sciences biologiques de son époque. Mais, en parlant de l’état de développement de la chimie de son temps, Engels disait explicitement qu'il n'était pas encore possible de décrire le passage dialectique de la matière inerte à la vie :
« Elle constitue le passage à la science de l’organisme, mais le passage dialectique ne pourra être établi que lorsque la chimie aura effectué le passage réel ou sera sur le point de l’effectuer.
4. L’organisme. Sur ce point, je ne me hasarderai pour l’instant à aucune dialectique.[300] »
Ce qui peut nous inciter à croire que s’il conçoit la relation de l’esprit à la matière et à la vie comme un rapport dialectique, il se risquerait encore moins à décrire le passage dialectique réel de la vie à la pensée avant que ce que nous appelons aujourd’hui les « sciences cognitives » ne soient en mesure de fournir les connaissances requises. Les termes de « reflet » et d’ « image » sont donc à prendre non dans leur sens physique, mais comme une manière de parler à propos d’un phénomène dont on constate l’existence mais dont on ne détient pas encore l’explication. Dans un certain sens, ils ont autant de valeur que le mot « phlogistique ». Faut-il en conclure que nous ne pouvons pas comprendre comment évolue la pensée des hommes ? Nullement. Le fait de ne pas savoir comment l’esprit est né de la vie n’empêche pas de comprendre comment, une fois né, il évolue, d’autant plus que cet esprit ne commence à prendre forme et à évoluer qu’à travers l’apprentissage, en partie observable, d’un langage. Et c’est justement l’objet de la logique, qu’elle soit formelle ou dialectique. C’est aussi le fondement de toute tentative de déconstruction du langage, ou comme le dit passionnément Derrida, c’est « Ce qui reste aussi irréductible à la déconstruction[301], ce qui demeure aussi indéconstructible que la possibilité[302] même de la déconstruction.[303] »
Selon la dialectique matérialiste, d’une part, l’évolution de la pensée d’un être humain n’est pas indépendante de l’évolution des conditions qui ont présidé à sa naissance, c’est-à-dire la matière, la vie et la société. D’autre part, cette évolution est elle-même dialectique. Mais dira-t-on, puisqu’il en est ainsi, pourquoi l’évolution de la pensée ne collerait-elle pas exactement à celle de la matière et de la vie ? Question typiquement métaphysique qui suppose l’existence des êtres identiques à soi. La physique quantique nous apprend qu’il est impossible de déterminer avec exactitude la position dans l’espace d’une particule à un instant précis. On ne peut que prévoir la probabilité de la trouver ici ou là à tel ou tel instant. Personne ne peut non plus prévoir exactement comment va réagir un être vivant face à une situation. Ni les physiciens, ni les biologistes n’en concluent que tout est absolument aléatoire et qu’il n’y a rien à comprendre là-dessus. On peut toujours essayer de cerner[304], avec un certain degré d’incertitude, le mouvement réel. Pourquoi en serait-il autrement du mouvement de la pensée ? Supprimons tout de suite un éventuel malentendu. Par cette analogie boiteuse, je n’ai nullement l’intention de réduire le raisonnement dialectique à un raisonnement statistique, ce que font la quasi totalité des économistes modernes avec les résultats qu’on sait. Le raisonnement statistique, sous sa forme quantitative, est nécessaire et applicable au monde physique où on s’intéresse justement aux rapports quantitatifs entre les choses. Il ne s’applique déjà plus à l’étude de l’évolution des espèces. Si on y raisonne encore, pour certains aspects, en termes de population, personne ne s’amuse à mettre en équation les « lois » de l’évolution. Même la théorie de Malthus, la séduisante et vulgaire « lutte pour la vie », opposant l’accroissement exponentiel des populations à l’accroissement arithmétique des moyens de subsistance, n’est pas considérée par la plupart des scientifiques contemporains comme le fondement ultime de la sélection naturelle et de l’évolution des espèces.
Le fond de la question ici est le constat qu’on ne peut pas plus réduire « mécaniquement » le mouvement spirituel au mouvement vivant que le mouvement vivant à des mouvements physiques, car on ne sait pas comment on passe de l’un à l’autre. Ce constat correspond justement aux limites des connaissances tout aussi bien pour la science contemporaine que pour la dialectique. Sans ce « décollement », ce « désajointement » si cher à Derrida, ce « dépassement » dirait Sartre, il n’y a plus lieu de distinguer en trois domaines spécifiques la physique, la biologie et la philosophie. Ce qui n’autorise nullement à les déclarer comme n’ayant aucun lien entre eux, comme totalement indépendants. Une fois encore, il n’existe pas plus de pensées écervelées que de cerveau immatériel.
Considérant que la conscience des hommes vivant dans un système capitaliste est en elle-même un rapport dialectique entre l’homme et ses conditions d’existences, Marx peut, par le simple raisonnement dialectique, tirer les conclusions ci-dessus concernant une forme possible du communisme dans les conditions de son époque. Les pires conditions d’existence du prolétariat européen de cette époque n’étant sans doute pas très éloignées de celles que connaissent les hommes dans les pays où les révolutions communistes ont vaincu, il n’est pas très étonnant que ce soit justement cette conception du communisme qui a prévalu au 20e siècle. Selon son analyse, le communisme grossier (instinctif, inculte, pré-dialectique) n’est rien d’autre que la négation abstraite (sous sa forme positive), sous la forme, d’une part, d’une idéalisation à outrance du rapport réel de propriété privée et, d’autre part, du renversement imaginaire de ce rapport. La conscience reste fondée sur le monde réel, c’est toujours un rapport au monde réel, mais ce rapport est « faussé » du fait même de l’ignorance de l’homme quant à la logique qui préside aux mouvements de ce monde réel. Nous retrouvons ici la question du rapport dialectique entre le hasard et la nécessité dans les relations sociales, la question de la liberté humaine. Ce n’est sûrement pas par hasard qu’elle constitue le sujet de toutes les confrontations idéologiques du 20e siècle. La liberté s’y présente comme la malédiction de l’homme seul. L’homme n’y accède qu’en devenant un individu et, à ce titre, reconnu, accepté, aimé ou haï par ses congénères, c’est-à-dire en devenant un être social. Mais cela requiert d’abord la pleine maîtrise de la société sur la nature et ensuite la maîtrise des humains sur leurs relations sociales.
Dans l’approche matérialiste et dialectique, il faut toujours, d’une part, se référer au monde réel comme fondement du savoir et, d’autre part, l’examiner de manière dialectique (théorique donc) pour en abstraire une connaissance conforme à la réalité de son mouvement. De nouveau, ici, c’est par la pratique que les hommes arrivent peu à peu à ajuster leur perception du monde réel à la réalité de ce monde. C’est pourquoi, si la dialectique, en tant que science des lois les plus générales du mouvement, est applicable à tous les domaines du savoir et à toutes les époques, les formes particulières que prennent les théories dépendent elles-mêmes des formes de mouvement de l’objet des études et de leur historicité d’une part et, d’autre part, du niveau de connaissance et de culture d’une époque. Aussi, Engels dit :
« Mais la pensée théorique n’est une qualité innée que par l’aptitude qu’on y a. Cette aptitude doit être développée, cultivée, et, pour cette culture, il n’y a jusqu’ici pas d’autre moyen que l’étude de la philosophie du passé.
La pensée théorique de chaque époque, donc aussi celle de la nôtre, est un produit historique qui prend en des temps différents une forme très différente, et, par là, un contenu très différent. La science de la pensée est donc, comme toute autre science, une science historique, la science du développement historique de la pensée humaine. Et cela a de l’importance même pour l’application pratique de la pensée à des domaines empiriques.[305] »
Je me concentrerai donc, à propos d’économie politique, sur ce qui concerne sans doute 99 % des écrits économiques de Marx. Tant que la pratique des hommes n’a pas encore rendu évidentes à leurs yeux les théories qui y sont exposées, nous en parlerons non comme d'une science, mais comme d'une théorie de l’économie politique du mode de production marchand sous sa forme capitaliste.
Il y a une autre raison, positive celle-là, pour parler d’économie politique au lieu de sciences économiques. Je ne crois guère en l’innocence des mots. Si les termes de « sciences économiques » sont si en vogue aujourd’hui, c’est qu’ils répondent à un besoin, le besoin de se soustraire à peu de frais au verdict des faits, voire le besoin de garder les mains propres. « Économie politique » indique trop clairement le fondement économique de la politique. Nos gourous et autres experts es sciences économiques, dès qu’ils quittent leurs chères études pour l’action, disent aussi ce qu’ont dit leurs collègues communistes : la théorie est bonne, c’est faute d’y croire ou c’est par une mise en oeuvre incorrecte que les hommes politiques n’arrivent pas à gérer correctement l’économie. Le mieux est de soumettre indifféremment toutes les théories aux mêmes critères de validité. Que chacun recueille les fruits de ses succès comme de ses échecs, sa capacité à agir efficacement sur le monde ou son impuissance. Nous pouvons ainsi dire que l’approche keynésienne de l’économie a été efficace pour les pays capitalistes occidentaux pendant la trentaine d’années qui suivirent la fin de la deuxième guerre mondiale. Elle a permis une croissance économique rapide, un développement considérable des forces productives. Elle a relégué au second plan tout un ensemble de maux que Marx tenait pour consubstantiels au mode de production capitaliste, par exemple le chômage, la paupérisation, du moins relative, etc. Elle n’a pas néanmoins permis de supprimer les tendances lourdes de ce mode de production telles qu’elles ont été prédites par Marx : la mondialisation du marché capitaliste, la guerre économique, les concentrations de capitaux, la salarisation générale des travailleurs, le chômage, la paupérisation relative, voire absolue d’une masse non négligeable d’humains, et ... les crises économiques.
Il a fallu des milliers d’années aux hommes pour se rendre compte que les modes de production sur lesquels ils bâtissent leur société ne sont pas éternels, qu’ils sont amenés comme toute chose à évoluer, et un beau jour à se transformer radicalement. Plusieurs milliers d’années se sont écoulées avant qu’un homme donne réponse à la question d’Aristote : que signifie l'échange de 5 lits contre une maison ? Aujourd’hui encore, on a du mal à comprendre ce qu’est la monnaie qui gouverne l’existence de nos sociétés et de nos vies, le phénomène curieux de l’argent qui fait des petits en dormant. Le débat sur la logique qui sous-tend le mode de production capitaliste est loin d’être clos. Dans ce débat, la pensée de Karl Marx est loin d’être dépassée.
Notre intention n’est pas de faire ici un exposé sur la théorie marxiste de l’économie marchande sous sa forme capitaliste, que nous appellerons par la suite, pour aller vite, économie capitaliste. Le lecteur intéressé peut en prendre connaissance dans le détail dans Le Capital et la Contribution à la critique de l’économie politique. Nous voudrions seulement suggérer que pour une compréhension correcte de cette théorie avant de la critiquer, il est essentiel d’essayer de la lire selon le point de vue matérialiste et dialectique qui a présidé à la naissance de l’oeuvre. Évidemment, pour celui qui rejette a priori le matérialisme dialectique, il n’y a pas lieu de le faire. Auquel cas cela n’a guère de sens non plus de discuter d’une oeuvre qui se présente comme la mise en oeuvre pratique de cette philosophie. Il serait plus cohérent de sa part de faire comme Edelman, en l’envoyant d’un trait de plume au cimetière aux « ismes »[306].
À quel point une lecture dialectique du Capital est nécessaire pour comprendre la théorie économique de Marx, l’auteur le dit lui-même dans une lettre à Engels qui lui conseillait de modifier son exposé afin de le rendre plus accessible au lecteur :
« Pour ce qui est du développement de la forme de la valeur, j’ai suivi ton conseil et je ne l’ai pas suivi, afin d’observer à cet égard aussi, une attitude dialectique, c’est-à-dire que j’ai : 1° écrit une annexe ou j’expose la même chose, aussi simplement que possible et autant que possible en bon maître d’école, et 2°, suivant ton conseil, j’ai divisé chaque point du raisonnement qui marquait un pas en avant, en paragraphes, etc., avec des titres particuliers. Dans la préface, je dis alors au lecteur « non-dialectique » qu’il ferait bien de passer les pages X à Y, et de lire à leur place l’annexe. Il ne s’agit pas ici de philistins seulement, mais de la jeunesse avide de savoir, etc. D’ailleurs la chose est trop importante pour le livre entier.[307] »
Sans entrer dans le détail des concepts philosophiques, on peut résumer ce point de vue par les trois prises de position suivantes. (Je tiens à prévenir le lecteur que ce qui suit est mon résumé. Il se distingue essentiellement par l’insistance que je mets sur les formes biologiques du mouvement. Elles affleurent à peine dans les textes de Marx. Cette insistance porte bien entendu la marque de l’histoire, celle d’une époque qui a vu la naissance de la biologie du cerveau. J’insiste sur cet aspect du mouvement parce qu’à mes yeux le vivant constitue la médiation qui manquait entre le mouvement purement matériel et le mouvement spirituel, l’état des sciences au dix-neuvième siècle ne pouvant donner à Marx et Engels aucune idée sur le mouvement de la matière vivante où s’effectue la jonction entre la matière inerte et la pensée, sur le cerveau.)
1. Prise de position matérialiste par opposition aux prises de position idéalistes et religieuses :
La matière préexiste à l'esprit humain et se meut selon ses propres lois indépendamment de ce que nous pouvons en penser. La vie elle-même est née du mouvement de la matière, et l’esprit du mouvement vivant (formes de mouvements caractérisant le vivant). C’est pour cela que l’esprit peut comprendre la vie et la matière : ce ne sont que des formes différentes du mouvement et elles se développent toutes selon les lois les plus générales du mouvement, c’est-à-dire les lois que l’esprit humain élabore à partir de l’observation des mouvements réels en faisant abstraction des déterminations particulières qui leur donnent les formes particulières à travers lesquelles nous appréhendons les mouvements concrets.
2. La prise de position dialectique par opposition aux prises de position que Marx qualifie de métaphysiques, c’est-à-dire toute pensée qui suppose l’existence d’être en soi, identique à soi :
Tout est en mouvement. Tout mouvement est rapport, relation contradictoire entre « quelque chose » et « quelque chose » d’autre. Nous ne pouvons pas voir le rapport en tant que tel, mais nous pouvons le percevoir à travers les formes concrètes de son développement et le comprendre dans sa logique interne, au-delà de ses manifestations formelles particulières, par le raisonnement. La pomme qui tombe sur le crâne de Newton est visible ainsi que la chute qui l’y amène, mais l’attraction terrestre n’est pas visible en tant que telle. Néanmoins, Newton est capable de découvrir ce rapport, abstraction faite de la pomme et de la bosse qu’elle a provoquée sur son crâne. L’ayant découvert, il le nomme « attraction universelle » et en donne la loi quantitative. Cette attraction ne désigne bien sûr pas quelque chose de visible en tant que tel, mais un rapport qui s’applique (parce qu’il en est extrait par abstraction) à tout un ensemble de formes du mouvement mécanique aussi variées que la chute d’une pomme et la course des astres autour du soleil...
Dans un mouvement complexe, il y a unité contradictoire entre les diverses formes de mouvements qui concourent à créer la forme concrète du mouvement.
« Le concret est concret parce qu'il est le rassemblement de multiples déterminations, donc unité de la diversité. C'est pourquoi il apparaît dans la pensée comme procès de rassemblement, comme résultat, non, comme point de départ, bien qu'il soit le point de départ réel et par suite aussi le point de départ de l'intuition et de la représentation. Dans la première démarche la plénitude de la représentation a été volatilisée en une détermination abstraite; dans la seconde ce sont les déterminations abstraites qui mènent à la reproduction du concret au court du cheminement de la pensée.[308] »
Ainsi le fait de penser est indissociable de l’existence d’un être vivant qui est indissociable d’un être matériel, quoique penser, vivre et être soient des formes différentes d’un mouvement lorsque, abstraitement, on les considère de manière séparée et unilatérale, en les rapportant séparément à la matière, à la vie, à l’esprit, ce qui ne se produit jamais dans la réalité.
3. L’unité de l’homme se réalise à travers la pratique. Dans la pratique le mouvement humain se déploie en même temps à travers ses trois dimensions ou formes fondamentales : matérielle, biologique et spirituelle. (XI Thèses sur Feuerbach).
Voyons maintenant comment ces prises de positions se traduisent dans la mise en oeuvre de quelques concepts fondamentaux de l’économie politique marxiste.
L’apport fondamental de Marx à l’économie politique se résume à deux concepts : la « valeur » des marchandises, et la « force de travail ». Ces deux concepts suffisent pour rendre intelligible la forme monétaire de l’économie, la formation et le développement du capital, et partant, de comprendre toutes les formes dérivées de ce mouvement et leurs articulations internes.
Aucune théorie économique du capitalisme n’est concevable sans reposer sur une définition explicite ou implicite de la valeur. On peut même affirmer qu’aucune pratique économique capitaliste, cohérente ou non, n’est concevable sans elle : plus d’échanges marchands, plus d’argent, partant plus de production marchande, plus de comptabilité, plus de statistiques, etc. Ce qui n’est pas vrai pour toutes les formes d’économie. Par exemple, l’économie féodale où l’argent joue un rôle négligeable, ou l’économie tribale ou patriarcale où il ne joue aucun rôle. La définition de la valeur, et partant, de la marchandise, est donc la pierre de touche sur laquelle repose toute théorie concernant l’économie marchande.
Ce problème fondamental est si ardu à résoudre que, malgré le développement prodigieux des instruments et des techniques de gestion depuis un siècle, l’économie politique bourgeoise s’est pratiquement arrêtée sur ce sujet à ... Ricardo. Le nec plus ultra en la matière qui est enseigné dans les universités reste « la loi de l’offre et de la demande ». À bien l’observer, elle n’est pas si mal : elle est « formellement » dialectique. La valeur y est aussi définie comme un rapport, et même un rapport entre les hommes, médiatisé par des choses. Et ce rapport ne se réalise qu’à travers l’acte d’échange entre les hommes, la vente et l’achat. Comme on voit, dès qu’il s’occupe de phénomènes réels, même l’économiste bourgeois le plus platement scientiste, glisse sur la pente fatale de la dialectique. Malheureusement, comme ce rapport est chez lui subjectif, il lui fait dire ce qu’il veut et il est incapable d’expliquer beaucoup de phénomènes réels relevant directement de ce rapport. Ainsi, depuis des lustres en France, l’offre de beurre dépasse la demande, solvable du moins. Pourquoi le prix du beurre s’obstine-t-il à ne pas se rapprocher de zéro ? Pourquoi préfère-t-on payer le coût de son stockage plutôt que le vendre selon la loi de l’offre et de la demande ? C’est qu’on ne peut pas le vendre en dessous de son coût de production, la loi antidumping l’interdit. Tiens, le beurre a déjà un coût, donc une valeur, avant de se soumettre à la loi de l’offre et la demande qui est censée établir sa valeur. Sortons un instant de l’hexagone. Chaque jour, il y a de par le monde des centaines de millions d’humains qui réclament en vain du riz, du blé, du lait... Pourquoi la valeur de ces marchandises refusent-elles de s’envoler pour le bonheur de l’agriculteur français ? C’est à cause de la concurrence internationale. Bien. Comment se réalise cette concurrence ? Il y a des gens qui vendent à des prix très bas. Tiens, la marchandise y a déjà un prix, donc une valeur avant d’être soumise à la loi de l’offre et de la demande sur le marché mondial. Et pourquoi ne vendez-vous pas encore moins cher ? Heu, à cause de mes coûts de production. On a beau compliquer le problème en le maquillant de jupettes mathématiques, par exemple en faisant dépendre la demande de multiples déterminations psychologiques comme dans les fameuses courbes d’indifférence où la demande d’un produit dépend du choix qu’un consommateur fait en fonction de sa bourse et d’une multitude de produits qui s’offrent à sa gourmandise. Quel que soit ce choix, dans la réalité, le prix qui est la forme monnaie de la marchandise peut osciller autour d’un prix pivot qui représente sa valeur, il ne peut sauf exception (faillite, liquidation, microcrise économique en somme) descendre au-dessous d’un certain seuil ni monter au-dessus d’un certain seuil.
Mais diriez-vous, puisque c’est la pratique qui tranche, c’est comme ça que ça se passe effectivement. Je veux bien. Mais c’est aussi comme ça que ce mode de production aboutit à des crises de surproduction locales d’abord, générales ensuite. Alors, quand on en a les moyens, on achète la paix sociale en subventionnant les agriculteurs. Quand on ne les a pas, on les laisse crever. Ils commencent aussitôt à bloquer les autoroutes avec leurs marchandises, voire à tout casser. Bref, ils commencent à réagir comme Marx l’avait prévu.
Chez Marx, la forme marchandise des produits – car il faut au moins deux produits mis en rapport pour qu’ils apparaissent sous cette forme – se présente comme l’unité contradictoire d’un ensemble de rapports complexes aux déterminations multiples. Signalons les principaux.
1. La forme marchandise des produits est l’unité contradictoire entre
– l’utilité d’un objet et sa valeur
– le travail concret (que Marx appelle encore travail utile) qui l’a produit sous sa forme d’objet utile et le travail abstrait qui rend l’objet commensurable avec d’autres objets
– le travail individuel et le travail général dans un mode particulier de division sociale du travail
2. Dans le cadre de la production marchande, l’utilité d’un objet se présente elle-même, selon la nature de l’objet, dans des déterminations différentes :
– un rapport matériel entre l’homme et l’objet, dans tous les cas
– ce rapport matériel peut revêtir la forme d’un rapport biologique, donc sous un double aspect. D’une part, ce rapport doit être matériel, il faut que je puisse toucher l’objet en question. D’autre part, il doit être biologique. Il faut que je puisse me l’incorporer, l’utiliser de telle sorte qu’il serve à recréer mon existence en tant qu’être vivant, le manger par exemple.
– ce rapport peut aussi revêtir la forme d’un rapport humain complet, auquel cas, il revêt une triple détermination. Par exemple, l’objet est un livre ayant pour titre Spectres de Marx. Ce rapport doit d’abord être matériel, je dois pouvoir prendre le livre dans mes mains, le regarder. D’autre part, il doit être biologique. Je l’incorpore dans mon cerveau en le lisant. Comment, c’est un problème encore mal éclairci dont s’occupent actuellement ce qu’on appelle les « sciences cognitives ». Enfin, il doit être spirituel, il doit, à travers mon interprétation, me procurer un sens : voilà ce que pense, semble-t-il, Derrida de tel ou tel sujet.
– un rapport social : cet objet n’est utile à son possesseur que s’il peut l’échanger ; pour lui, il n’est utile qu’à titre de moyen d’échange, et pour le devenir, il faut qu’il soit utile à d’autres que lui. Cette forme particulière de l’utilité d’un objet n’existe bien entendu que dans le mode de production marchand, elle est donc historiquement déterminée comme toutes choses, comme toutes expressions phénoménales des mouvements de la société.
Tous ces rapports se réalisent dans un acte unique qui les englobe, la consommation. Je me couche dans le lit, me voilà bien au chaud. Je mange la pomme, mon corps s’en trouve tout aise, rasséréné même. Je lis Spectres de Marx, et voilà mon esprit barbotant dans le monde des idées grouillant d’esprits des vivants et des morts.
Mais auparavant, il me faut acheter l’objet de mon besoin. Ce faisant, je réalise l’utilité sociale pour moi de son producteur en même temps que ma propre utilité sociale pour lui quand il touche le prix du lit, de la pomme ou ses droits d’auteur.
3. Il en va de même de la valeur marchande d’un produit. Elle représente l’unité contradictoire de multiples déterminations.
– c’est un rapport matériel de l’homme à la nature : une dépense d’énergie comme dit Marx.
– c’est aussi un rapport biologique : il ne s’agit pas de n’importe quelle énergie, mais de l’énergie produite par un être vivant, l’énergie de la force de travail.
– c’est aussi un rapport spirituel, car il ne s’agit pas du travail d’un buffle, mais du travail d’un homme formé, instruit, éduqué par une culture et une histoire.
– cela peut aussi être, dans un autre sens, un rapport spirituel lorsque cette énergie a été dépensée pour créer un livre, un plan de construction ou de production, le « design » d’un objet, ou tout simplement pour donner un ordre coordonnant l’activité d’une équipe de producteurs.
– c’est un rapport social enfin : cette dépense d’énergie vivante et spirituelle n’est pas considérée dans son caractère individuel mais par rapport à la dépense d’énergie d’autres individus, elle est considérée comme partie intégrante du travail social global réduit à une simple dépense d’énergie. Ce sont les hommes vivant en société qui décident si elle a une valeur ou non, et le cas échéant en quelle quantité.
On peut faire la même analyse à propos des autres contradictions contenues dans la marchandise.
Le fétichisme de la marchandise provient de la réduction forcée, par la pratique des hommes, des multiples déterminations d’un produit de l’activité productive des hommes à une seule, la détermination physique de dépense d’énergie sous sa forme purement quantitative et générale. C’est seulement ainsi qu’on peut transformer une table, un chien, un homme, une oeuvre philosophique en marchandises. Mais c’est aussi pourquoi les contradictions de cette pratique, c’est-à-dire les contradictions entre les hommes, entre chaque homme et lui-même, médiatisées par des objets marchands, s’exacerbent au fur et à mesure du développement de la production marchande.
Sartre ne voyait aucun lien entre son travail d’écrivain et ses droits d’auteur. Il en concluait que l’écrivain est, dans le fond, un parasite de la classe dominante. Il se permettait même une déclaration qui avait scandalisé plus d’un : face à la mort d’un enfant, La Nausée ne fait pas le poids. Il a tort et raison. C’est justement parce que chaque homme est « tout un homme, fait de tous les hommes » que celui qui éprouve la nausée vis-à-vis de sa propre existence ici, maintenant, en ce monde, en notre monde, se révolte contre l’agonie programmée par d’autres hommes des enfants des pays dits sous-développés. Son travail correspond bien à un besoin humain et, à ce titre, fait bien partie de la division sociale du travail. Mais en le réduisant à sa seule dimension marchande, c’est-à-dire rien, l’économie marchande fait exploser (dans la tête de notre auteur) sa contradiction et, comme de juste, il le transforme (dans sa tête) en son contraire, en travail socialement inutile, établissant du coup une relation privilégiée, purement abstraite, entre lui et ses lecteurs. C’est que, se conformant en cela à la vision étriquée de l’utilité sociale propre au mode de production capitaliste, Sartre ne voit l’utilité que comme un rapport matériel ou biologique. Alors, pour un philosophe adepte de la transcendance de l’ego, il ne peut exister aucun « pont », aucune unité possible entre ces formes de l’utilité et sa forme spirituelle. La même conception permet d’ailleurs à des auteurs invendables de se consoler : ils écrivent pour l’Art, pour la Littérature, pour les esprits présents ou à venir, voire pour eux-mêmes, ils n’écrivent pas pour de l’argent. Eux aussi ont tort et raison. Si leurs écrits correspondaient à des besoins humains, qu’ils soient « élevés » ou « bas », ils toucheront des droits d’auteurs, non qu’ils aient créé des valeurs marchandes, mais parce qu’ils ont, comme Sartre ou l’épicier du coin, aidé à écouler les valeurs marchandes réelles que sont les livres dont les coûts de fabrication sont effectivement calculés selon la méthode applicable au calcul des coûts de production de toutes les marchandises. Si ces écrits ne trouvaient pas preneurs, quelle que soit leur qualité, ils iront au pilon car ils n’ont pas plus de valeur que les tomates que les agriculteurs français déversent sur le macadam. Telle est la logique de l’économie marchande en général, de la logique plus contraignante encore de l’économie capitaliste, car dans ce mode de production les livres doivent non seulement trouver preneur, mais encore à un prix qui engraisse le capital.
La logique du mode de production capitaliste est irréductiblement contraire aux formes spirituelles de l’utilité. Il n’y a aucune place pour ce genre d’utilité sociale dans sa logique économique. À la limite, les seules oeuvres qui correspondent à ses critères de mesure de la valeur, ce sont les oeuvres tombées dans le domaine public pour lesquelles il n’y a pas de droits d’auteur à verser (ce qui n’empêche pas de faire des profits en les éditant) ou les oeuvres des salariés d’une entreprise. Dans le premier cas, le coût de production de l’oeuvre, pas du livre, est nul. Dans le second, ce coût est égal au(x) salaire(s) versé(s) au(x) producteur(s), auquel s’ajoutent les autres frais de production et de gestion, et le capital s’adjuge la « propriété intellectuelle » de l’oeuvre. C’est ce qui arrive effectivement avec les droits d’auteur sur les logiciels. La propriété intellectuelle attribuée à une masse anonyme d’argent ! Voilà où l'on en arrive avec ce mode de production. Mais cette réduction de l’utilité sociale du travail humain à ses formes purement matérielle et biologique est si peu « naturelle » que la « nature » finit toujours par s’imposer, même aux « matérialistes » les plus endurcis. Les activités de loisirs d’abord, certaines activités culturelles ensuite comme le cinéma par exemple, finissent par se présenter comme des besoins humains suffisamment important pour constituer un marché rentable, du moins dans une partie de la population des pays capitalistes les plus développés. Le rapport culturel entre les hommes n’étant pas réductible à un rapport matériel entre les choses, ne peut pas trouver une forme humaine d’évolution à travers des rapports marchands. C’est pour cela qu’il ne peut trouver son expression complète que dans le débat politique. Le jour où les hommes politiques se résignent à n’être que les gestionnaires de l’économie de marché capitaliste, il n’y a plus lieu de parler de politique culturelle.
La même mésaventure arrive à de nombreux économistes marxistes lorsqu’ils abordent les secteurs d’activité qu’on qualifie de services. Créent-ils oui ou non de la valeur ? Ainsi du travail d’un financier, d’un banquier, d’un commerçant, d’un juriste, d’un comptable, d’un conseiller en organisation, voire d’un policier ? Il est clair que si on limite la valeur à la seule forme matérielle des produits et au temps de travail socialement nécessaire pour les produire, si on ne la rapporte qu’à un objet, si donc elle ne peut être que du travail social coagulé directement dans l’objet, aucun de ces travaux ne créent pas de valeur. Il est vrai que l’essentiel des textes marxistes insiste sur cet aspect. Pris à la lettre, la théorie marxiste de l’économie capitaliste considère ces travaux comme des travaux non productifs et la rémunération des agents de service se présente sous la forme soit d’un partage de la plus-value entre capitalistes, soit d’une rémunération d’un travail nécessaire mais non productif. C’est ce que Marx dit explicitement dans sa lettre à Engels à propos du capital commercial et du petit détaillant[309]. Le capital commercial ne produit pas de plus-value. Il se contente de prélever sa dîme sur la plus-value sociale déjà produite par le capital productif. Quant au détaillant, il reçoit « sous la forme du profit, la rémunération d’un travail, tout moche et improductif qu’il soit.[310] » Notons que la distinction est ici de taille : le capital commercial prélève de la plus-value, il participe à l’exploitation des salariés du secteur productif. Le détaillant est rémunéré pour son travail. Bien que ce travail ne produise aucun objet palpable, il n’en est pas moins socialement nécessaire. Il est en quelque sorte un salarié indirect et improductif du capital.
C’est ici qu’il faut recourir à un certain esprit du marxisme pour lire Marx lui-même, notamment dans une situation historique où le développement quantitatif a peut-être (?) provoqué un saut qualitatif, où les services tendent à devenir une forme importante, voire dominante, des activités économiques dans les pays capitalistes les plus avancés, les services juridiques par exemple, si l'on en juge par les petites annonces dans les journaux de 1995 en France.
En privilégiant l’aspect production sur l’aspect circulation, on tronque la division sociale du travail de son contraire : la coordination des travaux productifs éparpillés. La circulation est à la production ce que l’échange est au dispersement des travaux productifs. L’unité dialectique entre production et consommation implique une médiation. Nous l’avons vu plus haut dans le rapport entre la production et la consommation analysé par Marx : la production crée le consommateur qui, en consommant, crée le producteur. Dans cet exemple Marx limite la description au rapport de l’homme à la nature dans sa double détermination matérielle et biologique. On peut même dire qu’il décrit le rapport de l’homme à lui-même dans son rapport individuel à la nature. Aussi, cette médiation se présente-t-elle sous la forme d’un objet, le produit, et d’un être biologique, l’homme, quoique déjà il « pose idéalement l'objet de la production, sous forme d'image intérieure, de besoin, de mobile et de fin.[311] »
Dans sa généralité, ce rapport s’applique à tous les modes de production, marchand ou non. Il contient en lui le germe des différentes formes sociales historiques de son développement.
Mais l’homme, depuis qu’il produit ses moyens d’existence, les produit en société. Il les consomme certes individuellement, mais dans ce cadre. Le rapport qui est décrit ci-dessus fait donc abstraction d’une dimension fondamentale de l’homme en tant qu’homme, sa dimension sociale. Revenons sur le terrain réel, celui de la production marchande par exemple, il est clair que la division sociale du travail qui y est à l’oeuvre sous la forme d’une dispersion de travaux indépendants ne peut se réaliser autrement que par son contraire, la coordination des travaux dispersés à travers la circulation des marchandises. Ce travail de coordination fait donc partie intégrante de la division sociale du travail. Cette médiation, peut de nouveau s’exprimer dans les diverses formes du mouvement humain.
– la forme matérielle des produits échangés
– la forme biologique : une dépense d’énergie vivante pour les transporter sur les lieux de consommation, par exemple, dans le cas du travail d’un commerçant.
– la forme spirituelle : l’organisation dans le cerveau d’un homme de cette circulation, les contacts humains qu’il réalise pour vendre les marchandises, etc.
– la forme sociale qui réalise toutes les autres : l’échange lui-même.
De nouveau, dans le cadre de la production marchande, les diverses formes du service sont ramenées à une seule : le prestataire du service. La forme matérielle de la coordination, c’est le corps de l’homme lui-même. La forme biologique, c’est la dépense d’énergie vivante nécessaire pour réaliser la coordination. Quant à la forme sociale de son activité, elle s’exprime dans le fait que l’énergie dépensée ne compte que dans la mesure du temps de travail socialement nécessaire, dans des conditions historiques déterminées, pour réaliser la coordination entre le producteur et le consommateur. Cet aspect de la division sociale du travail prend de plus en plus d’importance à mesure que la production de masse se développe et requiert un travail de distribution de plus en plus important.
Le commerçant du coin est-il capitaliste ? Non, dans la mesure où il vit de son travail. Il peut, du fait de la concurrence entre les capitalistes, recueillir une plus ou moins grande parcelle de la plus-value sociale. À ce titre, il y participe comme d’autres travailleurs lorsque, pour des raisons variées, le capitaliste n’accapare pas pour lui la totalité de la plus-value produite, et notamment les fabuleux profits financiers, mais en laisse une partie à ses salariés. C'est ce qui est arrivé dans les pays capitalistes avancés pendant les « trente glorieuses ». Mais ce « cadeau » est en train de se rétrécir comme une peau de chagrin pour un nombre de plus en plus important d’humains dans la nouvelle phase de développement de l’économie capitaliste[312].
De même, le patron d’une entreprise, si grosse soit-elle, est-il capitaliste ? Oui, mais seulement dans la mesure où il détient une part des capitaux. Non, dans la mesure où il vit de son salaire et que ce salaire correspond au temps de travail socialement nécessaire pour organiser la production et la commercialisation des produits. Oui et non dans le cas où il est à la fois salarié de son entreprise et détenteur d’une partie de son capital. Enfin, s’il n’est pas détenteur d’une partie du capital de l’entreprise et dans le cas où son salaire excède même de manière mirifique la valeur de sa force de travail, il reçoit, comme d’autres travailleurs salariés, une parcelle de la plus-value extorquée par le capital. Il la reçoit non en tant que capitaliste, mais au titre de la concurrence inter-capitalistes sur le marché du travail.
Avec les mouvements de concentration des capitaux, la tendance se généralise qui dissocie le capitaliste en tant que tel, en tant que propriétaire du capital et à ce titre propriétaire de plein droit de toute la plus-value extorquée aux salariés, et le patron d’entreprise en tant qu’organisateur de la production et de la commercialisation. Cette tendance s’observe non seulement dans les grandes entreprises industrielles, mais aussi dans les grandes entreprises commerciales, les banques, les entreprises financières, etc. Il devient alors de plus en plus clair que si le capitaliste est superflu pour la production et la circulation des marchandises, certains n’ayant même pas le temps de s’en occuper, les compétences des patrons d’entreprises industrielles, des gestionnaires des entreprises commerciales, des employés de banques, de bureaux, etc., à supposer qu’elles ne créent pas de valeur – et c’est un point à revoir selon les affirmations mêmes de Marx et d’Engels pour qui le travail bien organisé augmente la productivité du travail – contribuent de manière essentielle à réaliser les valeurs des marchandises, à les rendre réelles. Ces activités sont donc non seulement socialement utiles, mais encore strictement nécessaires. Néanmoins, Marx a raison d’insister sur la prééminence de la production, car sans produits il n’y a pas lieu de parler de distribution et d’échange, bien que sans échange les produits pourriraient sur place et ne se réaliseraient jamais comme marchandises. Tant que les relations sociales sont ramenées de force à leurs formes matérielles et biologiques seulement, il est impossible de gérer de manière rationnelle ces activités autrement que de la manière dont elles sont considérées dans la théorie marxiste de l’économie capitaliste. Ce n’est qu’une fois sorties de ce schéma que ces activités peuvent être considérées sous un autre angle, et trouver leur place comme socialement utiles, à un titre équivalent au travail productif. Il en va de même pour le travail culturel ou d’autres formes de travaux comme les travaux d’utilité publique, de proximité etc., qu’on voit naître en France sous la pression du chômage. Les crises sociales engendrées par le développement du mode de production capitaliste dans certains pays européens par exemple y poussent, quoique sous la forme peu ragoûtante de l’aide à l’insertion sociale, presque sous forme de charité publique. Le sujet est néanmoins épineux. L’utilité sociale des soins apportés aux personnes âgées par exemple se conçoit assez aisément. La société doit non seulement instruire et éduquer ses jeunes, elle se doit aussi d’assurer une vie digne et humaine à ses vieux. Mais comment distinguer l’aide aux travaux ménagers de la simple domesticité ? L’économie sans la culture est aussi insupportable que la prétention à une culture déconnectée de toute réalité.
Considérons maintenant le concept de « force de travail » qui est le fondement de l’exploitation capitaliste.
Laissons de côté l’aspect moral du problème. L’exploitation de l’homme par l’homme a existé depuis la dissolution des communautés primitives. Elle a été nécessaire dans un certain sens au développement rapide des civilisations. Sans une certaine concentration des richesses et du temps libre dans les mains d’une partie de la société au détriment de la majorité de ses membres, la science, la technique, les lettres et les arts ne se seraient peut-être pas développés aussi rapidement. Ce qui caractérise les différentes formes de sociétés depuis l’antiquité à nos jours, ce n’est donc pas le fait qu’elles reposent sur l’exploitation de l’homme par l’homme, mais la forme historique particulière que prend cette exploitation. Ce qui caractérise l’exploitation capitaliste, c’est l’exploitation des producteurs sous la forme de salariés.
Un salarié est tout d’abord un homme libre et, à ce titre, il est l’égal de son employeur. Cette liberté et cette égalité se réalisent par l’acceptation libre de part et d’autre des termes d’un contrat de travail à travers lequel le travailleur vend ou loue sa journée de travail contre une somme d’argent. Pour en arriver là, il faudrait que notre homme en ait vraiment besoin. Il se trouve que c’est cas lorsqu’il ne possède pas, comme un artisan par exemple, les moyens de production propres à lui assurer les moyens de son existence, lorsque pour acquérir de quoi vivre, il n’a à offrir que sa propre personne. Le contrat de travail est une transaction commerciale, l’achat et la vente d’une marchandise, qui se réalise dans un marché qu’on ne dédaigne pas, même aujourd’hui en pleine messe des droits de l’homme, d’appeler par son nom : le « marché du travail ». Puisqu’il s’agit d’échange de marchandises, l’échange doit en théorie se faire entre équivalents. Le capitaliste doit acheter la marchandise à sa valeur.
Marx définit le capital comme de la valeur qui engendre de la valeur avec un supplément de valeur, une plus-value. Engels va encore plus loin en affirmant que cette plus-value doit excéder les besoins en consommation du capitaliste pour transformer l’argent en capital. Par exemple, si j’avance 20.000 F pour faire travailler deux salariés pendant un mois, si à l’issue de la vente des produits je recueille 40.000 F et que la plus-value de 20.000 F suffise juste à me faire vivre deux fois mieux que mes employés, j’ai peut-être exploité deux hommes, mon capital n’est pas pour autant devenu capital, ne s’étant pas engraissé. Je ne sais pas s’il faut suivre Engels jusque là, car Marx qualifie ce cycle de production comme reproduction simple du capital par opposition à la reproduction élargie du capital. Néanmoins, sa remarque est intéressante dans la mesure où elle porte en germe la distinction entre d’une part la rémunération du patron d’entreprise en tant que travailleur salarié chargé d’organiser la production et la commercialisation des produits, et d’autre part la « rémunération » du capital en tant que capital. Dans l'exemple précédant, je peux n'être qu'un simple salarié, même en tant que PDG, chargé de gérer l'entreprise. Auquel cas, pour mon employeur, le propriétaire de l'entreprise, son argent ne s'est effectivement pas transformé en capital.
Partant de la définition marxiste du capital, tout le problème est de savoir comment, dans les conditions du marché où les échanges se font entre équivalents, l’argent peut se transformer en capital, c’est-à-dire engendrer de l’argent avec un surplus. Tous les théoriciens de l’économie politique classique se sont noyés dans des contradictions insurmontables parce qu’ils ont pris pour réalité la forme phénoménale sous laquelle apparaît le rapport entre capitaliste et salarié. Partant ils ont cru à l’existence de la « valeur du travail », par exemple lorsqu’ils parlent de « coût horaire du travail » : le capitaliste achète la journée de travail à sa valeur. Quelle est la valeur de huit heures de travail ? Huit heures de travail. En faisant travailler le salarié huit heures, la capitaliste récupère la valeur de huit heures de travail. Son argent ne s’est pas transformé en capital. Il a peiné pour rien. Marx a montré toute la fausseté de cette conception. Le capitaliste ne peut pas acheter le travail du salarié puisque ce travail n’existe pas au moment de la transaction. Il n’existe qu’à partir du moment où le salarié travaille, mais à ce moment-là, la transaction est déjà consommée. Ce que le capitaliste achète sur le « marché du travail », c’est une marchandise qui existe déjà, c’est le travailleur lui-même, la force de travail qui est dans sa personne. Cette force de travail, comme toute marchandise, a une valeur qui est égale à la valeur des divers produits nécessaires à sa production et à sa reproduction, par exemple quatre heures de travail social. Cette conception de la valeur de la force de travail en fait bondir plus d’un. Elle se réalise pourtant chaque jour sous nos yeux sur le marché du travail et dans la comptabilité des entreprises. Avec le développement des appareils statistiques, elle se présente sous sa forme la plus « pure » : l’État français, par exemple, ne se gêne nullement pour calculer le coût annuel moyen de production d’un étudiant dans l’établissement du budget de l’Éducation nationale.
Ayant acheté sa marchandise, le capitaliste fait ce que fait tout acquéreur de marchandises, il la consomme, c’est-à-dire qu’il fait travailler le salarié. Or, divine surprise, l’usage de cette marchandise a non seulement la propriété de produire de la valeur, mais encore celle de produire une quantité de valeur supérieure à la valeur qu’elle contient. Ainsi, le travailleur peut travailler huit heures par jour alors que sa force de travail n’en valait que quatre. C’est cette différence entre la valeur produite par l’usage de la force de travail et la valeur de la force de travail que Marx appelle plus-value. C’est elle qui transforme de l’argent en capital, valeur qui enfante de la valeur. Il n’y a eu ni vol ni tromperie dans le pacte, mais il y a bien eu extorsion de travail indu, exploitation de l’homme par l’homme, mais sous une forme particulière, celle de l’homme libre et, à ce titre, égal à tout autre du point de vue du droit, notamment du droit commercial.
Ce phénomène est particulièrement visible quand on jette un coup d’oeil dans la comptabilité d’une entreprise spécialisée dans ce qu’on appelle la « prestation intellectuelle », une société de service et de conseil en informatique par exemple. Ici, l’activité de « production » consiste essentiellement à acheter le travailleur et à le vendre. On ne produit pratiquement rien chez soi, le salarié travaillant chez le client pour des projets dont on sait à peine de quoi il s’agit. Dans les entreprises les mieux gérées, on fait une distinction nette entre, d’une part, les salariés non facturables qu’on range sans autre forme de procès dans les charges de structures (sic), des moyens de production en somme, au même titre que les locaux, le téléphone et le fax, et d’autre part les salariés directement facturables. Pour les premiers, on sait ce qu’ils coûtent et on sait qu’ils ne rapportent rien, du moins de directement quantifiable. Les seconds bénéficient d’une attentive sollicitude journalière. Pour chacun, on établit un TJM (taux journalier moyen de facturation, le prix moyen à la journée auquel on le vend) et un SJM (salaire journalier moyen, le salaire moyen d’une journée de travail). C’est le rapport TJM / SJM qui, pour l’essentiel, détermine la rentabilité de l’entreprise. Tout l’art de gérer consiste ici à réduire au minimum une fois par an, lors de l’établissement des budgets annuels, les charges de structures (les dépenses non productives de plus-value) et d’augmenter au maximum, à chaque occasion, le rapport TJM / SJM, un taux d’extorsion de plus-value.
Ce qui caractérise le mode de production capitaliste, c’est donc le fait que dans ce mode de production, l’homme apparaît à l’homme comme un homme libre d’une part et comme une marchandise d’autre part, sous la forme de force de travail et de propriétaire de cette force de travail. De nouveau ici, il faut voir la force de travail en tant que concept dialectique comme un rapport exprimant de multiples déterminations, un rapport concret dans lequel s’expriment une multitude de rapports.
Nous ne parlerions ici que d’un seul aspect de ce rapport, car il saute aux yeux que cet aspect le différencie de tous les autres rapports humains. Dans ce rapport, l’homme sert de médiation à l’homme dans sa triple dimension d’être matériel, biologique et spirituel.
1. C’est par l’intermédiaire de l’homme que l’homme agit sur la nature pour la façonner et la rendre propre à son usage. C’est essentiellement par l’intermédiaire des salariés que la société façonne la nature. Ceci n’est possible que si le salarié est lui-même un être matériel et constitue en tant que tel la force fondamentale d’action de la société sur la nature.
2. C’est par l’intermédiaire de l’homme que l’homme assure sa propre reproduction en tant qu’être vivant. Ceci est naturellement vrai du capitaliste qui tire les moyens de son existence et de celle sa progéniture de l’extorsion de la plus-value. Cela est tout aussi vrai du salarié qui ne peut vivre qu’autant qu’il trouve du travail et qui n’en trouve qu’à condition de vendre sa force de travail au capitaliste.
3. C’est par l’intermédiaire du travail salarié que l’individu devient un être social, que l’être social en lui se réalise comme individu, que l’homme recrée la société et que la société recrée l’homme. L’homme qui n’arrive pas à trouver du travail est, comme on dit à juste titre, un exclu. On ne peut-être exclu que de ce qu’on est déjà. Le chômeur est un exclu dans la mesure où il est « par nature » un être social.
4. C’est par l’intermédiaire de l’homme que l’homme reproduit l’esprit. Ainsi de la nécessité de former, d’instruire, d’éduquer les hommes pour les rendre aptes à faire fonctionner le capital dans les nouvelles conditions de production créées par le développement de la science et de la technologie. Ainsi des valeurs spirituelles associées au travail comme celles de liberté, d’égalité, de créativité, de mobilité, de sociabilité, etc.
On retrouve bien entendu ici le fond commun de toutes les formes de société fondées sur l’exploitation de l’homme par l’homme reposant sur l’appropriation privée, privative pour d’autres, des moyens de production. La seule chose qui change, c’est la forme historique que prend le rapport social de production. C’est seulement dans l’économie marchande sous sa forme capitaliste que la force de travail prend la figure de l’homme libre, égal en droit à tout autre et que l’homme libre est ramené à une simple force de travail et, à ce titre, une marchandise.
C’est justement cette contradiction à l’intérieur de l’être humain lui-même, entre l’être humain et lui-même, qui est à la base de la contradiction entre les forces productives et les rapports sociaux de production. C’est pour cela que, malgré son aspect a priori paradoxal, Marx range le travailleur parmi les forces productives. Si l’on retire le travailleur – quelle que soit la forme sous laquelle il apparaît, esclave, serf ou salarié – des forces productives, on voit mal comment ces forces productives réduites à un amas de choses et d’animaux pourraient entrer en contradiction avec des rapports sociaux, pourraient se rebeller contre des hommes. C’est seulement lorsque l’homme est assimilé[313] aux forces productives, aux choses et aux animaux donc[314], que sa « nature » sociale, c’est-à-dire sa nature humaine, se rebelle en lui-même contre sa réduction forcée à la dimension des choses et des bêtes. C’est la raison pour laquelle, lorsqu’il se révolte, sa première tentation est de casser les machines, les usines, etc. qui lui renvoient comme des miroirs sa propre image sociale, de prouver par là sa différence d’elles.
Ceci n’arrive que dans des modes de production où l’homme traite l’homme comme un simple moyen de son action sur la nature, comme un simple instrument de production, c’est-à-dire dans des conditions où la force humaine de travail constitue le moyen le plus fondamental de cette action.
Nous retrouvons ici la conception marxiste de l’homme. Il est cet être qui s’est créé lui-même, en tant qu’être humain, à travers le travail productif. Le travail productif étant dès l’origine du travail social, tout ce qui en découle est aussi social, notamment le langage et la pensée que Marx considère aussi comme des produits du travail social. Ici se trouve sans doute l’origine même du sentiment religieux. L’être humain en tant qu’être pensant a ceci de commun avec Dieu : il est son propre créateur. Mais il ne l’est que dans la mesure où il est un être social. Cette unité primordiale en lui ne devient une déchirure intime qu’à partir du moment où il est réduit socialement à l’état de moyen privé de production, à partir de l’établissement de l’esclavage. C’était une condition nécessaire pour libérer l’homme de la dépendance de la nature, qui se traduisait dans les communautés primitives par sa dépendance vis-à-vis du groupe biologique, tribal, etc. auquel il appartenait, et une condition de l’émergence de l’individu en tant qu’individu libre.
Être, Avoir et Faire sont de tout temps des catégories fondamentales de la philosophie. Dans Crise de la culture[315], Hannah Arendt rangeait, à juste titre, la conception marxiste de l’homme dans la catégorie du faire. Elle réduisait, à tort, le faire marxiste à sa dimension purement matérielle d’homo faber, de fabriquant d’outils, le tronquant de ses dimensions biologique et spirituelle. Elle oublie que si l’esprit est le propre de l’humain, il n’existe qu’à travers le langage, et le langage est aussi une production humaine directement liée au travail. Il l’est, d’une part, à l’origine du langage et de son évolution. De nos jours encore, à chaque innovation technologique, à chaque découverte scientifique, se créent des mots nouveaux, des formes d’expression nouvelles, à la fois dans le domaine matériel ou biologique et dans le domaine social, voire philosophique comme le prouve le verbe derridien. Il est d’autre part lié au travail d’acquisition du langage que chaque génération doit effectuer pour son propre compte et ce travail est aussi directement social. Hannah Arendt est ainsi amenée, dans le champ politique du moins, à privilégier l’agir. L’agir arendtien s’inspire directement de l’agir grec, du moins tel qu’elle l’interprète, c’est-à-dire en privilégiant les actes de paroles. Or cette forme d’action était celle d’hommes libres et égaux dans des déterminations historiques particulières : ils étaient égaux en tant qu’hommes libres, et ils étaient libres en tant que propriétaires de leurs esclaves qui leur assuraient justement la liberté vis-à-vis du travail produisant leurs moyens d’existence. La liberté arendtienne fondée sur cette forme de l’agir est coupée des conditions de sa mise en oeuvre effective. Elle nous aide puissamment à nous libérer des conceptions mécanistes de l’homme, qu’elles soient matérialistes, idéalistes ou religieuses. Elle nous met en garde contre le danger totalitaire, mais elle ne nous ouvre aucune voie pratique pour l’action effective afin de le prévenir, alors que les conditions économiques et sociales de sa résurgence se dessinent au sein même des sociétés qui l’ont déjà une fois enfanté. En définitive, elle plonge dans la poésie humaniste, magnifique par ailleurs.
Depuis l’effondrement du système socialiste, le mode de production capitaliste, sous des formes variées, se déploie impétueusement dans le monde, entraînant dans son orbite toute l’humanité. Le capitalisme a donc encore, en cette fin de siècle, un vaste et peut-être long avenir devant lui. Parallèlement à ce déploiement, se développent aussi les maux qu’il engendre. Certains sont déjà décrits en détail dans la théorie marxiste de l’économie politique capitaliste. Ainsi, les délocalisations de la production de l’Europe occidentale vers les pays du Tiers-Monde ou de l’Europe de l’Est ne sont que l’expression sous une forme nouvelle d’une loi immanente du mode de production capitaliste : l’égalisation par le bas de la valeur de la force de travail, son alignement sur le temps de travail socialement nécessaire, au niveau du marché mondial cette fois-ci, pour la produire. D’autres sont nouveaux soit par leur nouveauté intrinsèque soit par leur ampleur.
Mais en même temps, à travers le développement prodigieux des sciences et des techniques et conséquemment des forces productives au cours de ce demi-siècle, on voit apparaître des formes de production et d’échange tout à fait inédites. La mise en oeuvre sur un plan massif de l’informatique dans tous les domaines de l’activité de production et d’échange permet au savoir humain lui-même de se matérialiser ailleurs que dans des cerveaux humains, de se matérialiser dans des programmes. On n’a plus besoin d’une bardée d’ingénieurs pour concevoir la structure d’une maison, d’une voiture, voire d’un avion. On n’a plus besoin d’une armée d’ouvriers pour faire fonctionner une usine. On n’a plus besoin d’une armée de secrétaires et de gestionnaires variés pour assurer la coordination du travail de production et de commercialisation, etc. Dans certains cas, on n’a même plus besoin du commerçant comme médiation entre la production et la consommation. Il suffit ainsi de glisser quelques pièces de monnaie dans une machine pour acheter des préservatifs, de glisser une carte dans l’appareil d’une cabine téléphonique pour payer la communication. Dans ces formes nouvelles de production et d’échange, l’énergie humaine cesse d’être le moyen le plus fondamental de production et d’échange, l’homme cesse d’être le moyen fondamental d’action de l’homme sur la nature. Du coup, l’homme devient superflu à l’homme. Ce phénomène était déjà en germe dans le développement du capitalisme au dix-neuvième siècle à travers la production d’une surpopulation relative qui faisait le délice des penseurs malthusiens. Mais c’est justement dans la mesure où l’homme devient superflu à l’homme en tant que force productive qu’il a une chance de devenir essentiel à l’homme en tant qu’être humain, en tant qu’esprit, en tant que culture. La logique capitaliste n’en prend pas le chemin, bien au contraire. Elle nous réservera encore quelques cauchemars.
C’est dans ce cadre que la philosophie marxiste, avec sa conception globale de l’être humain comme unité dialectique de la matière, du vivant et de l’esprit, comme unité dialectique de l’individuel et du social, garde son actualité. Il lui faut, si elle a encore quelque valeur, se confronter sans complexe au monde contemporain dans tous les domaines du savoir et de l’action. On ne peut en hériter que si on en « use » et, à l’issue de cet « usage », la transformer à la lumière des succès et des échecs. Cet « usage » relève de notre seule responsabilité, du moins si nous prétendons à la liberté.
Ils furent quelques-uns au 19e siècle, au temps du capitalisme conquérant, à se réclamer du socialisme ou du communisme. Beaucoup ont, depuis, sombré dans l’oubli. On se rappelle encore les noms de quelques uns d’entre eux avec une vague nostalgie, souriante souvent, tendre aussi, parfois. Ils apparaissent comme de lointains ancêtres, un peu simples d’esprit peut-être, mais honnêtes, bons, aimants, toujours dignes d’estime et d’amour. Deux seulement ont marqué de leurs pensées notre siècle : Marx et Engels. Pourquoi cette trahison, pourquoi cette justice ? Je doute que ce soit essentiellement à cause de leur talent littéraire, de la magnificence de leur verbe. Je le croirais volontiers, s’agissant de leurs oeuvres en allemand, en français, en anglais et dans quelques autres langues européennes, et pour un petit milieu capable de les apprécier. Mais parmi toutes les traductions de leurs oeuvres dans tant de langues humaines, il devrait y avoir pas mal de mauvaises traductions, notamment dans les civilisations étrangères à la tradition gréco-latine et biblique. Pourtant, partout où il s'impose, le capitalisme a ouvert, et ouvrira encore, je le crois, la voie au marxisme. J’incline à croire qu’il en était et qu’il en sera ainsi parce que Marx et Engels ont remis le destin des hommes entre leurs mains, ceci dans un double sens. D’abord, les hommes en sont seuls responsables, ici, maintenant, pour toujours. Il n’y aura ni sursis ni jugement dernier. Chacun sera à jamais ce qu’il a fait, ce qu’il a dit, ceux qu’il a aimés et ceux qu’il a haïs. Après, tout sera trop tard. Ensuite, ils leur donnent les moyens d’en être responsables consciemment, efficacement. Une exigence morale, des « armes » intellectuelles, une invitation à vivre, à mourir dignement, à humaniser la nature et les hommes en devenant soi-même un peu plus humain avec d’autres humains à travers l’action. Une philosophie, des connaissances, une intelligence, un désir, une exigence et des actes d’humanité.
Phan Huy Duong
1996
[1] Le Capital, tome 2, p. 208, note 2
[2] Marx Engels, Études Philosophiques, Éditions Sociales, 1974, p. 27
[3] Engels, Dialectique de la Nature, Éditions Sociales, 1968, p. 53
[4] Engels, Dialectique de la Nature, Éditions Sociales, 1968, p. 225
[5] Engels, Dialectique de la Nature, Éditions Sociales, 1968, p. 50
[6] Spectres, sous-titre du livre.
[7] Spectres, p. 11.
[8] J.P. Sartre, Les mots, Éditions Galllimard, 1964, p. 213
[9] J.P.Sartre, Le Diable et le Bon Dieu, Éditions Gallimard, 1951, p. 121
[10] J.P.Sartre, Le Diable et le Bon Dieu, Éditions Gallimard, 1951, p. 186
[11] Spectres, p.11
[12] Spectres, p.11
[13] Spectres, p.13-14
[14] Pourquoi ce mot d’ordre ne viendrait-il pas de la bouche d’un ami, d’un compagnon, d’un camarade ? Serait-il d’un moindre intérêt philosophique ? S’il en était ainsi, Deleuze ne serait pas philosophe dans « Qu’est-ce que la philosophie », Éditions De Minuit, 1991, où il est beaucoup question d’amitié en ce domaine.
[15] Spectres, p.14
[16] Spectres, p.14
[17] Spectres, p.14
[18] Spectres, p.14
[19] Hegel : Encyclopédie : « La vie en tant que telle porte en elle le germe de la mort » (N.R)
[20] Engels, Dialectique de la Nature, Éditions Sociales, 1968, p. 53
[21] François Jacob, La logique du vivant, Tel Gallimard, 1970, p. 331
[22] Négation, dirait un dialecticien.
[23] donc, des relations internes
[24] L’être vivant est donc considéré comme un tout organisé. Cette organisation est dynamique, temporelle. Autrement dit, ce qui caractérise l’être vivant c’est la forme particulière de mouvement interne qui l’anime. Un dialecticien dirait : sa contradiction interne. Mais la conception étriquée de Lamarck sur le temps et sa relation à l’espace va réduire considérablement cette intuition de l’être vivant comme organisation.
[25] C’est exactement ce que signifie le mot négation. C’est l’accumulation quantitative de nouvelles connaissances conformes au nouveau point de vue qui éliminera peu à peu toutes les hypothèses incohérentes avec lui, tout en conservant ceux qui lui restent compatibles. Mais ce processus créera de lui-même son opposé, la négation de la négation.
[26] C’est-à-dire qu’il réduit la forme particulière de mouvement qui caractérise la vie au mouvement mécanique, science dominante de cette époque.
[27] Conséquence liée à la représentation du temps : l’espace bien qu’organisé n’est pas conçu comme auto-organisateur. Or c’est justement cette particularité qui caractérise l’être vivant.
[28] Car l’évolution de l’organisation se présente comme le résultat direct de l’écoulement du temps, comme la position dans l’espace d’un objet en mouvement.
[29] C’est-à-dire sur la base de propriétés identiques, sur la base de la logique formelle.
[30] C’est-à-dire d’un point de vue dialectique.
[31] Exit la chose en soi, l’être identique à lui-même et le déterminisme idéaliste.
[32] On dirait du Engels. Si ces lignes ne sortaient pas de la plume d’un prix Nobel de médecine, nombreux seraient ceux qui les qualifieraient avec dédain d’élucubrations marxistes de la part d’un ignorant de la biologie.
[33] François Jacob, La logique du vivant, Tel Gallimard, 1970, p. 168-170
[34] François Jacob, La logique du vivant, Tel Gallimard, 1970, p. 172
[35] Spectres, p.14
[36] Spectres, p.14
[37] Spectres, p. 15
[38] Spectres, p. 15
[39] Spectres, p. 14
[40] Spectres, p. 15
[41] Spectres, p. 15-16
[42] Spectres, p. 16
[43] Engels, Anti-Dühring, Éditions Sociales, 1973, p. 113
[44] Engels, Anti-Dühring, Éditions Sociales, 1973, p. 114
[45] Verlaine, de mémoire.
[46] Spectres, p. 16
[47] Spectres, p. 16
[48] Stephan Hawkins, Une brève histoire de l’univers ? De mémoire.
[49] L’Être et le Néant. De mémoire.
[50] Marx a écrit dans une lettre à Engels que l’oeuvre de Darwin contient les fondements biologiques de leur manière commune de voir. Darwin est abondamment cité par Marx et Engels dans leurs oeuvres chaque fois qu’ils traitent de l’homme comme un produit de l’évolution dans le monde biologique.
[51] Spectres, p. 16
[52] Spectres, p. 16
[53] Spectres, p. 16-17
[54] Spectres, p. 17
[55] Spectres, p. 17-18
[56] Spectres, p.21
[57] Après avoir participé à une conférence où il a tenu le discours donnant naissance à son livre.
[58] Spectres, p. 22. Marx cité par Derrida.
[59] Spectres, p. 22
[60] Spectres, p. 24. Valéry cité par Derrida.
[61] Spectres, p. 23. Le lecteur amoureux de poésie serait assez tenté de prolonger cette phrase quasi biblique en alignant le nom de qui vous devinez dans la descendance de ces hommes illustres.
[62] Le Capital, p. 178
[63] La Sainte Bible, Société biblique de Genève, 1976, p.3
[64] Spectres, p. 89. Marx cité par Derrida.
[65] G. M. Edelman, Biologie de la conscience, Éditions Odile Jacob, 1993, p. 53
[66] Spectres, p. 33
[67] Spectres, p. 31
[68] Spectres, p. 58
[69] Spectres, p. 25
[70] Spectres, p. 26
[71] Spectres, p. 26
[72] Spectres, p. 26
[73] G. M. Edelman, Biologie de la conscience, Éditions Odile Jacob, 1993, p. 18
[74] Spectres, p. 25
[75] Spectres, p. 26
[76] Spectres, p. 27
[77] Spectres, p. 36
[78] Pléiade, de mémoire.
[79] Marx Engels, Études Philosophiques, Éditions Sociales, 1974, p. 27
[80] Spectres, p. 42
[81] Spectres, p. 58-59. Blanchot cité par Derrida.
[82] Spectres, p. 59
[83] Spectres, p. 60
[84] Spectres, p. 66
[85] Spectres, p. 64. Blanchot cité par Derrida.
[86] G. M. Edelman, Biologie de la conscience, Éditions Odile Jacob, 1993, p. 23
[87] le principe d’objectivitation. NR.
[88] Erwin Schrödinger, L’esprit et la matière, Éditions Seuil, 1990, p. 184
[89] Erwin Schrödinger, L’esprit et la matière, Éditions Seuil, 1990, p. 193
[90] Le Capital, p. 52
[91] Marx. NR.
[92] Spectres, p. 65
[93] encore des absolus absolument derridiens. NR.
[94] Spectres, p. 65
[95] Spectres, p. 73
[96] Spectres, p. 91
[97] Spectres, p. 91
[98] Spectres, p. 91
[99] Spectres, p. 90
[100] Spectres, p. 88
[101] Il faut ici que je mette, concernant mon appréciation, un bémol à propos de la « conjuration ». Parmi ceux qui célèbrent la mort du marxisme comme dans un exercice d’exorcisme, n’oublions pas les victimes des thuriféraires du marxisme du vingtième siècle. Ceux-là le font pour d’autres raisons qu’il faut respecter.
[102] Spectres, p. 93
[103] Spectres, p. 89
[104] Spectres, p. 89
[105] Spectres, p. 89. Marx cité par Derrida.
[106] Trân Duc Thao, Recherches dialectiques, publié par l’auteur, Paris, 1992.
[107] Spectres, p. 92
[108] Spectres, p. 91
[109] Le Manifeste du parti communiste, Pléiade, p. 180
[110] Spectres, p. 95
[111] Spectres, p. 96
[112] Spectres, p. 97
[113] Le Manifeste du parti communiste, Pléiade, p. 168
[114] Spectres, p. 120
[115] Sartre, Situation IV, Gallimard 1980, p.124-125
[116] Engels, Anti-Dühring, Éditions Sociales, 1973, p. 90
[117] Le Manifeste du parti communiste, Pléiade, p. 162
[118] Critique de l’économie politique, Pléiade, p. 274
[119] Engels, Anti-Dühring, Éditions Sociales, 1973, p. 319
[120] Spectres, p. 100-101
[121] Spectres, p. 101-102
[122] Spectres, p. 102
[123] Spectres, p. 102
[124] Le Manifeste du parti communiste, Pléiade, p. 181
[125] Spectres, p. 108
[126] il s’agit de constater la victoire sur le plan mondial de la démocratie libérale. NR.
[127] Spectres, p. 109
[128] Spectres, p. 108
[129] Spectres, p. 108
[130] Spectres, p. 108
[131] Spectres, p. 110
[132] Spectres, p. 111
[133] d’une attente vide. NR.
[134] Spectres, p. 112
[135] Spectres, p. 119
[136] Spectres, p. 119
[137] Spectres, p. 120
[138] Spectres, p. 120
[139] Spectres, p. 123
[140] Spectres, p. 123
[141] Spectres, p. 124
[142] il s’agit de l’injonction de Kojève à l’Homme post-historique. NR.
[143] Spectres, p. 125
[144] Engels, Anti-Dühring, Éditions Sociales, 1973, p. 319
[145] Spectres, p. 149
[146] Spectres, p. 129
[147] Spectres, p. 131-132
[148] Spectres, p. 132
[149] Spectres, p. 132-133
[150] Spectres, p. 133
[151] Spectres, p. 133
[152] Marx Engels, Études Philosophiques, Éditions Sociales, 1974, p. 103
[153] Spectres, p. 134-139
[154] Spectres, p. 140
[155] Marx Engels, Études Philosophiques, Éditions Sociales, 1974, p. 244
[156] Spectres, p. 140
[157] Spectres, p. 141
[158] Spectres, p. 141-142
[159] Spectres, p. 142
[160] Marx Engels, Études Philosophiques, Éditions Sociales, 1974, p. 27
[161] Spectres, p. 145
[162] Spectres, p. 145
[163] Marx-Engels, L’idéologie allemande, Éditions Sociales, 1974, p. 24
[164] Engels, Anti-Dühring, Éditions Sociales, 1973, p. 113
[165] Spectres, p. 145
[166] Spectres, p. 145
[167] Spectres, p. 145
[168] Spectres, p. 146
[169] Spectres, p. 149
[170] Spectres, p. 149
[171] Spectres, p. 146-147
[172] Spectres, p. 89. Marx cité par Derrida.
[173] Spectres, p. 151
[174] Marx Engels, Études Philosophiques, Éditions Sociales, 1974, p. 27
[175] Spectres, p. 152
[176] Spectres, p. 161
[177] Spectres, p. 162
[178] Le spectre. NR.
[179] Spectres, p. 146
[180] Spectres, p. 168
[181] Spectres, p. 173
[182] Spectres, p. 170-171
[183] Spectres, p. 171
[184] Spectres, p. 190
[185] Spectres, p. 173
[186] Spectres, p. 174, lettre du jeune Marx. Cité par Derrida.
[187] Spectres, p. 174
[188] Spectres, p. 176
[189] Spectres, p. 177
[190] Spectres, p. 181
[191] De mémoire.
[192] Spectres, p. 181. Marx cité par Derrida.
[193] Spectres, p. 181
[194] Spectres, p. 185
[195] Spectres, p. 184. Marx cité par Derrida.
[196] Spectres, p. 186. Marx cité par Derrida.
[197] Spectres, p. 186
[198] Spectres, p. 187
[199] Spectres, p. 187
[200] Spectres, p. 188-189
[201] J.P. Sartre, Les mots, Éditions Galllimard, 1964, p. 213
[202] Spectres, p. 210
[203] Spectres, p. 222
[204] Spectres, p. 224
[205] Contribution, p. 4
[206] Contribution, p. 5
[207] Spectres, p. 224
[208] Bien que Marx et Engels n’aient jamais utilisé les termes de « matérialisme dialectique », ils ont maintes fois qualifié leur manière commune de penser comme la mise en oeuvre de la dialectique d’un point de vue matérialiste. Les guerres des mots étant d’un intérêt secondaire pour nous, nous utiliserons les termes consacrés par l’usage, par le lieu commun donc, pour nommer sa philosophie : matérialisme dialectique ou dialectique matérialiste, peu importe, quand le contenu y est. Signalons quand même, puisque la question semble importer à Derrida, qu’Engels a lui-même forgé le concept de « matérialisme historique » : « Cette brochure défend ce que nous nommons le «matérialisme historique » » (Marx Engels, Études Philosophiques, Éditions Sociales, 1974, p. 226). Comme le matérialisme historique n’est rien d’autre que la mise en oeuvre de la philosophie marxiste pour analyser l’histoire des sociétés humaines, on peut risquer l’hypothèse que les termes de « matérialisme dialectique » ne provoqueraient pas une crise d’épilepsie chez Engels.
[209] Le Capital, p. 19
[210] Spectres, p. 242. Marx cité par Derrida.
[211] Spectres, p. 238
[212] Spectres, p. 238-239
[213] Le Capital, p. 19
[214] Contribution à la critique de l’économie politique. NR.
[215] Le Capital, p. 2
[216] Le Capital, p. 83
[217] Le Capital, p. 51-81
[218] Spectres, p. 238
[219] qui consiste à voir une table en bois comme une simple table en bois. NR.
[220] Spectres, p. 239
[221] Le Capital, p. 52
[222] Marx Engels, Études Philosophiques, Éditions Sociales, 1974, p. 103
[223] Spectres, p. 254
[224] Spectres, p. 255
[225] Merci pour Marx. NR.
[226] Spectres, p. 255
[227] Le Capital, p. 52-53
[228] Le Capital, p. 54
[229] Le Capital, p. 54
[230] Contribution, p. 9
[231] Le Capital, p. 65
[232] Le Capital, p. 54
[233] Le Capital, p. 54
[234] Le Capital, p. 55
[235] Le Capital, p. 54
[236] Friedrich Engels a intercalé ici dans le texte, entre parenthèses, dans la quatrième édition allemande, le passage suivant : (Et non simplement pour d’autres. Le paysan au moyen âge produisait la redevance en blé pour le seigneur féodal, la dîme en blé pour la prêtraille. Ni le blé de la redevance, ni le blé de la dîme ne devenaient marchandise, du fait d’être produit pour d’autres. Pour devenir marchandise, le produit doit être livré à l’autre, auquel il sert de valeur d’usage, par voie d’échange.)
[237] Le Capital, p. 56
[238] Le Capital, p. 62
[239] Le Capital, p. 57
[240] Le Capital, p. 61
[241] C’est-à-dire un rapport social sous la forme d’un quantum de travail général abstrait coagulé. NR.
[242] C’est-à-dire ici la forme d’un objet échangeable contre d'autres objets indépendamment de leurs formes particulières, bref, une marchandise.
[243] Une chaise par exemple. NR.
[244] Le Capital, p. 74
[245] Le Capital, p. 57
[246] Spectres, p. 237
[247] Spectres, p. 237
[248] Spectres, p. 240
[249] Spectres, p. 241
[250] Le Capital, p. 9
[251] Spectres, p. 243
[252] Mais qui a parlé de capital ?
[253] Pure invention derridienne.
[254] C’est où donc ? Sur la scène ? Dans l’objet ? Dans la valeur d’usage ? Dans la marchandise ?
[255] Donc le « là », c’est la valeur d’usage ?
[256] C’est quoi ça ? D’où ça vient ?
[257] Que vient faire ici la distinction abstraite, théorique, entre valeur d’usage et valeur d’échange ? Marx parle d’une table qui « se présente » comme une marchandise face à d’autres marchandises.
[258] C’est donc grâce au spectre de Derrida qu’il y a une valeur d’échange dans la marchandise ?
[259] Sauf à être un habitué du temps « out of joint », n’essayez plus de comprendre la suite, vous n’y arriverez jamais, surtout si vous êtes un « scholar » en économie politique.
[260] Spectres, p. 253-254
[261] Merci pour Marx. NR.
[262] Ah ! Ce cher Sartre !
[263] Mein God, Freud !
[264] Pas moins ! Mein God, Heidegger !
[265] Spectres, p. 255
[266] C’est sous cette forme déterminée qu’Aristote conçoit la valeur d’échange... Note de Marx.
[267] Contribution, p. 20
[268] Pour son possesseur en tant que moyen d’échange et pour les autres en tant qu’objet de consommation. NR.
[269] Contribution, p. 21
[270] Marx Engels, Études Philosophiques, Éditions Sociales, 1974, p. 90
[271] Marx Engels, Études Philosophiques, Éditions Sociales, 1974, p. 100
[272] Le Capital, p. 151
[273] Le Capital, p. 81, note 1. Goethe : Faust. Paroles de Méphistophélès. Cité par Marx.
[274] Marx Engels, Études Philosophiques, Éditions Sociales, 1974, p. 33
[275] Spectres, p. 263. Marx cité par Derrida.
[276] Spectres, p. 263
[277] Le Capital, p. 88
[278] Spectres, p. 263-264
[279] Le Capital, p. 51
[280] Par les temps qui courent, quel écrivain français serait-il pris au sérieux sans un fictif petit meurtre fictif du père et une grosse angoisse devant la mort, etc. ?
[281] de mémoire
[282] Comme Engels l’a remarqué, la logique formelle n’est pas un système figé. Depuis Kant, elle aussi a connu de prodigieux développements.
[283] Sartre, Lettre à Albert Camus, Situations IV, p. 108-111, Gallimard, 1980.
[284] Marx Engels, Études Philosophiques, Éditions Sociales, 1974, p. 103
[285] Spectres, p. 119
[286] C’est aller un peu vite en besogne. Je peux être hanté par le souvenir d'une femme aimée, d’une patrie perdue, d’une jeunesse trahie, je peux même en souffrir parfois, mais pourquoi en aurais-je peur ? La peur de souffrir ? La majorité des humains s'accommode tous les jours de toutes sortes de douleurs sans en faire un plat philosophique.
[287] Pierre Salama – Tran Hai Hac, Introduction à l’économie de Marx, Éditions La découverte, p. 14
[288] Le Capital, p. 73. Aristote cité par Marx.
[289] Marx Engels, Études Philosophiques, Éditions Sociales, 1974, p. 56
[290] Contribution, p. 156
[291] Contribution, p. 156
[292] Contribution, p. 156
[293] Contribution, p. 158
[294] Contribution, p. 158
[295] Contribution, p. 159
[296] Le Capital, p. 52
[297] Pléiade, 278
[298] Le Capital, tome 3, p. 241
[299] Marx Engels, Études Philosophiques, Éditions Sociales, 1974, p. 32
[300] Engels, Dialectique de la Nature, Éditions Sociales, 1968, p. 10
[301] en tant qu’idéologie. NdR.
[302] en tant que relation dialectique de l’esprit au monde, à soi. NdR.
[303] Spectres, p. 102
[304] c’est-à-dire établir la relation dynamique la plus serrée possible
[305] Engels, Dialectique de la Nature, Éditions Sociales, 1968, p. 49-50
[306] G.M. Edelman, Biologie de la conscience, Éditions Odile Jacob, 1993, p. 206. Il est assez remarquable qu’Edelman qui se range « en un certain sens [parmi] des réalistes, et aussi des matérialistes sophistiqués » (p. 209) semble n’avoir pas lu ou n’accorder aucun intérêt au matérialisme le plus sophistiqué qui ait existé à ce jour, au matérialisme dialectique.
[307] Le Capital, tome 3, p. 227
[308] Marx Engels, Études Philosophiques, Éditions Sociales, 1974, p. 103
[309] Le Capital, tome 3, p. 238
[310] Le Capital, tome 3, p. 238
[311] Contribution, p. 156
[312] En leur temps, Engels et Lénine ont déjà analysé ce phénomène à propos de la formation d’une aristocratie ouvrière. Il est peut-être intéressant de s’inspirer de ces analyses pour comprendre ce qu’on appelle les « classes moyennes » qui se sont formées au cours de ce siècle parallèlement à la confrontation entre les pays capitalistes et les pays socialistes et qui ont, pour une part non négligeable, contribué à la victoire des pays capitalistes. C’est cette classe moyenne qui, dans la phase actuelle de développement du capitalisme, se sent menacée dans son existence en tant que classe moyenne. La notion de classe moyenne, dans son sens actuel, a sans doute été créée spontanément par des idéologues bourgeois. Elle est en elle-même fort intéressante. Elle associe au concept qualitatif de classe un concept quantitatif de moyenne. Une classe moyenne serait une « classe » qui résulterait de la moyenne de deux ou plusieurs classes. Il est absurde de tenter de faire la moyenne de deux qualités. Le sens rationnel, s’il existe, serait donc : une partie d’une classe qui, tout en restant qualitativement la même (dans ses rapports aux autres classes donc) reçoit un revenu égal à la moyenne des revenus des classes considérées. Sur ce critère, on peut y ranger tout ce qu’on veut : les ouvriers, les employés, les intellectuels, les fonctionnaires, les professions libérales... On accède à, ou mieux aux classes moyennes non en cessant d’être salarié mais en gagant un meilleur salaire. Comme cette moyenne des revenus se réalise dans un marché dominé de bout en bout par un nombre assez réduit de puissants monopoles financiers, la question se pose de savoir si, dans le nouvel « ordre mondial » jailli de l’effondrement des pays socialistes, ce phénomène a une chance de durer. Dans la gestion des grands groupes capitalistes, l’irruption ces derniers temps du « gouvernement d’entreprise », vocabulaire nouveau venu des États-Unis et qui signifie la volonté des détenteurs de capitaux d’imposer aux entreprises industrielles une gestion entièrement orientée vers le but unique de dégager le profit maximum à court terme, n’est pas de bon augure, c’est le moins qu’on puisse dire, pour l’avenir des classes moyennes, petite bourgeoisie intellectuelle incluse.
[313] par la pratique des hommes
[314] le remplacement d’un homme par un automate en donne une illustration
[315] Hannah Arendt, Crise de la culture, Folio, 1990, notamment dans La Tradition et l’âge moderne