Lê Bi
Siècle
À l'aube de mon siècle
l'homme traça un trait entre le Bien et le Mal
ouvrant un torrent
vers un rouge horizon
Vague après vague, ils s'éveillaient
tiraient le paradis vers la terre
réécrivaient les saintes écritures
n'épargnant rien
ne laissant rien au hasard
Les rêves se ranimaient
les têtes se redressaient du fond des usines
par‑dessus les cheminées noires de fumée
demain, nous parlerons la même langue, nous aurons la même couleur de peau
demain, pour tous, le monde tournera au même rythme
et les demeures s'ouvriront à la même symphonie.
Ils s'avancèrent pour changer la direction du vent
prêts à servir d'engrais à l'Histoire
à ramollir la pierre sous la ténacité de leurs pas
un jour, plus denses que les fleurs, les lampes électriques illumineront les forêts.
À l'aube de ce siècle, que de promesses
au‑delà des arcs‑en‑ciel
au‑delà de tous les enfers
la vérité, mieux que le soleil, illuminera la terre
la vérité pure
de l'homme retrouvant le fil de son histoire
ensemble, nous serons des maîtres, tous patrons,
tous libres, tous heureux, comme jamais.
Impatients comme des gosses, à l'aube de ce siècle
ils ont tout piétiné
nous n'étions pas encore nés
quand l'humanité a pris son élan, enthousiaste
chaussant des bottes trop grandes, bondissant par‑dessus les douleurs humaines
que chacun se transfigure en Phù Dông[1] !
A la fin de ce siècle, les rêves se sont flétris
mes petits frères et sœurs parviennent à l'âge adulte
avec pour héritage une terre labourée de balles et de bombes
déchirée par la haine
et des pages d'histoire
emprisonnées dans des barbelées.
Que de vérités se sont évaporées en cette fin de siècle
l'Histoire reste rebelle
la volonté humaine n'est toujours qu'un rêve,
un arc‑en‑ciel prématuré
le monde reste divisé
les hommes séparés par la langue
et la couleur de la peau
les enfants qui avançaient jadis en chantant la communauté des hommes
pataugent toujours dans la pluie des illusions.
Ce siècle s'est couché
les cheveux blanchis de rêves
démasqués
l'espoir délaissé
dérive sur la Voie Lactée
Je ne regrette pas de m'être trompé de siècle
même s'il s'égare dans l'oubli
laissez‑moi confier dans son oraison funèbre
quelques surréelles couleurs
quelques bombes jetées sur des villages, des villes
quelques camps de concentration
quelques regards d'enfant mourant de famine
quelques visages de réfugiés
quelques gratte‑ciel se disputant le ciel
quelques mausolées
quelques traces de pas sur le visage de la lune
quelques photos de galaxies à des milliards d'années‑lumière
Laissez‑moi d'un seul geste embrasser
100 millions d'humains qui, hier, ont succombé.
Ce siècle m'est cher
comme un vieil ami romantique
portant sur ses épaules
une croix
chargée d'histoire
plantée sur des rêves immatures
et qui ne nous laisse
qu'un claquement de lèvres désabusé
quand le tambour de la nuit
résonne aux portes closes du
ciel.
Nous vivons un siècle qui abat les forêts, rase les montagnes
sature de produits chimiques
l'air
l'eau des fleuves, des sources, l'eau qu'on boit
la nourriture
la terre
la peau des visages
le regard des hommes
émergeant
et je continue de vivre
d'étranges tristesses.
Ce siècle n'est pas encore achevé
que déjà s'écroulent les châteaux de cartes
Qui pourra jamais dénombrer les balles et les bombes
les espérances pour toujours perdues
les espèces à jamais éteintes
l'Histoire. n'est toujours pas morte
la guerre continue
les frontières toujours se hérissent
quand nous avons commencé à douter
de la vérité
de nos rêves
de nos pitoyables aînés
et nous regardons nos cadets, nos enfants
enthousiastes, ils reprendront sans doute la route
piétinant nos corps
vers un autre siècle encore.
traduit du vietnamien par Phan Huy Duong
[1] Légende patriotique vietnamienne. Un bébé qui refusait de grandir se transforme en géant pour combattre et vaincre les envahisseurs chinois.